Bienvenue au club.
Vous avez boudé en voyant l'écriteau. Je l'ai bien vu, en sortant du Muséum. Vous connaissiez déjà la musique. Tous les ans, ça recommence. La reprise des visites, et avec elle son lot de touristes et d'abonnés-qui-ont-la-carte-club-du-Muséum-et-donc-viennent-pour-la-rentabiliser, vous crispent. Je ne fais qu'ouvrir les portes moi, je ne décide pas. Enfin, vous n'avez pas répondu, quand je vous ai dit à ce soir.
 
Vous rentrez chez vous, fermez la porte, posez vos affaires par terre et vous vous écroulez sur le canapé. Vos yeux se posent sur le calot de votre arrière-grand-mère, cette espèce de coiffe à la mode à l'époque. Posé sur le haut d'une armoire, il prend la poussière, sans doute comme l'arrière-grand-mère.
Vous pensez à ce jour où Jeanne Moreau est venue, pour l'inauguration du Muséum. Elle était déjà vieille et ridée. Vous ne vous souvenez plus pourquoi elle était là. A l'époque, vous y croyiez encore, à cette histoire cousue de fil blanc qu'on vous avait racontée. L'art, c'est magnifique, les musées sont préservés de toute cette bassesse, de toute la décadence du monde extérieur. Pas de petits complots politico-crapuleux, uniquement l'art. Bien sûr. Rien n'était vrai, il y a eu tromperie sur la marchandise, abus ! Vous n'avez jamais voulu ça.
 
Et mer... ! Voilà que vous avez oublié. Vous vouliez acheter un gâteau en rentrant, histoire de faire d'une pierre deux coups, pour ne pas avoir à ressortir tout de suite. Vous aviez même prévu la glacière au cas où il faudrait le conserver au frais. Mais vous avez oublié le gâteau.
Bon. Vite, avez-vous de la farine ? Des oeufs ? Du sucre ? Du beurre ? Sans doute.
Dans un saladiez, vous battez les oeufs, mettez du beurre que vous avez fait fondre au micro-ondes, oui c'est mal, vous fouettez et ajoutez le sucre.
Vous incorporez ensuite la farine et des sachets de levure et de sucre vanillé que vous avez retrouvés au fond d'un placard.
Vous versez la pâte dans un moule, et vous enfournez à 200°.
 
Vous retournez ensuite à vos occupations favorites, qui tournent principalement autour de tout ce que l'on peut faire sans avoir à se lever du canapé. Une tisane de valériane et une toute petite sieste plus tard, vous décidez qu'il est temps que ce gâteau soit cuit.
Vous vous levez, vous ouvrez la porte de la cuisine et là, au lieu de sentir la bonne odeur du gâteau préparé amoureusement, vous voilà toussant dans une épaisse fumée grise qui a envahi toute la pièce. Et voilà que c'est reparti, cette malédiction de la cuisine. Vous marmonez qu'on ne vous y reprendra plus, plus jamais, à faire la cuisine.
Vous ouvrez la fenêtre et sortez faire un tour, le temps que tout s'aère.
 
En rentrant, vous vous dites que vous lui devez une fière chandelle, à cet épicier ouvert toute la soirée. Bon, c'est écrit à moitié en grec, à moitié en cyrillique, sur l'emballage de ce gâteau, alors vous ne savez pas vraiment à quoi il est, mais au moins il n'est pas au brûlé.
 
Votre voiture ne démarre pas. Vous réessayez, plusieurs fois. Vous pestez. Vous sortez de la voiture, soulevez le capot, faites mine de réfléchir, mais vous n'y connaissez strictement rien. Vous faites le tour, regardez le pot d'échappement, les pneumatiques, à tout hasard. Mais oui, c'est ça, les pneumatiques ! Vous êtes ensablé. Diable, diable !Vous allez être en retard.
Vous avisez une espèce de grand cylindre, au bord de la route. Vous le glissez tant bien que mal sous votre roue ensablée, remontez dans la voiture. Ca passe, ça passe ! Oui !
 
Vous arrivez au 36, rue des feuilles mortes. Il y a une place juste en face. Vous vous garez, sortez de la voiture avec une petite boule dans le ventre, comme l'appréhension et l'excitation d'un premier rendez-vous.
Vous composez le code inscrit sur le bout de papier déchiré que vous tenez à la main depuis dix minutes, un déclic, vous poussez la porte. Vous sonnez à l'interphone, je vous ouvre.
Vous prenez l'ascenseur, appuyez sur le bouton pour monter au cinquième étage.
Les portes se ferment, l'ascenseur monte.
Les portes s'ouvrent, vous vous dirigez vers la porte qui vous fait face.
Vous sonnez.
Je vous ouvre, un bilboquet à la main.
Je souris. Vous me souriez et vous êtes magnifique.
 

Bienvenue au club. Ce club auquel je ne voulais appartenir, celui de ces niaiseries murmurées le col serré et le torse bombé.
Des faciès de muséum, de pompeuses rombières, des seaux de valériane pour calmer les ardeurs de ces joyeux drilles.
La cour de Jeanne Moreau un soir de bal sur la croisette ne m'écoeurerait pas plus.
Mais elle est là, et quand elle me regarde comme ça, j'me sens comme un gendarme, le calot en berne et l'échappement au garde à vous.
Il faudra bien que ça passe!
Demain on reprend une vie normale, la glacière est déjà prête.
Quelques salutations, un sourire d'honnête homme, ce sont ses consignes.
Je ne vais pas au buffet. L'alcool me tend les bras, mais je connais la musique. Si elle m'y surprend je peux faire une croix sur notre promenade sur les plages d'Etretat.
Des jours que je rêve de cette escapade, de nous ensabler comme des rollmops.
J'ai même appris la cuisine pour elle!
Des amuses-bouches élaborés qu'ils disent dans les livres de bonnes femmes. J'en ai bavé pour fourrer les cylindres d'algues. Ils sont cons ces chinois, mais elle aime ça, les souchis.
Je les ai mis au frigidaire, le poisson sentait fort, et je ne voulais pas saloper les rillettes.  
J'ai fait d'une pierre deux coups avec les cornichons : quelques uns dans mon sandouiche, et un peu du vinaigre dans le riz de ses souchis. Elle va aimer, c'est des cornichons aux aromates!
Qu'est-ce qu'ils sont chiants ses parents. Je vais quand même prendre un verre, un petit, j'pourrais le cacher dans ma poche si elle s'approche.
Il a de la reprise le bourbon des vieux!
Je crois que c'est quand mes poches se sont perçées dans un fracas indescriptible que je l'ai entendue parler en cyrillique. J'savais pas que c'était du cristal, mais ça fait un joli bruit quand même. J'vais aller prendre l'air, ces vieilles ganaches me pompent l'air à me regarder comme le concièrge.
Ils me doivent une fière chandelle, j'les ai fait sourire. J'suis même sur qu'ils se seraient franchement marrés s'ils avaient pas peur de se décrocher le dentier.
Moi j'me suis fait marrer.
Elle, moins. C'était cousu de fil blanc, elle aime pas quand je siphone. Elle est gentille, elle me pardonne toujours. Tant que j'dors pas sur le matelas pneumatique et qu'on va nifler l'air normand...

« Bienvenu au club ». C’est comme ça que le tract commence. Il a l’air amical, le tract. C’est un soldat russe qui lui a distribué alors qu’il revenait du marché. Il longeait le fleuve Aura, en plein centre ville de Turku, quand ce petit con d’à peine vingt-cinq ans s’est pointé devant lui, calot vissé sur la tête, fusil dans une main et cylindre en cuir dans l’autre main, tendue vers Pekka.

- « Qu’est ce que tu me veux, ryssä ?
- Message du tsar, pour tous les hommes.
- Depuis quand il s’intéresse à nous lui ? »

Depuis que la Finlande est russe. Après une énième guerre, les suédois avaient enfin perdu, et la Finlande était passée aux mains du tsar Alexandre Ier. Pekka Uuttanen, lui, il n’aime pas beaucoup les russes. Les suédois se foutaient un peu de la Finlande, ils boudaient les revendications du peuple, mais le bon côté de la chose, c’est qu’ils lui laissaient quelques libertés, au peuple. Les russes eux, ils ne sont pas venus pour faire les touristes. Pour tout dire, Pekka, il connait la musique ! Son grand-père a combattu les russes aux côtés des suédois, il y a soixante de cela, c’est un peu grâce à lui que le finnois ne s’écrit pas en cyrillique.

Enfin, le tract, il dit quoi d’abord ce tract ? « Bienvenu au club ». Au club de quoi ? Au club de l’empire ? Ils ont du culot les russes ! Ils nous annexent et ils prétendent nous accueillir comme des touristes en visite dans leur propre pays. Nous sommes vos amis, rien ne va changer, voici comment aider les russes à s’intégrer en Finlande. Il y a même une recette d’un plat russe tiens, quelle connerie. « Okrochka à la Valériane : faites bouillir du thon, des pommes de terre ainsi que quelques rondelles de concombre. Mélangez le tout et ajoutez du kvas, puis laissez reposer 1 heure ». Ils le prennent pour qui ? Pekka s’en fout de cette soupe russe. Par contre, la suite du message, après la pseudo litanie amicale, il s’en fout moins. « Toute tentative de passage de la frontière ou d’échappement sans visa ou sans autorisation écrite d’un haut commissaire sera punie par l’emprisonnement ». C’est même pas écrit dans un finnois correct. Bah, ça doit être du russe traduit n’importe comment, les suédois savaient déjà pas parler finnois, les russes ne feront pas mieux. Le langage est moche, mais la propagande est belle.

Pekka est méfiant, pour lui l’histoire est cousue de fil blanc. Les russes récupèrent la Finlande, au passage ils terrassent et affaiblissent l’empire suédois, mais avant tout ils récupèrent un peu de main d’œuvre. Ils font d’une pierre deux coups. Les hommes les plus forts seront envoyés à l’armée. Les femmes travailleront dans les champs autour de la Volga. Et les emmerdeurs finiront dans cette glacière infâme qu’est la Sibérie, de gré ou de force, à bosser dans les mines. Pekka, lui, il ne compte aller ni à l’armée, ni dans les mines. Il va rester dans sa ville avec sa femme, et si ça ne plait pas à un ryssä, il finira ensablé sur une des îles de l’archipel. Ah ça avec Pekka, ils vont la découvrir la Finlande, les pieds devant peut-être, mais ils ne vont pas être déçus de la visite !

Mais Pekka ne pourra rien faire seul. Et jusqu’à présent, ses concitoyens ont eu un peu trop tendance à gober la propagande russe, il va avoir du mal à trouver des gens prêts à l’aider. Il y a une personne sur qui Pekka peut compter. Jeanne Moreau, une française qui habite sur l’autre rive du fleuve, et qu’il croise parfois à l’église. Ils avaient fait connaissance car Jeanne voulait apprendre le finnois, et Pekka travaillant dans une école de la ville, il l’avait aidée à prendre des cours. Elle se débrouillait plutôt bien. Bien mieux que ces satanés russes en tout cas. Jeanne avait été dépêchée ici quand les suédois étaient encore au pouvoir. Elle gérait le tout premier muséum de Finlande. Il venait à peine d’ouvrir, personne ne savait précisément ce qu’il abritait, les finlandais n’avaient pas la tête à faire des visites, mais il était ultramoderne, avec son système de communication à tubes pneumatiques. L’endroit était même plus avancé que les bureaux du gouvernement. Mais quand les russes sont arrivés, ils ont laissé le muséum à l’abandon, et Jeanne n’avait plus de travail. Seul son mari la retenait en Finlande. Elle devait forcément en vouloir aux russes.

« Je leur botterai le cul jusqu’au dernier à ces russes ! » La langue n’est pas parfaite, mais le ton est franc. La petite apprenait vite visiblement. Pekka ne s’était pas trompé.
- « Je vous dois une fière chandelle, grâce à vous je suis bien intégrée ici. Depuis l’arrivée des russes, je n’ai plus rien à faire. Les suédois avaient leurs défauts, mais au moins ils ne comptaient pas faire de la Finlande une vulgaire province russe.
- Vous pourrez m’aider ?
- Nous n’avons pas d’armes, nous n’avons pas de pouvoir, mais nous avons des idées en commun. Le muséum est vide, il n’y aura pas de reprise d’activité ici avant un bon bout de temps. Si nous pouvons trouver d’autres personnes, nous pourrons nous y réunir en secret.
- Je connais quelques personnes qui ont du pouvoir ici, et qui ne vont surement pas vouloir rendre ce pouvoir aux russes. Et puis il y a tous les suédois, peu ont fuit. Ils ont été capitaines du navire pendant pas loin de six siècles, alors ils veulent couler avec. Je ferai de mon mieux pour les convaincre.
- Alors ça passe pour moi !
- Ca marche, pas ça passe. Mais ça marche pour moi aussi. Nous nous reverrons bientôt.

Cette Jeanne avait rendu le sourire à Pekka. Il ne comptait pas former une armée et mettre à lui tout seul les russes à la porte du pays, mais il était bon de savoir qu’il avait quelques alliés.
Pekka regarda à nouveau le cylindre et le tract enroulé dedans. Il le jeta à l’eau, dans le fleuve. Et si ça ne plait pas à ce petit con de soldat, il ira le chercher lui-même. Pieds et poings liés. Maintenant, il devait se mettre au travail.