rahsaan a écrit :
A propos de la morale des esclaves et de la morale des maîtres chez Nietzsche
Parmi les thèses les plus connues de Niezsche figure en bonne place celle d'une opposition entre deux types de morale : la morale actuelle, dite judéo-chrétienne, assimilée par N à une morale d'esclaves, née du ressentiment des basses castes, des réprouvés. Cette morale s'incarne dans la figure du prêtre, manipulateur cynique, pervers, qui inculque la mauvaise conscience au troupeau des fidèles pour mieux les dominer. Cette morale, selon N, n'est pas une création affirmatrice, saine, car elle ne naît qu'en réaction à la morale des maîtres, qui est celle des aristocraties guerrières, fondatrices d'Etats. L'opposition de ces deux morales se joue autour de leur degré d'approbation à la vie : là où la morale des maîtres est une expression de leur puissance vitale, du sain épanchement de leurs forces, la morale des esclaves se traduit en impératifs moraux et en doctrines valorisant les faibles, incapables d'agir, de commander, de créer, d'aimer.
N nous dresse donc un tableau pour le moins violent et cruel des fondateurs de morale : d'un côté, des brutes conquérantes n'ayant aucune retenue dans l'usage de leur pouvoir et asservissant des peuples plus faibles, les pliant à leur tyrannie avec la complète bonne conscience d'un artiste modelant un matériau brut. De l'autre, des vaincus, des hommes mesquins, habitués à la servitude, incapables de se maîtriser eux-mêmes et en voulant aux maîtres d'être les maîtres, inventant par conséquent un moyen de saper cette force conquérante : le poison du ressentiment, du remords, qui déprime, paralyse, et aboutit à un épuisement misérable de ses victimes. Les systèmes de valeurs morales auraient donc deux origines : soit une barbarie de conquérants, soit la perversité de vaincus. Cette thèse soulève plusieurs objections : Nietzsche ne fait-il pas purement et simplement l'apologie du droit du plus fort ? Mais dans ce cas, s'il faut bénir la morale du vainqueur, pourquoi ne pas féliciter la morale des esclaves, le judéo-christianisme, de l'avoir finalement emporté sur le paganisme -puisque c'est bien ce qui a eu lieu ? N'est-ce pas une bonne chose que d'avoir réussi à défendre les faibles contre la brutalité arbitraire, destructrice, de peuples sanguinaires ?
Ensuite, d'un point de vue plus abstrait, on sait que Nietzsche n'a cessé de faire la chasse au dualisme, de critiquer ces oppositions posées comme absolues entre des perspectives qui seraient pour lui, relatives les unes aux autres (l'erreur n'est pas le contraire de la vérité, l'apparence pas le contraire du réel...). Or, avec cette thèse sur l'origine de la morale, N n'a-t-il pas réintroduit un dualiste extrêmement rigide ? Bergson reproche ainsi à Nietzsche d'avoir séparé les hommes en maîtres et en esclaves. La généalogie de la morale nietzschéenne aurait ainsi deux défauts : 1) elle aboutit à une opposition binaire, caricaturale entre deux systèmes de valeurs inconciliables. 2) Elle condamne les valeurs humanitaires au nom du droit naturel qu'a la force de régner sans justification. Avec Nietzsche, nous serions donc conduits, sinon à la barbarie primitive, du moins au règne d'un individualisme inhumain, où les médiocres ne serviraient que d'instruments entre les mains de conquérants, de maîtres du monde impitoyables envers la faiblesse. 1) Il faut répondre d'une part que pour N, ces deux types de morale ne se présentent jamais à l'état pur. Les textes du Gai savoir et de Par delà bien et mal qui annoncent les développements de la Généalogie de la morale sont clairs sur ce point : ces deux types d'appréciations morales se trouvent le plus souvent mélangés en nous, aussi bien au niveau individuel que collectif. Dès lors, nous sommes autant héritiers des "esclaves" que des "maîtres". Que ce mélange entre des valeurs d'origines opposées aboutisse ou non à un système de valeur cohérent, c'est un autre problème. De fait, notre morale repose sur cet étrange composé de valorisation de la force et de la domination, des individus libres, et aussi de valorisation de la pitié, de défense des pauvres, des dominés, du groupe contre les forts etc. C'est un argument de fait. 2) Plus pertinent est un argument portant sur la nature même des rapports entre "maîtres" et "esclaves". Il peut sembler que N valorise les premiers au détriment des seconds, et ceci sans aucune nuance. Il est vrai que N n'a de cesse de dénoncer le ressentiment, les mensonges et le fanatisme des prêtres, des pervers de toute espèce. En cela, sa condamnation du danger judéo-chrétien est sans appel. Par contre, quand on se tourne vers sa description des "maîtres", il n'est pas si certain que son approbation soit sans limite... Si on y regarde bien, ces "aristocrates" sont tout de même des brutes, des forces de la nature, certes, mais d'une stupidité confondante. En effet, ils ne voient pas venir le danger représenté par les "esclaves", et finissent par y céder, comme des colosses aux pieds d'argile. Sont-ils donc si forts, ces forts qui cèdent aux faibles ? Le renversement qui finit par se produire ressemble fort à un pastiche de Hegel : tandis que les forts, assurés de leur domination, dominaient tranquillement, les esclaves ne se sont pas reposés ! Incapables de supporter leur servitude, ils ont inventé des moyens de se libérer -ce qui est en soi une force ! Ils ont donc dû devenir rusés, c'est à dire plus intelligents que leurs maîtres -là encore, c'est une force. Et le système de domination brutale, directe, naïve, n'a pas résisté au lent et souterrain travail de sape de la morale chrétienne. Qui est donc le plus fort au bout du compte ?... Il est donc manifeste que N se moque aussi de ces barbares sans esprit, aveugles devant ce danger caché (le soulèvement des esclaves par voies détournées), qui finit par causer leur perte. C'est pourquoi N doit reconnaître que les tortures mentales, les cruautés, tourments et autres techniques d'asservissement mises en place par le prêtre chrétienne, finissent par obliger les hommes à avoir plus d'esprit. Même le charbonnier ou le paysan le plus rustre est mis face à des mystères insondables (la Trinité), des questions existentielles (le salut de l'âme), des problèmes incompréhensibles (la transsubstantiation), des obligations (les rituels, les interdits)... L'humanité se trouve éduquée par ce système de valeurs, par elles-mêmes morbides, et ces spéculations, en soi délirantes, sur l'au-delà, la résurrection, les fautes, les pénitences...
3) Avec le christianisme s'impose donc une spiritualité profonde, qui asservit les hommes mais affine leurs esprits, les confronte à quelque chose de surhumain en l'homme (le divin) -autant de choses inconnues dans les religions païennes. Là où les "maîtres" imposaient le règne de la force, c'est l'esprit, sous forme de ruse, de pratiques raffinées de manipulation, qui trouvent une expression "sublimée" dans la théologie et ses spéculations, qui prend le dessus.
2) Aussi, l'analyse nietzschéenne n'est-elle pas une apologie de la force. Divers posthumes en attestent. N ne célèbre jamais la force pour elle-même, mais la force en tant qu'elle aboutit à plus qu'elle-même, à la domination sur soi, qui est la forme la plus haute de volonté de puissance. Même la force peut se surmonter, s'affiner, se "spiritualiser" : N recherche ces occasions où a eu lieu un mariage entre la force et la raison, les instincts de domination et des instincts, qu'on peut dire esthétiques, d'embellissement et d'affinement de la vie. Sans le savoir, le christianisme a participé à ce dépassement de la force, mais par une négation brutale de la force. Le christianisme a en ce sens manqué d'esprit, car il a voulu détruire purement et simplement la force des hommes supérieurs. Par là, il a jeté l'opprobre sur certaines potentialités humaines, mais il a créé à son tour certaines "hommes supérieurs" (les mystiques, les saints), qu'il a pris pour des représentants de Dieu sur terre. Ce que découvre N par la généalogie, ce sont les rapports complexes entre la force et l'esprit, entre ces deux formes de volonté de puissance : si la force finit toujours par s'imposer, d'une façon ou d'une autre (païenne ou chrétienne), la victoire de l'esprit par et grâce à la force est bien plus rare. Or, les maîtres ne sont pas grands parce qu'ils dominent et tyrannisent, mais parce qu'un surcroît de puissance leur permet de créer un système de valeurs qui s'impose sur la durée et donne vie et forme à l'existence humaine. De même, si la vengeance du prêtre est effrayante de cruauté, il faut rester attentif à que, lui aussi, joue le jeu de la volonté de puissance, et qu'il fraye la voie, sans bien en avoir conscience, à une forme de vie plus spirituelle. L’ambiguïté de la ruse selon N est donc d'être un instrument des faibles (Ulysse contre les dieux), d'affaiblir les instincts fondamentaux en jouant à diviser la force, mais aussi, par cette manipulation, d'affiner ces instincts, de les travailler et d'élever l'homme au-dessus de la lourdeur et de la bêtise où le maintiennent ses pulsions les plus "brutes". N ne souhaite donc pas reproduire l'erreur du christianisme, qui a voulu anéantir ce qui venait avant lui. C'est pourquoi il peut dire dans l'Antéchrist qu'il veut que l'Eglise perdure, comme adversaire à combattre contre lequel il faudra sans cesse accroître ses forces et tester son esprit. Par ailleurs, N ne défend pas une vision dualiste de la volonté de puissance (l'esprit contre la force) mais montre bien qu'il n'y a que des processus, très longs et souvent discrets, de spiritualisation et de sublimations, Il découvre ces moments où la puissance fait preuve d'esprit, nouant une union au premier abord surprenante avec son ennemi. Mais le monde de la volonté de puissance n'est que cet ensemble de tendances et de compositions de tendances : aucune organisation n'y est définitive, aucune alliance perpétuelle, et nous n'y sommes jamais à l'abri d'une surprise.
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