A la demande de Pascal-San, je profite de ta question sur le divertissement pascalien, pour présenter dans son ensemble les Pensées. Le souci est bien sûr d'abord le souci pédagogique de replacer ton questionnement dans léconomie de la pensée de Pascal et de relier la question du divertissement à lanthropologie pascalienne (elle-même tirée de linterprétation des textes sacrés qui présentent un homme abandonné par Dieu) qui sous-tend lordre politique en le posant comme la seule sagesse accessible dans une cité sans Dieu et en dehors de la grâce. Ainsi, les différentes questions trouveront tout naturellement leurs réponses !
Tout dabord Pascal na jamais eu pour ambition de constituer une " philosophie ". Pascal avait pour intention de composer une Apologie de la religion chrétienne et les Pensées ne sont que les papiers dun défunt, le brouillon inachevé dun homme fauché par la mort. La visée pascalienne est apologétique, notamment parce que la philosophie est insuffisante : " Cest en vain, ô hommes, que vous cherchez de vous-mêmes les remèdes à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver quà connaître que ce nest point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité, ni le bien. Les philosophes vous lont promis et ils nont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable bien ni quel est votre véritable état. " (Pensées, Br. 430). La pensée de Pascal nest pas une réfutation de la philosophie - réfutation forcément philosophique - mais son dépassement dans une pensée politique. Pour comprendre Pascal, il faut donc convertir le regard. La politique, en effet, est vue traditionnellement comme un moyen utilisé par lapologiste pour faire désespérer de lhomme et pour conduire de ce fait à Dieu. En suivant cette voie, on ne sattarde pas sur létude de la sphère politique et on semble oublier la première partie de la finalité qui donne sens à la quête de Dieu : le désespoir vis-à-vis de lhomme. Si lon fait désespérer de lhomme, si on supprime lespoir au profit de lespérance - vertu théologale - cest bien parce quune conception de lhomme sous-tend lensemble du discours. Le projet dune apologie de la religion consiste certes dans le fait de convertir le lecteur, de faire une place en son coeur pour la transcendance. Mais cela est entraîné nécessairement par une dévalorisation de lhomme et du monde vu sur un plan dimmanence, cest-à-dire vu sur un plan dans lequel Dieu est absent. Pour comprendre le sens et la portée du divertissement pascalien, il faut pénétrer les raisons profondes de ce geste. Pour ce faire, il est inévitable de décrire le monde sans Dieu, le monde des corps, le monde de la politique qui livre la vision de ce quest lhomme. Le monde des corps est le monde de lhomme sans Dieu cest-à-dire de la misère comme constituant essentiel de lhomme. La pensée politique et lanthropologie qui la sous-tend ont bien pour but de faire désespérer de lhomme afin de lincliner à chercher Dieu. Or, cela implique de ne pas passer trop rapidement sur létude de ce monde où Dieu nest plus, où lhomme ne rencontre que lhomme. Il sagit au contraire de stationner dans ce monde de limmanence, dans ce monde sans Dieu pour comprendre sa logique interne et son armature profonde. Au lieu de se précipiter hors et au-dessus de lordre des corps, il convient de linterroger. Si Pascal sintéresse à la politique, cest parce quelle livre la vision dun ordre confectionné par et pour les hommes. Le niveau politique offre alors un degré de lisibilité et de visibilité de ce quest lhomme. A partir de ce niveau des corps et des rapports de forces qui les constituent, un certain discours sur lhomme sous-tend lensemble des Pensées.
Et cest bien un curieux tableau que celui dressé par Pascal en ce qui concerne la condition humaine. Celle-ci est en effet analysée dans loptique de la théologie chrétienne et en particulier dans loptique de la Genèse. Dans cette partie de la Bible est présentée la grandeur de lhomme, dernière créature de louvrage divin vivant paisiblement dans le Jardin dEden dans le calme et lharmonie. Puis vient le péché originel : lhomme désobéit à Dieu en goûtant au fruit de larbre de la connaissance. Lhomme est donc demblée double : de sa première nature, celle davant le péché, nous pouvons dire quil est divin ; daprès sa seconde nature, celle daprès le péché, il apparaît misérable dans la mesure où Dieu la abandonné. Cest sur ce canevas que sérige la pensée de Pascal.
Dans le monde de la première nature, Dieu est au principe de la vie en ce sens quil donne la vie. Dieu est lorigine de lélan vital qui anime lhomme. Dans le monde de la première nature, tout est vie. Dieu crée lhomme en tant quil le tire du néant. Il lui fait don de la vie. Dans ce monde où tout est joie et plénitude, lhomme saime et cet amour est légitime dans la mesure où il est uni à Dieu. Lamour de soi est lamour de Dieu cest-à-dire lamour de la vie. Tout cela est perdu après le péché cest-à-dire quand lhomme entre dans la seconde nature. Il convient donc danalyser ce point de pivot que constitue le péché adamique. Or justement ce point de pivot théologique semble un point aveugle théorique dans la pensée de Pascal qui juge incompréhensible cette punition divine. Et pourtant cest à partir delle qu'il faut réfléchir sur lhomme dont nous constatons quil est laissé à lui-même cest-à-dire accablé de tous les maux depuis que Dieu la abandonné. Car le péché adamique fait échoir la souffrance sur lhumanité : le travail devient pénible et la femme accouche dans la douleur. Cette vie de souffrances se termine en outre inéluctablement par la mort. Le renversement apparaît ici précisément : lhomme devient un être mortel. Cest précisément cela qui est incompréhensible : " Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, " sapientius est hominibus ". Car, sans cela, quest lhomme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment sen fût-il aperçu par sa raison, puisque cest une chose contre sa raison, et que sa raison, bien loin de linventer par ses voies, sen éloigne quand on le lui présente ? " (Pensées, Br. 445)
Dans le monde de la seconde nature, Dieu a donné la mort. Cela ne constitue pas une donation active mais le résultat de labandon. Dieu a donné la vie à lhomme mais en se retirant il nentretient plus la flamme de la vie dans les curs déjà froids de ses enfants. Ceux-ci entrent dramatiquement dans le processus mortel. Lhomme est un être-pour-la-mort alors que dans lunion avec Dieu il nétait que vivant. Cest précisément lunion avec Dieu qui disparaît : lhomme en Dieu se construisait dans la vérité et dans la joie. Mais lhomme est désormais abandonné. Il ne vit plus dans le monde de Dieu. Autrement dit, lhomme de la seconde nature se doit dapprendre à vivre dans un monde de limmanence tout en regrettant la douceur dexister dans le monde de la transcendance divine. Cest cela qui le fait entrer dans un tourment abyssal et dans un vertige insondable : " Lhomme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables. " (Pensées, Br. 427)
Lhomme est abandonné : il se construit hors du Tout cest-à-dire hors de la vie. Il est donc plus quun être mortel, il est un être mourant. Il ne fait que persévérer dans la mort et toute sa vie est une progression mortifère.
Lanthropologie Pascalienne sinscrit, en fait, dans une tradition de pensée janséniste. Cette position théologique dinspiration augustinienne oppose radicalement la nature et la grâce. La nature a été corrompue par Adam et lhomme historique ne peut se sauver seul de ses mérites. Cest pourquoi la méditation est vive entre le pélagianisme et laugustinisme. Pour le premier courant de pensée, la volonté est restée pure dans la chute et il suffit de vouloir pratiquer la justice pour la réaliser. Pour le second courant de pensée, la volonté des hommes est corrompue et le Christ est nécessaire pour le rachat des hommes.
La position du jansénisme consiste à penser que Dieu ne nous doit rien. La grâce relève de catégories gratuites liées aux voies impénétrables du Seigneur. Dans cette optique, il est requis théoriquement que le compte-rendu du réel se fasse sans référence à la justification religieuse ou morale. Lhomme de la seconde nature est corrompu cest-à-dire égoïste. Lordre social sexplique alors par des motifs de corruption. Contre les jésuites qui pensent que la piété est nécessaire pour la vie en commun, les jansénistes développent une philosophie de lautorégulation du passionnel. Les sociétés sont les résultats des passions aveugles et égoïstes des hommes. Pour expliquer lhomme, le divin ou le suprêmement rationnel ne sont pas requis. Il sagit daccepter lhomme tel quil est au coeur de son abandon : il nest quun animal orgueilleux et concupiscent. Cest pourquoi deux orientations traversent lhomme. La première est celle de la chair. Celle-ci nest pas à identifier purement et simplement avec le corps. La chair est lorientation de lesprit vers le concupiscible. La seconde orientation est celle de lorgueil : lamour envers Dieu est corrompu. Pour comprendre lhomme, il faut se référer à limmanence de la nature.
A partir de cette conception de lamour-propre se développe une théorie de lintersubjectivité. Cette dernière nest pas hobbesienne dans la mesure où, en labsence de pacte, la stratégie de la vie efficace ne consiste à se parer de lautre mais à sattacher à lui en lui plaisant. A la limitation hobbesienne des égoïsmes par le contrat social répond une logique de la soumission dissimulée à lautre. Lautre est séduit mais au sens latin cest-à-dire quil est trompé. Il sagit en effet de décrire le jeu de la représentation sociale pour sapercevoir de la comédie humaine. Leffet fondamental de cette dernière réside dans la construction de lhonnêteté et de sa figure corrélative quest lhonnête homme. Cette théorie de lhonnêteté sociale est socialement ancrée dans les salons. Cest à partir du mode de socialité des salons que la société est pensée. En quelque sorte, le salon devient le paradigme de la société droite. La conséquence essentielle réside dans le déplacement du lien social. Les attaches sociales se déplacent de la justice et de son principe de respect des biens dautrui à la convenance qui consiste à ne pas heurter lautre cest-à-dire à ne pas froisser son imaginaire.
En entrant dans cette logique, je ne vais pas être juste mais seulement honnête. Je supprime lamour-propre de la surface des actes et des discours. Il faut casser la visibilité entre la cause du comportement et ce comportement. Il sagit de la prise de conscience que lamour-propre des autres est blessé par mon amour-propre. Légoïsme ne se détruit pas : il se raffine. Doù trois règles fondamentales : je dois dissimuler mon amour-propre ; je dois satisfaire lamour-propre des autres ; je dois dissimuler que je dissimule de même que je dois cacher que je flatte quelquun. Ainsi puis-je constituer une intériorité artificielle mais efficace. Jentre dans le désir de lautre pour le satisfaire. Les rapports humains sont des rapports de concupiscence. La socialité nest alors quun échange intéressé de services. Pour satisfaire lautre, il est inévitable que je me départisse de toute manifestation de légoïsme. Lamour-propre invente la distance envers soi cest-à-dire quil produit le décentrement. Pour séduire lautre, je dois me regarder comme il me regarde. Je dois me conduire et me construire comme il attend que je sois. Lhonnêteté est alors la construction dun espace public dont le fond est le mensonge généralisé. Cest un espace où la nécessité de la politesse crée lanalogue dun regard neutre sur soi. Les égoïsmes ne se voient plus mais sont sous-jacents. Le monde est analysé selon les règles du petit monde des salons. Lamour-propre se raffine dans lhonnêteté : je ne peux définir ce que suis parce que lamour-propre court-circuite toujours mon jugement sur moi.
Dans le monde de la seconde nature, les hommes vivent des rapports intersubjectifs fondés sur la dissimulation. Lamour-propre ne vise pas seulement la domination mais lamour. La fin de lamour-propre est de se faire aimer : " Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus ; et nous sommes si vains, que lestime de cinq ou six personnes qui nous environnent, nous amuse et nous contente. " (Pensées, Br. 148)
A partir de cette description du monde des hommes, il convient de constater le portrait sombre que brosse Pascal. La rencontre de deux hommes, de deux monstres incompréhensibles, engendre des relations ambiguës. Nous pensons toujours à autrui dans le monde de la seconde nature. Nous vivons sous le regard dautrui et ne pouvons nous dégager de cette idée. Lautre est notre tyran : il nous juge et nous tient en respect. Nous sommes encerclés par les autres. Pouvons-nous sortir de ce carcan tyrannique des relations sociales où nous tentons dasservir les hommes en même temps quils tentent de le faire à notre endroit ? Loriginalité de la position de Pascal consiste à montrer que cette voie de sortie nest quune impasse. Nous sommes certes malheureux avec les autres parce que les relations intersubjectives sont froides et inauthentiques. Mais nous désirons la présence dautrui parce quil empêche de penser à ce qui rend proprement malheureux à savoir notre propre condition. La conclusion de cette logique de lamour-propre et de la gloire réside dans le thème du divertissement. Il sagit de procéder en deux temps pour saisir cette position périlleuse. Dabord, nous nous divertissons toujours avec autrui. Nous nous divertissons ensemble. Quand bien même nous serions seuls, nous serions tout de même sous le regard virtuel de lautre dans la mesure où le divertissement invite et incite à parler aux autres. On raconte ses exploits, on exagère ses mérites, on se vante. Ensuite, le divertissement évite que nous pensions à nous : il décentre notre attention de notre ego et nous fait ainsi entrer dans une logique de loubli de soi. Mais le divertissement nest pas vu comme un état malheureux. Bien au contraire, lhomme qui se divertit oublie ses soucis et ses malheurs. Il vit dans un état proche du repos du guerrier, la guerre étant fournie par les vicissitudes de la vie elle-même. Les divertissements ne sont pas considérés par les hommes pris dans leurs tourbillons comme des occupations mauvaises. Lhomme entré dans le divertissement est hanté par le spectre de son extinction. Tant que je me divertis, je ne pense pas aux maux qui massaillent. Tel linsomniaque, lhomme qui se divertit se contente de changer de (mauvais) côté. Il aime le bruit et le remuement.
Pourtant, ce qui caractérise les textes consacrés au divertissement est le fait quils traitent de lhomme isolé : " Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit excepté de jeunes gens qui sont dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de lavenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher dennui. Il s sentent alors le néant sans le connaître, car cest bien être malheureux que dêtre dans une tristesse insupportable aussitôt quon est réduit à se considérer, et à nêtre point diverti. " (Pensées, 33, LG) Si lon produit lhypothèse méthodologique quil est possible denlever le divertissement dune existence humaine, alors cette dernière est gagnée par le cancer de lennui. Elle se tarit. Lhomme quon sépare de son existence prise dans la logique du divertissement entre dans une tragique prise de conscience. Il sagit du sentiment du néant. Pascal précise en effet quil ne sagit nullement dune connaissance, dune appréhension positive ou quasi-scientifique. En quoi consiste ce sentiment ? Dans la prise de conscience du néant qui nous constitue. Cest cela quil faut analyser pour concevoir la solitude fondamentale de lhomme. Si en ôtant le divertissement, lhomme fait lexpérience du sentiment de son propre néant, cest donc que le divertissement fonctionne comme un leurre. Ou plutôt comme le viatique dune illusion existentielle. Le divertissement empêche en temps habituel de songer à nous et à ce que nous sommes cest-à-dire en fin de compte à presque rien. En nous divertissant, en suivant la logique de notre (seconde) nature, nous sortons de nous-mêmes. De ce fait, nous ne songeons pas à ce que nous sommes, cest-à-dire à des êtres mourants. Nous ne pensons pas à la mort qui ronge chaque seconde un peu plus notre vie.
Le divertissement fonctionne comme un écran entre lexistence selon la seconde nature et la vision insupportable de ce que nous sommes, étant donné la perte de notre première nature. Le divertissement est donc un écran au sens sun voile opaque qui masque lau-delà de lécran. Nous nous divertissons pour ne pas voir que nous sommes mourants. De ce fait, nous vivons la plupart du temps en oubliant que nous allons mourir : " Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. " (Pensées, 155, LG)
Le précipice, moment de basculement de lexistence à la non-existence, est au-delà de lécran sur lequel nous projetons imaginativement les fictions de notre seconde nature. Ces projections imaginatives, cest-à-dire fausses, constituent le divertissement. Le travail théorique de discernement de lessence de lhomme se situe précisément dans léclairage de lécran. Celui-ci fait écran littéralement cest-à-dire fait obstacle à notre vision du précipice, à notre appréhension de notre être de néant.
Le divertissement est une non-pensée, ou plutôt provient dun détournement. Le problème est en effet de savoir quand a lieu le divertissement. Ce problème de la localisation temporelle du divertissement conduit au désir dêtre heureux. Ce dernier entraîne le divertissement : " Les hommes nayant pu guérir la mort, la misère, lignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de ny point penser. Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut quêtre heureux. Mais comment sy prendra-t-il ? Il faudrait pour bien faire quil se rendit immortel, mais ne le pouvant il sest avisé de sempêcher dy penser. " (Pensées, 124, LG)
Le divertissement pascalien est donc fondamentalement du ressort de linauthenticité. Il consiste à se détourner détats pathologiques telles que la mort, la misère ou lignorance qui constituent le tout de lhomme de la seconde nature. Le divertissement est un détournement. Il agit comme une diversion. Ce dernier terme se trouve aussi chez Montaigne (Essais, III, 4). Pour celui-ci la diversion est le moyen de fuir ou de quitter sa douleur. Cest le lieu dun repos temporaire mais bénéfique. Le divertissement pascalien revient à se boucher les yeux devant une réalité déplaisante. La structure humaine est donc celle dune finitude ayant conscience dun infini quelle nest pas. Pour éviter cette misère de la finitude, cette vie fragile sanctionnée inéluctablement par la mort, les hommes ny pensent pas. En entrant dans cette non-pensée de lessentiel, les hommes se divertissent.
Si on considére les agitations des hommes, alors on considère lessence de lhomme de la seconde nature. En celle-ci lhomme livre un spectacle étonnant qui est celui de lagitation permanente, du remuement, de la bougeotte. Peu importe le flacon pourvu quon ait livresse : les hommes sexposent aux périls à la cour des Grands, dans des querelles, dans des passions. Cette situation culmine dans les guerres où le risque de trouver la mort est permanent. Ce tableau de lhomme en proie aux agitations est celui de lhomme du divertissement, cest-à-dire de lhomme qui se perd dans laction pour éviter de songer à son être fini et à sa destination mortifère. Cest pourquoi tout le malheur des hommes est de ne pas savoir demeurer seul dans une chambre. Si lhomme pouvait se satisfaire du repos, sil pouvait jouir dun plaisir en repos, alors il serait heureux. Cest pourquoi la cause de nos agitations est à rechercher dans une faim de lextériorité. Nous sommes en quête de laltérité afin doublier notre décevante intériorité. Mais cet oubli de soi est la cause du divertissement dans lequel nous nous perdons de vue. Lhomme est ici le lieu dune monstruosité : il sagite, va hors de lui-même, mais ce déplacement le conduit à des malheurs et à des soucis. En ayant des soucis, lhomme se cache le souci essentiel quest le souci de soi. Cette contradiction monstrueuse est au coeur de lanalyse du divertissement.
Cependant le raisonnement pascalien ne sarrête pas en ces terrains. La cause de nos malheurs est de ne pas rester dans la solitude puisque la rencontre de soi avec soi-même (de son être avec son néant) est une unité terrible. Mais la solitude est-elle pour autant la clé libératrice de nos divertissements ? Certainement pas : " Mais quand jai pensé le plus près, jai voulu en découvrir la raison [...] ". Pascal introduit alors une distinction essentielle entre la cause et la raison dun événement. La cause de nos malheurs est limpossibilité de la solitude . En restant seul, lhomme ne sera pas heureux. En refusant laltérité constituée par les agitations du monde cest-à-dire en optant pour lidentité trouvé dans une illusoire paix avec soi le bonheur ne sera pas présent. Mais quelle est la raison de cet état de fait ? Limpossibilité pour lhomme de se regarder en face sans pénétrer dans le royaume de la noirceur, de la tristesse et du chagrin. Le divertissement est donc le moyen le plus adéquat de ne pas plonger dans le malheur existentiel, dans le malheur lié à son existence. Il arrive donc à diluer son malheur profond dans les " petits malheurs de lexistence ". Se plonger dans laction cest-à-dire dans les tracas humains est le moyen de ne pas songer à ce que nous sommes, de " penser à notre malheureuse condition " (Pensées 8, 126). Le divertissement est le mouvement qui tourne lhomme vers laltérité et donc qui détourne de son identité. Il ny a pas à rire ou à pleurer de cette situation mais il sagit de la comprendre cest-à-dire den trouver la raison. Après avoir mis en lumière le divertissement, il devient possible de saisir sa nécessité. Sans lui, lhomme serait non seulement plongé dans linaction mais dans le malheur existentiel, cest-à-dire dans le malheur pris à la contemplation de son existence décevante. Le divertissement devient dans cette optique un principe universel d'interprétation des activités humaines.
Cette universalité du divertissement sincarne dans trois figures qui fonctionnent comme des exemples argumentatifs : le roi, le chasseur, le joueur.
Même le roi dont on pourrait penser quil a la situation humaine la plus enviable nest-il pas un dominant, un vainqueur du coup de force initial ? est malheureux. Lensemble de la Cour et des serviteurs ont pour fonction de divertir le roi cest-à-dire de le détourner de la considération de sa nature. Celle-ci est en effet malheureuse, comme lensemble des natures humaines. Il existe donc une égalité foncière des hommes face au divertissement. Même le roi qui fonctionne ici comme un exemple-limite, comme un horizon de conception, apparaît malheureux. Un roi est mortel et en proie aux maladies. Un roi nest quun homme tout roi quil est et voilà son malheur humain, trop humain. Mais le roi nest que le sommet dune pyramide dont la base est lensemble de la Cour. Ce microcosme est le paradigme dun lieu du divertissement où se mêlent " le jeu, la conversation des femmes, la guerre, mes grands emplois " (Pensées, 126). En ce lieu le futile et le solennel sont des catégories dépassées et lénumération vise à la mise à plat des différences traditionnelles. En ce lieu, il apparaît que la nature humaine a horreur du vide. Les temps des bavardages ou des grandes décisions politiques se succèdent : cela est inévitable puisque ces occupations ne visent quà se détourner de son être lui-même traversé par le néant et enveloppé de misère.
Lhomme se divertit parce que le repos lui est insupportable. Cependant, au coeur de cette agitation, lhomme aspire au repos. Lhomme se définit comme lêtre de linsatisfaction permanente : insatisfait dans le repos, il sagite. Mais laspiration de lagitation réside justement dans le repos. Tel est le sens du paradigme du chasseur qui permet de mettre en lumière deux volets du divertissement : la possession nest pas le but de la chasse ; pour se divertir il faut se donner lillusion dun objet à atteindre.
Le divertissement est donc la façon dont lhomme accommode ses désirs, cest-à-dire vit avec eux, dans son opposition à la mort. Il sagit dune façon fictive de progresser dans son être. Abandonné par Dieu, lhomme non éclairé par la grâce progresse sur un chemin humain trop humain. Il se perd ainsi dans le délire des passions, dans le désir et en général dans les occupations humaines. Nous retrouvons ici la problématique de la seconde nature, problématique de lhomme qui construit lhomme. Par le péché, lhomme sest vu abandonné par Dieu. Sa seconde nature est donc une absence de nature entendue au sens dune essence fixe ou figée. Cest parce que lhomme est sans nature quil construit le monde qui est le sien. Il construit son mode avec ses désirs et contre la mort. Mais du fait de sa situation, lhomme se construit dans et par le divertissement. Celui-ci est inhérent à la (seconde) nature humaine. En considérant lhomme tel quil est et non tel quon voudrait quil fût, on saperçoit que le divertissement est consubstantiel à lhomme de la seconde nature. Doù deux conséquences : le divertissement nest ni immoral ni déraisonnable. Ni immoral dabord : le divertissement est la façon humaine daborder le réel pour un homme de la seconde nature. Cela ne veut nullement dire que lhomme est sujet dune anthropologie mauvaise. Lhomme est moins pervers que perverti. Railler ou sindigner des activités humaines reviendrait à endosser le costume du moraliste et non de celui de lanthropologue qui tente de comprendre et non de blâmer. Ni déraisonnable ensuite : les divertissements sont apparemment non raisonnables puisquils possèdent les passions et les désirs pour moteurs. Or ils sont raisonnables parce quils sont conformes à la nature humaine et parce que certains divertissements sont loeuvre de la raison. On pense ici au savant qui se perd dans la quête des vérités rationnelles. Le divertissement nest pas déraisonnable, il correspond seulement à la raison de lhomme de la seconde nature qui est tantôt subjuguée par les plaisirs corporels tantôt hypertrophiée comme valeur suprême. Le divertissement nest pas contraire à la raison de lhomme de la seconde nature, il en est bien plutôt laccompagnateur : " Ceux qui font sur ce point les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre quils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. "
Pascal critique ici la posture des philosophes qui sillusionnent sur la nature humaine. Le fait de croire que le divertissement est déraisonnable et que les hommes sont bien sots de se livrer à leurs activités relève dune carence dans la connaissance anthropologique. Sur ces questions, et pour reprendre lexpression de Pascal, " faire le philosophe " revient à ignorer que lhomme est un être du divertissement parce quil est un être qui cherche le bonheur. Lhomme ne peut faire autrement que de chercher son bonheur. Cependant sa finitude lempêche daccéder hors la grâce à la béatitude. Lhomme cherche sincèrement le bonheur dans le divertissement, ne voyant donc pas limplicite contradiction qui gît dans cette affirmation. En croyant trouver la destination du bonheur sur le chemin du divertissement, lhomme sombre dans lillusion. Le philosophe, quant à lui, sombre dans lillusion philosophique, celle qui consiste à croire que lhomme pourrait se comporter autrement quil ne le fait. Le philosophe croit que le divertissement est la preuve que le monde est peu raisonnable. Or ce dernier est conforme à la raison de la seconde nature. Lignorance de celle-ci produit des illusions sur lhomme et sur ces capacités, comme celle consistant à croire que lhumanité pourrait prendre conscience de son impasse existentielle.
Dans cette structure, lhomme laisse éclater sa propre contradiction, son intime contrariété. La nature divine et la nature déchue cohabitent en lhumain : " Les hommes [...] ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et loccupation au dehors, et qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur nest en effet que dans le repos et non dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forment eux un projet confus, qui se cache dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par lagitation... " (Pensées, Laf. 136)
Là encore, lanthropologie tératologique ou bien le discours sur lhomme monstrueux apparaît : lhomme est bien vain dans la mesure où gît en lui une essentielle confusion. Nous cherchons en tant quhumains à ne pas songer à ce que nous sommes. Nous plongeons alors dans le divertissement pour trouver le repos. Curieux animal qui cherche le repos dans lagitation ! Cela est si vrai que si un éventuel repos se trouvait être la récompense des soubresauts du divertissement, lhomme ne pourrait sen contenter.
Au final, le repos nest pas permis pour lhomme. Ou bien nous courons sans cesse dans le tumulte et le tohu-bohu du divertissement ou bien nous transformons notre repos (après avoir vaincu le divertissement) en ennui. Jamais de repos, donc : la vie est un pendule qui oscille entre le divertissement et lennui. Ce dernier constitue en effet un élément de la nature de lhomme. Un homme livré à lui-même, rentré en lui-même cest-à-dire délivré des agitations du monde, ne serait pas pour autant dans une logique de la sérénité. Lennui le guetterait (Pensées, Laf. 136).
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La politique représente un enjeu majeur pour comprendre le discours que Pascal tient sur lhomme. Lexamen de la pensée politique permet de comprendre lhomme tel quil vit séparé de Dieu cest-à-dire en tant quil est un être de concupiscence. Autrement dit, le discours anthropologique développé par Pascal débouche sur la théorie politique du conservatisme qu'il faut concevoir comme une forme de sagesse pour l'homme de la seconde nature, pour cette mort en marche ! Le conservatisme au niveau politique c'est-à-dire la prise de conscience que les institutions garantissent un certain ordre, même si celui-ci repose sur la force, s'accorde avec l'ordre de la concupiscence. lordre divin nexiste plus et depuis que nous sommes orphelins de Dieu, lordre absolu (la vraie sagesse) ne nous est plus accessible que par la grâce. Nous vivons dans labandon cest-à-dire dans un état de monopole pour lhomme. Mais celui-ci ne vit pas pour autant dans le désordre absolu parce quil a perdu lordre absolu cest-à-dire lunion en Dieu. Lhomme a organisé seul la sphère politique. Lordre politique est humain : de même quil y a une justice devenue, il existe un ordre relatif. Ce dernier est lorganisation du monde telle que les hommes la réalisent indépendamment de Dieu. Cela nannule pas le fait de la seconde nature à savoir que les hommes sont des êtres de concupiscence mais cela permet de saisir le niveau de leurs productions. Celles ci sont humaines, trop humaines cest-à-dire que la sphère politique est une organisation produite par la concupiscence des hommes.
Mais cette organisation ne consiste pas à éradiquer cette concupiscence. Au contraire, elle lentretient et se maintient dans la cité des hommes. Cest pour cela que lordre est absolument nécessaire : les hommes étant ce quils sont, il est nécessaire de les contenir dans les bornes de la cité qui brime leur concupiscence mais ne lextirpe pas. Pour reprendre une image pascalienne, la concupiscence nest pas ôtée mais seulement recouverte. Puisque lhomme de la seconde nature ne peut faire autrement que dêtre mourant et désirant, son désir de domination est toujours susceptible de senfler et de prendre des proportions monstrueuses. LEtat est traversé de tensions, déchiré de contradictions et transpercé de luttes intestines. Il est un Etat de concupiscence. Mais il nempêche que cette concupiscence est ordonnée.
La cité sans Dieu ne connaît pas lordre de la justice mais lordre de la concupiscence. Celui-ci nest pas le meilleur ordre possible puisquil nest pas lharmonie dans la cité. Les hommes ne se fondent pas ici sur des vertus chrétiennes comme la charité mais sur des haines réciproques. Cest tout de même un ordre. Il repose notamment sur la crainte de la loi. Du coup ce nest pas moquerie de dire que cet ordre fondé sur la nature mauvaise de lhomme est un véritable bien. La soumission à la loi est tout de même soumission puisquelles assurent la paix. La loi est le signe de la folie humaine mais le fait que cette désignation règle la succession sans guerre est en soi sagesse.
Paradoxalement, la sagesse est une ignorance fondatrice : les hommes ignorent la nature injuste de lEtat et des institutions (le coup de force initiale) et croient faussement à la naturalité (et donc à la légitimité) des artifices du pouvoir. Les hommes sont dans l'opinion, mais peu importe du point de vue d'une sagesse pratique puisque ces opinions sont utiles dans la mesure où elles permettent une vie ordonnée dans la cité. Il faut donc se méfier des demi-habiles, les philosophes, qui connaissent larbitraire des lois et des coutumes, qui, de fait, nacceptent pas le train du monde comme il va et invitent à sa démystifications, mais dont le avoir est inutile et vain dans la mesure où il trouble lordre du monde. Cest précisément cet aveuglement qui fait que leur savoir (juste en son fonds) nest pas véritable ou nest que mutilé. Mieux vaut une ignorance radicale quun savoir mutilé dont les conséquences sont néfastes à la communauté des hommes. En ce sens, lhomme du peuple possède une certaine sagesse de la pratique que le philosophe n'a pas ! Le prétendu savoir des philosophes n'est que relatif : ils discernent donc ils dénoncent sans voir la dangerosité de leur propos. Le philosophe ne peut être un médecin des hommes car ses informations sont trop limitées. Curieux médecin en effet que ce philosophe qui produit des maux chez ceux quil prétend guérir ! Le philosophe ne veut obéir qu'au juste en soi sans voir qu'il ne peut le trouver puisque la justice est absente. Le drame personnel du philosophe, c'est qu'il a perdu la croyance populaire qui prend sa source dans limagination, cest-à-dire dans le fait de simaginer que les grandeurs du monde proviennent dune justice véritable. Ravis de sextirper du peuple, les demi-habiles laissent parler leur désir de parler. Ils entrent dans la logique de la libido dominandi dans la mesure où ils simaginent se situer dans la sagesse parce quils ont dissipé une illusion. Mais ils ne font que tomber de Charybde en Scylla : il sombre en effet dans lillusion selon laquelle cette prise de conscience les fait entrer dans le royaume de la sagesse. Ils sont le jouet dune illusion au moment même où ils lèvent lillusion fondamentale.
Dans cette optique, la réflexivité ne sert pas à libérer les esprits. La prise de conscience de lillusion de la légitimité du pouvoir et de labsence de la justice dans la communauté des hommes nest pas suffisante pour se libérer de toutes les illusions. Bien au contraire, le philosophe entre dans une illusion le concernant personnellement puisquil sisole de la sphère des affaires humaines et les juge dun point de vue quil juge plus éclairé alors quil est en réalité plus obscur. Il sécarte dune sorte de bon sens qui est la chose du monde la mieux partagée puisquelle est lillusion que tous les hommes ont en naissant.
La sagesse, dans la cité des hommes, n'appartient finalement ni au peuple ni aux demi-habiles mais bien aux habiles, c'est-à-dire à ceux qui connaissent la duplicité du réel dans lequel vit le peuple mais qui se gardera bien de l'éclairer !
La pensée de Pascal est bien une pensée désespérée, hors de la grâce !
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Ainsi, Pascal veut montrer que la religion est supérieure à la raison. Dans lordre de la charité, lhomme vit en Dieu qui est la vérité. Lusage de la raison représente une chute puisquil permet dacquérir des connaissances, certes non négligeables, mais qui ne sont pas pleinement divines puisquelles sont déjà corrompues par une intervention humaine trop présente. Dieu sest déjà éloigné.
Le problème des approches rationalistes du réel consiste pour Pascal à négliger la chute de lhomme et à poser lhomme rationnel au-dessus de Dieu. Il sagirait de la perpétuation du péché adamique. Lhomme se pense plus savant que Dieu dans la mesure où il produit une science. Cette idée répandue au XVIIe siècle va dans le sens de lathéisme. Pour certains savants de cette époque, lhomme est capable datteindre la vérité par et dans lusage de sa raison. Celle-ci est lautorité suprême par laquelle les hommes percent, du moins le croient-ils, larmature du réel. En établissant des relations constantes entre des éléments, les lois se donnent comme les clés de la réalité. Or Pascal critique cette présomption de lhomme à tout accorder à la raison. Le point de départ de la philosophie de Pascal réside en sa lecture de Montaigne. La logique est donc celle dun relativisme : les hommes nont pas établi la vérité et les opinions contradictoires des prétendus doctes ne prouvent que leur ignorance. Il faut donc chercher ailleurs que dans la raison toute nue lultime fin des choses.
La réciproque de ce développement qui démontre laspect limité de la raison est la nature non complètement rationnelle de la religion. Nous pourrions parler dune absence de conclusion rationnelle. Cest pourquoi Pascal est un apologiste particulier : il reconnaît avec les athées que les preuves (rationnelles) de lexistence de Dieu ne peuvent mener à Dieu. La raison ne permet pas de trancher entre lexistence ou linexistence de Dieu. Entre le savant ou le rhéteur qui tente de prouver Dieu dune part et lathée qui dit en son coeur qu " il ny a pas de Dieu " , le dialogue est vain. Le projet apologétique de Pascal nécessite donc à faire adhérer son lecteur à la religion malgré le fait que celle-ci ne puisse pas être rationnellement démontrée. Cest le rôle du fameux pari de Pascal qui nest pas une preuve déguisée mais un artifice original de pensée lié au calcul des probabilités.
Message édité par l'Antichrist le 12-05-2004 à 04:38:27