Le hachoir décrivit un rapide arc de cercle sous l'impulsion d'un corps souple et musclé. Armand Bluett voulut hurler, mais sa voix avait un son si rauque et si faible qu'elle était à peine perceptible. Il ferma les yeux. Le hachoir s'abattit sur le plateau de la petite table. Armand se tordit sur lui-même et se mit à ramper comme un crabe sur les coussins. Ce fut le mur qui l'empêcha d'aller plus loin. Il s'arrêta à quatre pattes dans une attitude grotesque, tassé dans l'angle. Quand il rouvrit les yeux, son menton était inondé de sueur et de bave.

La jeune fille n'avait sans doute eu besoin que d'une fraction de seconde pour accomplir son geste démentiel, car elle était encore debout à côté de la table. Elle tenait encore la poignée du hachoir. La lame s'en était enfoncé dans le bois épais après avoir tranché la chair et les os de la main gauche.

Elle s'empara d'un coupe-papier de bronze et le passa sous le mouchoir noué autour de son bras. Au moment où elle se redressait, un jet de sang artériel d'un beau rouge vif jaillit des moignons de ses trois doigts mutilés. Son visage avait pâli sous le fard, mais à cela près il n'avait pas changé ; elle avait gardé son expression impassible et parfaitement méprisante. Debout, très droite, elle tournait le coupe-papier pour serrer le mouchoir autour de son bras comme un tourniquet. Elle regarda le juge.

- N'est-ce pas bien mieux que ce que vous aviez prévu ? lui cracha-t-elle au visage quand son regard rencontra enfin celui du misérable. Je vous laisse une partie de moi-même pour en faire ce que vous voudrez ! C'est tellement plus agréable que de se servir d'une chose que l'on doit rendre ensuite !

Grâce au tourniquet improvisé le sang ne coulait plus maintenant de sa main qu'en un mince filet. Elle alla jusqu'au fauteuil sur lequel elle avait laissé sa minaudière et en tira un gant de caoutchouc. Tout en maintenant le tourniquet bloqué contre ses côtes, elle passa le gant sur sa main mutilée, et le serra fortement au poignet.

Armand se mit brusquement à vomir.

- Je te demande pardon... C'est qu'il crie si bien... dit-il doucement en reposant le cristal à côté des autres. Si seulement je pouvais comprendre comment ils pensent... Je peux leur faire mal. Je peux les diriger. Mais je ne peux pas leur parler. Un jour je trouverai bien.
 
(...)
 
- Ils rêvent, dit-il, tandis que sa voix, sonore comme un tuyau d'orgue, s'amenuisait jusqu'à ne plus être qu'un murmure chargé de passion. Je n'ai pas encore trouvé d'expression plus juste. Oui, ils rêvent.
 
Zena attendit la suite en silence.  
 
- Mais leurs rêves ont une vie propre dans notre monde à nous - dans l'espèce de réalité que nous connaissons. Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d'os, de sang. Et il arrive même que leurs rêves restent inachevés ; c'est pourquoi je possède un chat à deux pattes, un écureuil sans poil et aussi Gogol, qui devrait être un homme, mais n'a ni bras, ni glandes sudoripares, ni cerveau... Tous ces êtres sont inachevés...

Je savais qu'ils étaient (eux ou d'autres dans le même genre - c'est pareil) des dialecticiens et que, peut-être, ils allaient démolir "mon idée". J'étais tout à fait sûr de moi, que, mon idée, je ne serais pas allé leur livrer ou la leur dire : mais ils auraient pu (et, encore une fois, eux, ou d'autres dans le genre) dire quelque chose qui aurait fait que, moi, j'aurais perdu mes illusions sur mon idée, même sans leur en avoir lâché un mot. Dans "mon idée", il y avait des questions que je n'avais pas résolues, mais je  ne voulais pas quelqu'un d'autre que moi essaie de les résoudre. Ces deux dernières années, j'avais même arrêté de lire des livres, parce que j'avais peur de tomber sur tel ou tel passage pas en faveur de mon "idée", et qui aurait pu me bouleverser. Et, brusquement, V...., d'un seul coup, résolvait le problème et m'apaisait au sens le plus haut. C'est vrai, de quoi avais-je donc peur et que pouvaient-ils bien me faire avec toutes les dialectiques du monde ? J'étais le seul, si ça se trouve, là-bas, à comprendre ce que V... voulait dire avec son "idée-sentiment" ! Il ne suffit pas de contredire une idée magnifique, il faut la remplacer par une idée de même force et aussi magnifique; sinon, moi, parce que je ne veux rien au monde me séparer de mon sentiment, je rejetterai au fond du coeur tout argument contraire, ne serait-ce que malgré moi, quoi qu'ils aient pu me dire. Et que pouvaient-ils bien me donner en échange ?

Je commence, c'est-à-dire, je voudrais commencer, mes carnets à partir du 19 septembre de l'année dernière, c'est-à-dire, du jour précis où, pour la première fois j'ai rencontré...
Mais expliquer qui j'ai rencontré, comme ça, d’avance, quand personne n'est au courant de rien, ça fera vulgaire; même, je pense que, ce ton aussi, il est vulgaire : je me suis promis de m'écarter des joliesses littéraires, et je tombe dans ces joliesses à la première ligne.

Il s'est retourné et a fixé le revolver.
- Non c'est comme ça, par habitude.
- Moi, si j'avais un revolver, je le tiendrai caché, je ne sais pas, à double tour. Vous savez, je vous jure, ça attire !Moi, peut-être, je n'y crois pas, à l'épidémie de suicides, mais, si ça reste à briller devant vos yeux - je vous jure, il y a des minutes, ça peut vous attirer.
- Ne parlez pas de ça, a-t-il dit soudain et il s'est levé de sa chaise.
- Je ne parle pas pour moi, ai-je ajouté, me levant aussi, moi, ce n'est pas pour moi. Moi on peut me donner trois vies, je n'en aurais jamais assez.
- Vivez longtemps, a-t-il conclu, comme si ça jaillissait de lui
Il a fait un sourire distrait, et, étrangement il est allé tout droit vers l'entrée, comme s'il me faisait sortir lui-même, sans remarquer, bien sûr, ce qu'il faisait.
- Je vous souhaite tous les succès possibles Kraft, ai-je dit, sortant déjà sur le palier.
- Ca, j'espère, a-t-il répondu d'une voix ferme.
- Au revoir !
- Ca aussi j'espère.
Je me souviens de son dernier geste sur moi.

Elle dit que je l’avais terrassée avec mon esprit, puis que j’avais éveillé en elle la compassion et qu’après avoir éveillé sa compassion, je l’avais transformée en auditrice, en auditrice de mon enfance terrible et de mes histoires abominables, et quand elle avait voulu devenir partie prenante de mes histoires pour me sortir de l’impasse qu’elles représentaient, de ce bourbier, de cette vase, et me conduire vers elle, vers son amour, pour qu’ensuite nous sortions ensemble de ce marais et le laissions pour toujours derrière nous comme le mauvaise souvenir d’une maladie : alors j’avais soudain lâché sa main (c’est ainsi que s’exprima ma femme) et j’avais pris mes jambes à mon cou pour retourner dans le marais, et elle n’avait plus la force, dit ma femme, de me suivre une deuxième fois, et qui sait combien de fois encore, pour me ressortir de là.
 

Il m'a fallu cette nuit pour voir enfin dans le noir, pour voir entre autres la nature de mon travail, qui, au fond, ne consiste qu'à creuser, à continuer de creuser la tombe que d'autres ont commencé à creuser pour moi dans l'air, puis, tout simplement parce qu'il n'ont pas eu le temps de terminer, dans leur hâte et même sans ironie diabolique d'aucune sorte, non, juste comme ça, sans bruit, sans regarder autour d'eux, ils m'ont fourré l'outil dans les mains et ils m'ont planté là pour que je finisse moi même le travail qu'ils avaient commencé.