- Bienvenue au club ! Tu pense bien que moi je commence à connaître la musique !
 
La phrase me fait sursauter et m'oblige à mettre le film sur pause. Je ne desserre pas la mâchoire, quand bien même je meurs d'envie de lui dire "mais tais-toi donc !"  
 
-Ha bin ouais tu sais, c'est la même chose pour moi hein. Oui oui, et puis même c'est pire. C'est tous les mêmes.
 
Un silence. Elle se tait aussi subitement qu'elle s'est employée à me gâcher mon plaisir. Est-ce que ce blanc va s'attarder, me permettre de vivre pleinement la fin du film ?  
Je regarde Oskar Werner, innocent avec son calot sur la tête, encore inconscient du destin qui l'attend, figé sur l'écran 12 pouces. Je sais pertinemment comment sa tragédie va se terminer mais je ne m'en lasse pas, c'est un médicament pour mon âme, ça ne s'explique pas. Je jette un regard en coin à ma voisine sans gêne, elle est pendue à son portable comme si c'était son meilleur pote.  
C'est une pouffiasse décolorée aux ongles manucurées, avec des bijoux de pacotille, elle doit avoir dans les trente ans, c'est dur à dire avec la couche de peinture qu'elle s'est foutue sur la tronche. La garce. Elle se contente maintenant d'écouter, envoyant de temps à autres de brefs mugissements, hum... broumf... ohah.... et ainsi de suite, mais ça reste discret, ses onomatopées ne couvrent pas le bruit des rails qui défilent à toute vitesse. Je me décrispe, mon cœur reprend un rythme normal, je sens que je vais pouvoir me replonger dans l'histoire, oublier ce qui m'entoure et enfin m'apaiser et soupirer de tranquillité, profiter du spectacle de cette voiture noire qui foncera vers l'abime, entraînant avec elle Jeanne Moreau et Henri Serre, projetant mon imaginaire dans un délice de pathos lacrymal qui me fera oublier mes propres problèmes, Emma qui s'éloigne de moi à mesure que le train avance, mes illusions grotesques et toute cette comédie qu'on se fait à propos de l'amour. Je rajuste les écouteurs Senheiser sur mes oreilles froides, je clique du bouton gauche pour reprendre la lecture, mes muscles se détendent. Le destin tragique de Jules, Jim et Catherine comme un baume sur ma propre plaie d'amour, dégueulasse de sang frais, va enfin pouvoir se mettre en branle et je me réjouis de cette reprise. C'est parti.
 
-Ah bon ? Est-ce que t'as essayé la tisane à la Valériane ? Ou alors sinon, j'peux te filer une recette de cuisine avec du Tofu.  
 
L'échappement du cylindre à neurones qui me sert de cerveau s'enflamme d'un coup, je n'y peux rien. Elle aura finalement réussi à me faire sortir du film pour de bon, à me ramener dans ce présent hostile et dégueulasse que je tente de fuir à toute force mais dans lequel je me retrouve ensablé.  
Je meurs d'envie de lui hurler "mais ferme donc ta gueule !" mais à la place je me contente d'écouter sa conversation cousue de fil blanc. J'enlève mes écouteurs, j'éteins mon Netbook et me tourne vers elle. Je la fixe carrément, concentrant dans mon regard tout ce qui peut faire le charme d'une glacière. Elle joue innocemment avec une boucle de ses cheveux permanentés en jacassant non stop, sans même me voir. Je rêve du jour où ce genre de fille sera exposé dans un muséum, qu'on ait plus à subir l'imbécilité de leur compagnie. Je la regarde maintenant ouvertement, sans gêne, après tout, puisqu'elle m'empêche de mater mon film, et vu que je sors d'une journée de merde, je vois pas pourquoi je devrai me gêner. Tout en parlant et sans cesser de jouer avec ses cheveux, elle m'observe furtivement et commence à froncer les sourcils, vient même un moment où elle se met à bouder un peu en me fusillant du regard. Je la dévisage et lui trouve un air finalement plutôt agréable pour l'œil. Elle a les traits fins, de grands yeux verts, et son petit haut dévoile une pneumatique intéressante. Un plan démoniaque commence à se faire jour dans mon esprit. Je me dis que j'ai peut-être l'occasion de faire d'une pierre deux coups. Je repense à Emma, ses bras croisés, sa voix sèche et comment elle s'était foutue de moi. Elle m'avait filé ce bout de papier griffonné à la main et m'avait dit :
 
 -Tiens, lis donc ça et dis-moi ce que t'en pense.
 
J'étais resté con, à fixer ce machin comme si c'était écrit en cyrillique. C'était pourtant simple. Y'avait écrit "je te quitte". Je hais les écrivains et les écrivaines encore plus. Salope.  
Ma voisine a la main plaquée sur le combiné. Elle me toise avec hostilité et me dit :
 
-Vous avez un problème ?
 
Je reste à la regarder, pas du tout surpris, m'efforçant d'afficher un visage impassible et de prendre une voix virile.  
 
-C'est gênant. A vrai dire, je suis troublé.
 
Elle se détend, je le repère à cette façon qu'elle a de ne plus plisser les yeux, à sa main qui se décrispe du combiné. J'enchaîne :
 
-Savez-vous quel jour on est ?
 
-Le 1er novembre.
 
-Figurez-vous que je suis réalisateur.
 
Suite à cette simple phrase surgit cet instant magique, formidable, où de réservé et sceptique, un regard sur la défensive s'ouvre de promesses explosives, s'illumine d'une brillance qui vous invite à y aller carrément.
 
-Ah oui, c'est pour ça que vous regardiez ce vieux machin en noir et blanc !  
 
Je m'efforce de garder contenance, de ne pas m'agacer ni de rire ou pleurer. Je lui souris légèrement, de ces fossettes qui m'ont si souvent permit de ne pas rentrer seul chez moi après une beuverie.
 
-Mais quel rapport avec le 1er novembre ?  
 
-Figurez-vous que dans un mois, on sera le 1er décembre, la journée internationale de la lutte contre le Sida.
 
Elle acquiesce, buvant maintenant mes paroles, oubliant complètement sa copine à l'autre bout du fil. Sa voix est devenue mielleuse. Je me dis "putain, ça passe !"
 
-Je dois faire un clip contre le Sida et je pense que le rôle vous irait parfaitement.
 
Sans me quitter des yeux, elle raccroche au nez de sa copine et me balance son plus beau sourire. C'en est écœurant de facilité.  
Le train pendant ce temps continue à foncer droit devant lui, complètement con, incapable de changer de route, jusqu'à ce que quelqu'un l'arrête. Il traverse la campagne à toute berzingue, mais me laisse cependant le temps d'aller au bout de mon plan, de sévèrement m'envoyer en l'air dans les chiottes et de me venger de toutes les accrocs du portable qui m'auront pourris mes voyages en train, d'Emma aussi par la même occasion, et puis il faut le reconnaître, de me faire du bien.  
En se rasseyant à nos places, légèrement essoufflés, après qu'elle ait quand même pris le temps de se recoiffer et de se remaquiller, j'eus un sourire en coin, remis mes écouteurs en place,  lança mon film et dus bien reconnaître une fois de plus devoir une fière chandelle à Jules et Jim.

200 grammes de farine, 200 grammes de sucre semoule, 8 oeufs.
Battre les oeufs avec le sucre, et ajouter le melange a la farine.
Huit minutes de cuisson, laisser refroidir.
 
Maman a fini les boudoirs.
 
Ajoutez une glaciere pleine de jus exotiques, quelques grands pneumatiques derobes a la ferme voisine, et les voila partis.
Les deux cylindres de la vieille deuche crachottent un peu sur la petite route entre le moulin et la mer, et le petit dernier n'aime pas ca, mais qu'importe! Les dimanches d'ete, s'il fait beau, c'est la tradition: Toute la famille passe l'apres-midi a la plage.
Les enfants connaissent bien la musique: Le matin, a la messe, ils observent les vitraux. S'ils s'illuminent, alors c'est tout bon.
 
L'echappement fait un bruit d'enfer, il faudra le changer bientot. Mais ca n'est pas important maintenant: ils arrivent au chemin, celui qu'eux seuls connaissent.  Le virage depuis la route est facile, mais un peu apres, c'est une autre histoire. Le sentier sinue, tournoie, cahote, monte et descend. Il met la reprise de la vieille deuche a rude epreuve. Et puis il s'agit de ne pas s'ensabler quand on approche de la plage, aussi. Le passage des Valerianes est delicat; Papa le maitrise bien, mais le fils cadet descend quand meme pour guider.
"Ca passe!"
C'est la tradition. La famille sait que ces deux mots signalent qu'au prochain bosquet, tout le monde descend.
 
Le petit attrape son calot de marin ramene par papa de St Petersbourg, indispensable pour naviguer sur son gros pneumatique. Il y a des caracteres cyrilliques dores dessus, il l'aime beaucoup.  
L'ainee glisse son polar dans son sac de toile. "Cousu de fil blanc", une histoire d'adultere et de meurtre. Papa n'aime pas beaucoup, mais elle s'en moque. Mieux, elle fait d'une pierre deux coups: Elle se divertit, et elle fait enrager papa. Tant mieux! Elle est la rebelle de la famille, l'ainee, du haut de ses 15 ans.
Maman tient le tupperware rempli de precieux biscuits, et Papa est en charge des pneus.
Le fils cadet va chercher dans le coffre la glaciere et le vieux poste de radio a piles qu'il allume. Il laisse entendre les premieres mesure d'une chanson de Jeanne Moreau: Notre île ton île mon île.  
 
C'est presque ca.
 
Ils descendent avec precaution le long du talus qui cache leur plage secrete au reste du monde. Elle n'est pas grande, et il y a plus d'algues que sur la grande greve, mais c'est leur plage. Ils lui doivent une fiere chandelle, au gardien du museum qui leur a montre le chemin. Le gardien est mort, maintenant, et eux seuls le connaissent desormais.
 
Pourvu que ca dure.

- «Bienvenue au Club» me lança Nathalie.
- «Super, tu sais vraiment trouver les mots réconfortants».

On était finalement arrivés au terme d'une relation passionnelle. Certains de mes amis, toujours très délicats, m'avouèrent plus tard que cette relation était cousue de fil blanc. Vous savez ces amis bien attentionnés, qui quand une merde vous tombe dessus, vous tapent sur l'épaule en vous disant d'un air blasé « Pff t'inquiètes pas, ça passe, dans un mois tu auras tout oublié! ».

Il y a bien deux ans que j'ai rencontré Nathalie, c'était à la sortie d'une rétrospective de films avec Jeanne Moreau. Ce soir là, c'était "Jules et Jim" de Truffaut, je le voyais pour la troisième fois sans vraiment me lasser. Je vous avoue que la première fois j'avais détesté ce film, le trouvant assez chiant. Puis j'avais succombé au charme de Jeanne. Quelle actrice quand même ! Ça m'avait d'ailleurs fait un peu de peine de la voir après la séance, je suis toujours étonné des ravages de la vieillesse sur les actrices. Malgré tout, lorsqu'elle s'adressa à nous je trouvais qu'elle avait encore quelque chose d'époustouflant. En me levant parmi les derniers je remarquais que la jeune femme à côté de moi avait oublié ses clefs. Je réussis à la rattraper et, comme dans un mauvais film romantique, pour me remercier elle me proposa de prendre un verre dans un bar pas loin du cinéma et qui portait ce nom assez étrange : "A la Glacière ensablée".

Je pris un demi d'une blonde ambrée que j'essayais de boire pas trop vite. Elle me regardait en souriant et en sirotant son Mojito. Elle engagea la discussion en me disant qu'elle me devait vraiment une fière chandelle. Puis de fil en aiguille nous commençâmes une parade amoureuse verbale pendant deux bonnes heures. Ce fut au détour de notre conversation enflammée que s'apercevant de l'heure tardive, elle se leva et me dit qu'elle devait partir car elle se levait tôt le lendemain. Avec un sourire que je trouvais magique, elle ajouta : « Ne crois surtout pas que je te fais une tentative d'échappement, j'espère qu'on va se revoir demain ».

Lui ayant proposé de nous retrouver au Muséum d'art et de culture Russe, où il y avait une exposition passionnante sur les origines de l'écriture cyrillique,  nous nous revîmes le lendemain.
Dans la partie exposition permanente du Musée, flottait une odeur entêtante qui s'approchait un peu de l'odeur de la valériane et dans un coin un gardien semblait plongé dans un profond sommeil. Nous passâmes dans la section de l'exposition temporaire qui rassemblait des trésors de toute l'Europe.
 
Notre relation fut officialisée le soir même par l'échange d'un baiser torride. Peu de temps après j'eus la permission d'aller chez elle. La pièce principale était mangée par une bibliothèque, bien remplie, qui achevait de me conquérir. Sur une étagère trônaient deux objets incongrus, une grosse bille qui était plutôt un calot d'ailleurs et une boîte colorée ayant une forme de cylindre. Lorsque je lui demandais ce que signifiaient ces deux objets, elle éludait ma question en me collant ses lèvres sur la bouche. J'appris plus tard que c'étaient des cadeaux que son premier amour lui avait offerts et qu'elle avait conservés même après la rupture.

Cette nuit là, nous dormîmes fort peu, ce fut une pièce en plusieurs actes amoureux où chaque reprise était plus passionnelle et épuisante. Le lendemain, fourbus et nous déplaçant difficilement à cause des courbatures nous nous quittâmes à regret mais nos cœurs débordant d'allégresse.

Le métro transportant son quota habituel de grises mines me fit sortir assez vite de mon état euphorique grâce notamment  à une panne incongrue de pneumatiques. C'est d'ailleurs comme ça que j'appris que certains métro avaient des pneus.

Une certaine routine s'installa, comme dans beaucoup de couples je suppose, et comme nous cuisinions tous les deux; je fis à plusieurs reprises mon délicieux cake à la banane et aux morceaux de chocolat qui d'habitude faisait craquer toutes les filles. Je livre aux lecteurs qui auront eu la gentillesse et le courage de me lire jusqu'ici cette recette.

Cake à la banane et au chocolat

60 g de beurre mou
100 g de sucre roux
1 sachet de sucre vanillé
3 œufs battus
3 bananes mures écrasées (400 g sans la peau)
225 g de farine
1 sachet de poudre à lever
100 g de chocolat noir

Préchauffez votre four sur 180°C.
Cassez le chocolat en morceaux et coupez chaque morceau en quatre, à l’aide d’un couteau bien aiguisé.
Dans un grand saladier, mélangez le beurre mou, le sucre et le sucre vanillé, jusqu’à ce que le mélange soit crémeux.
Ajoutez les œufs battus et mélangez.
Ajoutez les bananes écrasées ( pas trop) et mélangez.
Versez la farine et mélangez bien.
Ajoutez les morceaux de chocolat coupés au couteau, et mélangez à nouveau.
Versez dans un moule à cake beurré et enfournez pour environ 45  minutes.(je le fais dans un moule à silicone et ça marche très bien)
Une lame de couteau plantée au milieu du gâteau doit ressortir sèche.
Laissez tiédir le gâteau dans son moule puis démoulez-le sur une grille.

Ce n'est que bien après qu'elle me révéla qu'elle n'aimait pas trop tout ce qui était " sucré ". Mais quand je voyais qu'elle n'appréciait pas les desserts que je préparais avec amour; il m'arrivait de bouder.

Notre relation s'arrêta lorsqu'elle rencontra le Jim qui lui fit oublier le Jules que j'étais. C'est ainsi que peu de temps après j'adhérais au peu prestigieux Club des Célibataires qui ont une Ex comme Amie (le CCEA). Pas besoin de m'étendre sur le sujet, vous connaissez la musique qui passe en boucle dans ce genre de club.

Voilà je vous ai raconté l'histoire que j'ai eue avec Nathalie, pour faire d'une pierre deux coups, je vous aurais bien parlé de celle que j'ai eue avec Mafalda, mais je pense avoir abusé de votre patience avec mon histoire d'amour ratée.

« Avant de débuter notre colloque bisannuel, je tiens à souhaiter au nom de notre cercle la bienvenue au Club ! »

Le Poignard avait d’un coup reporté toute l’attention de cette illustre assemblée sur moi. J’en avais le manche qui perlait, un peu, mais ça faisait quelques années que j’attendais l’honneur d’être intégré au Cluedo.

« Il s’est d’abord fait connaître sur les fairways mal famés, reprit-il, avant de signer il y a peu de temps un coup qui a su retenir toute l’attention de notre confrérie, vous avez tous entendu parler du meurtre du docteur Lenoir dans la salle à manger. »

Le groupe s’animait, le meurtre du docteur Lenoir dans la salle à manger était le buzz du moment, et tendait à reléguer tous ces homicides cousus de fil blanc au muséum des larcins oubliés. Je faisais mon possible pour paraître modeste, mais je n’allais pas bouder mon plaisir. La Matraque, une petite noire tannée apparemment crainte de tous, pris la parole de façon assez virulente :
« C’en est assez de ces parvenus, qu’on doive déjà supporter Le Fer à Cheval ne vous semble-il pas suffisant ?!? Poignard, vous êtes d’ascendance noble, pourquoi tolérez-vous ces écarts ? »
Le Fer à Cheval était en course et ne pu réagir. La Clé Anglaise sirotant une valériane opposa alors
« C’est un britannique, un bon point pour lui. Et beaucoup ont prouvé par le passé que la fonction ne renseignait pas le mérite. »
Le Cluedo rassemblait depuis toujours l’élite des objets létaux et dans le milieu, même si la naissance importait, elle ne faisait pas tout. De même que la nationalité, ce point était l’objet d’éternelles querelles au sein du cercle, et nombre de prétendants en avait fait les frais.

En 1959, Le Revolver, l’un des père fondateur du Cluedo et bouillonnant comme seul un espagnol peut l’être, avait tenté d’introduire l’une de ses lointaine cousine, La Kalachnikov, arme glacière s’il en est puisque elle avait connu plus d’un ibère. L’affaire semblait entendue quand l’AK sous vodka fit d’une pierre deux coups avec le professeur James Lebrun dans la chambre jaune et la vieille Lady M dans la véranda. Cette dernière, ensablée dans un parterre, eue pourtant le temps d’y inscrire dans un cyrillique en lettres de sang « Lambert La Kalach’ m’a tuer ». Pas besoin de carte indice pour comprendre que sa carrière n’y survivrait pas, et le Cluedo se tourna progressivement vers des profils plus modestes.

Même si je connaissais la musique, je commençais à m’agacer de devoir encore justifier de mon efficacité. Longtemps j’avais été classé dans la catégorie « long cylindre métallique », aux côtés d’individus tels que le pied-de-biche ou la barre à mine. Nous opérions tous de la même façon – un grand coup sur le calot, de préférence par derrière – et remportions quelques succès d’estime, mais je ne parvenais à sortir du lot. Je décidais alors de piéger mes concurrents pour les pousser au discrédit, et suggérais un coup d’envergure, l’assassinat de l’un des Hauts Dignitaires du Cluedo dans leur propre enceinte. Ils louèrent une voiture et projetèrent de percuter le Colonel Moutarde lors de son passage quotidien dans le hall. J’informai traîtreusement le gradé qui resta alors dans la cuisine, affairé à une préparation expérimentale de makis aux lardons, tandis qu’un de ses seconds couteaux donnait le change en faisant les cent pas sous le porche.

« Ça passe ! » cria la barre à mine au pied-de-biche (les passagers n’arrivaient jamais a déterminer s’il conduisait comme un manche ou un pied), et dans une cascade difficilement descriptible pour un jeu de plateau, la voiture s’encastra au travers de la façade de la maison aux crimes à répétition. Le compère du Colonel, rompu à toutes les techniques d’esquive, était indemne, et ficha une pomme de terre qui passait par là dans l’échappement du véhicule. Les derniers cris des barres de fer avant leur arrestation furent de tony-truands « J’ai plus de reprise ! »
Aux dernières nouvelles, la barre à mine bossait maintenant dans un garage, toute la journée le nez dans un cric poisseux, et le pied-de-biche était en cavale, vu pour la dernière fois à l’orée de la forêt.

Le Colonel Moutarde avait su se montrer reconnaissant, et avait immédiatement proposé ma candidature. Le Cluedo apportait une grande importance au bien-être de ses usagers, et une recommandation du Colonel était généralement synonyme d’entrée en grande pompe, sans le fusil.

La Corde se souvenait de cet épisode elle aussi, et pris ma défense « Nous devrions êtres reconnaissants, notre cercle aurait eu beaucoup à perdre avec la perte d’un associé tel que Le Colonel ! Nous devons tous au Club une fière chandelle. »

Le Chandelier ne releva pas. Quant à moi, je savais que j’aurais bientôt à faire marcher ma tête, et j’étais encore loin d’avoir visité toutes les pièces.

- Bienvenue au club d’échecs, mademoiselle !
- Ah, pardon, ce n’est pas ici le club du 3ème âge ? Je viens voir ma grand-mère !
- Non, j’en suis sincèrement désolé, c’est au bout du couloir. Mais puisque vous êtes là, n’hésitez pas, venez vous asseoir et jouer avec nous, votre grand-mère comprendra ! Compte tenu du prix actuel du pneumatique et de ce que rejette le pot d’échappement de votre voiture, cela fera d’une pierre deux coups. Je dois également ajouter que nous n’avons pas l’habitude d’accueillir une jolie demoiselle comme vous…
- Vous savez, je suis venue à pied mais d’accord, ce serait malhonnête de refuser ; juste une petite partie, après j’y vais.
 
Elle s’assoit à ma table et je lui donne les règles du jeu à lire. Ce n’est pas dans mes habitudes de jouer avec des débutants mais une occasion comme celle là ne se représente pas deux fois, et tant pis si les autres membres du club boudent comme des glacières. Elle a l’air de froncer les yeux en lisant, comme si je lui avais présenté un document écrit en alphabet cyrillique.
 
- Alors, comment se passe la lecture ?
- Plutôt mal. Quand j’étais à l’école primaire, j’étais une championne aux billes, je collectionnais les calots, mais j’avoue que depuis je n’ai plus joué à un seul jeu. Et à notre époque, je croyais qu’on n’en trouvait désormais que dans les muséums. Je dois avoir le cerveau ensablé, ça ne passe pas.
- Mais si, ça passe ! Regarde, je t’explique. Tu vois les petits cylindres, aux quatre coins du jeu ? Ce sont les tours. Tu peux les déplacer verticalement ou horizontalement, comme les vêtements dans ta garde-robe.
- Ah, le sarcasme, merci bien… On ne se connait même pas. Si c’est comme ça que vous accueillez toutes les filles qui passent vous voir, je comprends mieux qu’elles ne reviennent pas. De toute façon, c’était cousu de fil blanc, à peine j’avais mis un pied dans la maison que vous commenciez déjà à me harceler !
- Mais je...
 
C’est à ce moment précis où j’étais en mauvaise posture qu’une vieille dame rentre dans le local du club. A peine ai-je le temps de me retourner que mon adversaire du jour s’est déjà levée de sa chaise.
 
- Mamie Jeanne !, s’exclama la jeune fille.
- Pardonnez-moi mon intrusion ici, nous adressa la vieille dame. Je suis Jeanne Moreau, et cette demoiselle agressive est ma petite fille. Je l’ai entendue de l’autre bout du couloir, j’ai tout de suite compris ce qu’il se passait, je connais la musique !, s’exclama la vieille dame.
- Madame Moreau, quelle surprise de vous rencontrer, soyez la bienvenue dans notre modeste club d’échecs. Merci d’être intervenue pour me sauver, je vous dois une fière chandelle.
- Mon petit, pas de chichis avec moi, appelle moi Jeanne. Si jamais tu souhaites me rendre service en retour, je veux bien que tu m’aides, pour le club du 3ème âge. Cela va être la reprise du concours de cuisine et je n’ai encore rien commencé, tu ne connaitrais pas une bonne recette ? Le gagnant aura droit à une tasse de valériane.
- J’ai oublié mon livre de recettes dans mon autre pantalon. Mais notez donc ceci : Faites bouillir ensemble de la confiture, du poivre, du sel, des rognons, des figues, du savon de Marseille, une poule, du miel, du piment, du boudin, des œufs, et des pépins de grenade. Vous m’en direz des nouvelles.
- Merci bien, c’est toi qui me sauve. Je dois y aller maintenant. Tu viens avec moi, ma petite ?
- Non mamie, tu me raconteras, passe me chercher après. J’ai une partie à finir.