Comme parfois tu me regardais à la dérobée, le souvenir de ces messes demeure lié à cette merveilleuse découverte que je faisais : être capable d'intéresser, de plaire, d'émouvoir. L'amour que j'éprouvais se confondait avec celui que j'inspirais, que je croyais inspirer. Mes propres sentiments n'avaient rien de réel. Ce qui comptait, c'était ma foi en l'amour que tu avais pour moi. Je me reflétais dans un autre être et mon image ainsi reflétée n'offrait rien de repoussant. Dans une détente délicieuse, je m'épanouissais. Je me rappelle ce dégel de tout mon être sous ton regard, ces émotions jaillissantes, ces sources délivrées. Les gestes les plus ordinaires de tendresse, une main serrée, une fleur gardée dans un livre, tout m'était nouveau, tout m'enchantait.

Depuis trente ans, je ne suis plus rien à tes yeux qu'un appareil distributeur de billets de mille francs, un appareil qui fonctionne mal et qu'il faut secouer sans cesse, jusqu'au jour où on pourra enfin l'ouvrir, l'éventrer, puiser à pleines mains dans le trésor qu'il renferme.
 

Ce que j'écris est sans doute, à tes yeux, un absurde blasphème. Il faudrait me le prouver. Pourquoi ne me parles-tu pas? Pourquoi ne m'as tu jamais parlé? Peut-être existe-t-il une parole de toi qui me fendrait le cœur? Cette nuit, il me semble que ce ne serait pas trop tard pour recommencer notre vie. Si je n'attendais pas ma mort, pour te livrer ces pages? Si je t'adjurais, au nom de ton Dieu, de les lire jusqu'au bout? Si je guettais le moment où tu aurais achevé la lecture? Si je te voyais rentrer dans ma chambre, le visage baigné de larmes? Si tu m'ouvrais les bras? Si je te demandais pardon? Si nous tombions aux genoux l'un de l'autre?

Un doute me vint, à cette minute-là. Est-il possible, pendant prés d'un demi-siècle, de n'observer qu'un seul côté de la créature qui partage notre vie ? Se pourrait-il que nous fassions, par habitude, le tri de ses paroles et de ses gestes, ne retenant que ce qui nourrit nos griefs et entretient nos rancunes? Tendance fatale à simplifier les autres ; élimination de tous les traits qui adouciraient la charge, qui rendraient plus humaine la caricature dont notre haine a besoin pour sa justification.
 

Les familles unies, certes, ne manquent pas ; mais quand on songe à la quantité de ménages où deux êtres s’exaspèrent, se dégoûtent autour de la même table, du même lavabo, sous la même couverture, c’est extraordinaire comme on divorce peu ! Ils se détestent et ne peuvent se fuir au fond de ces maisons...
 

Oh, ne crois surtout pas que je me fasse de moi-même une idée trop haute. Je connais mon coeur, ce coeur, ce noeud de vipères : étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce noeud de vipères qu'il est impossible de dénouer, qu'il faudrait trancher d'un coup de couteau, d'un coup de glaive : Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive.
 

L'arbre B, lui, ne reconstituait jamais ses tissus normalement, mais seulement pour calquer l'arbre A. Si, par exemple, l'on entaillait une branche de A, si l'on brisait la branche correspondante de B et si on l'emportait chez soi, la branche de B subissait pendant douze à quatorze heures un laborieux processus de régénération qui aboutissait à reproduire exactement l'entaille de la branche A. Après cela tout s'arrêtait et la branche B redevenait un morceau de bois comme les autres. Si l'on retournait ensuite à l'arbre B, on y découvrait une autre branche régénérée qui remplaçait celle que l'on avait coupée ; elle aussi portait une entaille calquée sur celle de la branche A.

Le hachoir décrivit un rapide arc de cercle sous l'impulsion d'un corps souple et musclé. Armand Bluett voulut hurler, mais sa voix avait un son si rauque et si faible qu'elle était à peine perceptible. Il ferma les yeux. Le hachoir s'abattit sur le plateau de la petite table. Armand se tordit sur lui-même et se mit à ramper comme un crabe sur les coussins. Ce fut le mur qui l'empêcha d'aller plus loin. Il s'arrêta à quatre pattes dans une attitude grotesque, tassé dans l'angle. Quand il rouvrit les yeux, son menton était inondé de sueur et de bave.

La jeune fille n'avait sans doute eu besoin que d'une fraction de seconde pour accomplir son geste démentiel, car elle était encore debout à côté de la table. Elle tenait encore la poignée du hachoir. La lame s'en était enfoncé dans le bois épais après avoir tranché la chair et les os de la main gauche.

Elle s'empara d'un coupe-papier de bronze et le passa sous le mouchoir noué autour de son bras. Au moment où elle se redressait, un jet de sang artériel d'un beau rouge vif jaillit des moignons de ses trois doigts mutilés. Son visage avait pâli sous le fard, mais à cela près il n'avait pas changé ; elle avait gardé son expression impassible et parfaitement méprisante. Debout, très droite, elle tournait le coupe-papier pour serrer le mouchoir autour de son bras comme un tourniquet. Elle regarda le juge.

- N'est-ce pas bien mieux que ce que vous aviez prévu ? lui cracha-t-elle au visage quand son regard rencontra enfin celui du misérable. Je vous laisse une partie de moi-même pour en faire ce que vous voudrez ! C'est tellement plus agréable que de se servir d'une chose que l'on doit rendre ensuite !

Grâce au tourniquet improvisé le sang ne coulait plus maintenant de sa main qu'en un mince filet. Elle alla jusqu'au fauteuil sur lequel elle avait laissé sa minaudière et en tira un gant de caoutchouc. Tout en maintenant le tourniquet bloqué contre ses côtes, elle passa le gant sur sa main mutilée, et le serra fortement au poignet.

Armand se mit brusquement à vomir.