Dans un ouvrage dense et érudit, qui paraît ces jours-ci, l’historien et théologien, spécialiste du monde de l’orthodoxie, remonte à la source lointaine du conflit entre la Russie et l’Ukraine.
La guerre déclenchée par Vladimir Poutine s’inscrit dans un affrontement à la fois culturel et religieux vieux de mille ans: l’Ukraine, carrefour stratégique entre l’Occident et le monde slave, n’a cessé d’être un enjeu pour les puissances du moment, mais aussi pour les trois confessions chrétiennes, analyse Jean-François Colosimo. L’intellectuel estime que si Vladimir Poutine est à ce jour en situation d’échec, rien ne garantit que d’autres dirigeants russes lui succéderont bientôt, ni qu’ils seront nécessairement mieux disposés envers les Occidentaux.
LE FIGARO. - Votre livre est sous-titré: «Mille ans de guerres de religions en Europe». En quoi la guerre en Ukraine serait-elle religieuse? Pourquoi parler d’un conflit millénaire?
Jean-François COLOSIMO. - Nous souffrons d’une amnésie historique et d’une hémiplégie civilisationnelle. C’est de la dislocation de l’Empire romain que naissent, à partir du IXe siècle, les deux Europe, occidentale et orientale. Rome et Constantinople se disputent la primauté spirituelle. Aix-la-Chapelle et Byzance, l’héritage des Césars. Au centre du continent, l’évangélisation des Slaves provoque une lutte acharnée entre les missionnaires latins et grecs. Leur ligne de front tourne vite à la ligne de démarcation.
Il s’agit donc d’une opposition entre catholiques et orthodoxes?
Non. Ou plutôt, pas seulement. Et aujourd’hui le dialogue œcuménique a désamorcé les facteurs théologiques. De plus, il faut compter avec les acteurs que cette ligne de fracture a aspirés ultérieurement: le judaïsme, l’islam, le protestantisme. Mais, oui, deux mondes sortent de cette querelle médiévale, hostiles l’un à l’autre, d’autant plus rivaux que jumeaux. De cette opposition cultuelle est né un antagonisme culturel nourri de mémoires blessées que Vladimir Poutine emploie au service de sa guerre fratricide.
Ce pays longtemps accordéon est en fait un carrefour de l’histoire collective du Vieux Continent
Jean-François Colosimo
Comment s’est constituée la fracture continentale dont vous nous rappelez l’existence souvent oubliée?
La ligne de partage court en zigzag de Riga, sur la Baltique, à Split sur la Méditerranée. Elle divise les Polonais et les Biélorusses, les Croates et les Serbes. Avec chaque fois pour marqueurs les rites romain ou byzantin, les alphabets latin ou cyrillique. Elle passe par Kiev et traverse l’Ukraine en son milieu, délimitant son Ouest catholique et son Est orthodoxe. Ce pays, dont le nom signifie la bordure, résume le drame européen: enjeu entre les trois monothéismes, les trois confessions chrétiennes, mais aussi les grandes puissances du moment, il l’a été également pour les deux totalitarismes, rouge et brun. À l’Holodomor, ordonné par Staline en 1931, a succédé la Shoah, actée par Hitler en 1941. Ce pays longtemps accordéon est en fait un carrefour de l’histoire collective du Vieux Continent.
Cette ligne est-elle restée si vivace après le Moyen Âge?
En 1795, le partage de la Pologne, naguère dominante, entre l’Autriche catholique, la Prusse protestante et la Russie orthodoxe, se traduit par la conversion forcée des populations environnantes à la religion du prince. En 1853, la guerre de Crimée, qui va couronner les intérêts commerciaux de l’Empire britannique, est vécue comme une «croisade pour la vraie foi» par les Empires français, russe et ottoman. En 1991, dès la chute du communisme, la furie balkanique reprend entre les Croates, les Serbes et les Bosniaques. L’effet retard qu’a connu l’Ukraine a été dû à la lenteur du réarmement militaire et idéologique du Kremlin.
L’Ukraine existe. Son histoire politique a été entravée. Mais son histoire religieuse est avérée
Jean-François Colosimo
Vladimir Poutine voit dans l’Ukraine une partie de l’empire russe. Quand l’identité nationale ukrainienne s’est-elle construite?
L’Ukraine existe. Son histoire politique a été entravée. Mais son histoire religieuse est avérée. Il y est bien allé, au cours des siècles, d’une agrégation d’ethnies, d’idiomes et de confessions à l’unité fragile. Mais aussi d’une ambition persévérante à constituer une entité indépendante. Cette volonté court en filigrane de la Rus’ médiévale de Kiev, le lieu du baptême des Slaves orientaux en 988, à l’Hetmanat moderne de Ruthénie, la confédération des Cosaques zaporogues fondée en 1649, et jusqu’aux Républiques contemporaines proclamées en 1917, puis en 1991. Et ratifiée par un référendum auquel les Ukrainiens ont répondu unanimement oui. Mille ans d’un fin tissage auquel Vladimir Poutine aura donné, à l’envers de son projet, la vigueur d’une cotte de mailles.
En quoi l’Ukraine se distingue-t-elle de la Russie?
Il y a indéniablement une langue et une culture ukrainiennes. Il est surtout en Ukraine une mentalité et une sociabilité originales, une forme de «slavité» méridionale à la religiosité pastorale. Au cours des siècles, cette agrégation d’ethnies, d’idiomes et de confessions à l’unité fragile n’a cessé de manifester une ambition d’indépendance. Ce sont autant de différences avec la Russie, sa propension au génie, mais aussi sa tendance à l’illimitation et à la convulsion: l’Ukraine ne s’est jamais rêvée empire et, à partir du XIXe siècle, elle s’est voulue nation.
Cyrille va endosser l’agressivité diplomatique de Vladimir Poutine. Il met en acte l’idéologie du « monde panrusse » en Biélorussie et en Ukraine, dans les pays Baltes, en Asie centrale, mais aussi au Proche-Orient, en Afrique et en Occident. Il n’est pas un jouet, mais un pivot du système
Jean-François Colosimo
Quel est le rôle du patriarche Cyrille de Moscou dans cette guerre et plus largement de l’Église orthodoxe?
Il est le légataire volontaire d’une alliance sacrilège contractée sous l’ère totalitaire. En Russie, après 1989, ne subsistent comme institutions que le patriarcat et le KGB. Or, ce sont de vieilles accointances que lie un pacte de collaboration. Le pontificat de Cyrille, Vladimir Goundiaïev dans le siècle, et la présidence de Vladimir Poutine vont s’édifier en miroir. Pour le compte du despote, le hiérarque se transforme en régisseur des confessions minoritaires, en codificateur des sacralités et des mœurs, en aumônier des organes et des oligarques, absolvant la corruption ambiante tout en se taillant une fortune personnelle. Et en grand inquisiteur de la moindre voix dissidente.
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Surtout, il se fait le héraut de la restauration impériale qui se joue à l’étranger. Le patriarcat de Moscou est la seule entité qui couvre encore le territoire de l’ex-URSS. Cyrille va endosser l’agressivité diplomatique de Vladimir Poutine. Il met en acte l’idéologie du «monde panrusse» en Biélorussie et en Ukraine, dans les pays Baltes, en Asie centrale, mais aussi au Proche-Orient, en Afrique et en Occident. Il n’est pas un jouet, mais un pivot du système.
Doit-on voir en Vladimir Poutine une revanche des slavophiles sur les occidentalistes?
Après l’échec du communisme, Vladimir Poutine entame une reconstruction idéologique où la revanche de Moscou, conçue comme la Troisième Rome, vient se substituer au défunt internationalisme bolchevique. Ses scribes vont donc puiser dans le fonds de la littérature réactionnaire pour justifier son culte de la force. D’où les illusions d’une certaine droite européenne. Ce faisant, Vladimir Poutine déshonore le premier slavophilisme, qui présente avant tout une revendication spirituelle de forme chrétienne, et se tourne rapidement vers l’eurasisme, qui comporte toute une exaltation du paganisme: la vocation de la Russie à régenter le monde est totale, car elle est le parfait entre-deux des hémisphères occidental et asiatique.
Les empires hier séculiers reviennent à la religion comme arme massive parce qu’elle est exclusive, mobilisatrice, délétère. Tout est bon dès lors pour justifier ce revivalisme
Jean-François Colosimo
Comment alors caractériseriez-vous son idéologie?
Xi Jinping cite Confucius dont les Gardes rouges brûlaient les écrits. Recep Tayyip Erdogan refait de Sainte-Sophie la mosquée que Kemal Atatürk avait muséifiée. Vladimir Poutine restaure les monastères que les guébistes dynamitaient. Les empires hier séculiers reviennent à la religion comme arme massive parce qu’elle est exclusive, mobilisatrice, délétère. Tout est bon dès lors pour justifier ce revivalisme. Recep Tayyip Erdogan est selon l’occasion néo-ottoman, panturc, panislamiste. Vladimir Poutine joue lui aussi sur un large répertoire.
Quels exemples donneriez-vous de sa capacité à varier ses axes idéologiques?
Voyez combien il a multiplié les justifications de ses buts de guerre depuis l’invasion de l’Ukraine. Après s’être autorisé de l’ingérence humanitaire ou de la légitime défense, il est passé à la défense de la civilisation. Il a argué qu’il lui revenait de dénazifier l’Ukraine, de la libérer d’un régime illicite et belliciste, réincarnation du passé hitlérien et avant-garde d’une coalition liberticide.
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Puis, il a sauté du répertoire antifasciste au registre théologico-politique. Il s’est assigné un rôle messianique à la fois saint et sacré: sauver l’orthodoxie, les religions russes et la «russité», lesquelles ne feraient qu’une et seraient simultanément menacées d’extinction. Enfin, il a déclaré la guerre totale contre l’Occident décadent, destructeur de l’humanité. La racine de tous ses discours, c’est un darwinisme néantisant.
La gnose intime de Vladimir Poutine, qui hante son cerveau reptilien, est le manichéisme dont le marxisme a été un variant : l’autre est le mal, l’extermination de l’autre est le bien, il est urgent de précipiter la lutte finale pour que se réalise l’apothéose
Jean-François Colosimo
Vladimir Poutine semblait jusqu’alors maître du jeu géopolitique. Pourquoi a-t-il pris le risque de renverser la table de jeu à ses dépens? Et pourquoi dans votre livre, vous le décrivez comme habité par une passion de l’apocalypse?
Aucun des motifs invoqués pour éclairer cette décision incompréhensible sur le plan rationnel, et ils sont multiples, ne tient. La gnose intime de Vladimir Poutine, qui hante son cerveau reptilien, est le manichéisme dont le marxisme a été un variant: l’autre est le mal, l’extermination de l’autre est le bien, il est urgent de précipiter la lutte finale pour que se réalise l’apothéose. Quitte à embraser la planète. C’est là la dimension en effet apocalyptique du terrorisme nihiliste qui a fait chavirer la Russie tsariste avant 1917 et dont Vladimir Lénine a su faire, avec une intelligence proprement diabolique, une politique de terreur d’État. Celle que répète sans vergogne aujourd’hui Vladimir Poutine.
Vous allez jusqu’à comparer l’État poutinien et l’État islamique, pourquoi?
La différence entre Oussama Ben Laden et Vladimir Poutine tient en un chiffre, un mot et un adjectif: 6300 ogives nucléaires. Lequel des deux a dit: «La capacité de sacrifice de nos adversaires est nulle comparée à la nôtre. Rien ne nous fait peur. Notre agresseur doit savoir que nous, nous irons au paradis en martyrs, tandis que lui crèvera sans avoir eu le temps de se repentir.» C’est l’actuel maître du Kremlin.
On peut toujours estimer qu’un vrai maître du bluff n’annonce pas, comme l’a fait Vladimir Poutine, qu’il « ne bluffe pas ». Mais ce peut être aussi se tromper sur la fanatisation suicidaire à laquelle conduit inexorablement une rupture grandissante avec le réel
Jean-François Colosimo
Doit-on alors redouter qu’il utilise le feu nucléaire?
Tout est malheureusement possible, nous devrions désormais le savoir à l’aune des crimes de guerre commis en Ukraine. La doctrine géostratégique Primakov-Gerasimov, qui est celle de la Russie depuis 1991, laisse ouverte le recours à des frappes nucléaires limitées sur le champ de bataille, dites «tactiques».
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On peut toujours estimer qu’un vrai maître du bluff n’annonce pas, comme l’a fait Vladimir Poutine, qu’il «ne bluffe pas». Mais ce peut être aussi se tromper sur la fanatisation suicidaire à laquelle conduit inexorablement une rupture grandissante avec le réel. Vladimir Poutine ayant d’ores et déjà perdu son pari insensé, que lui reste-t-il à perdre, sinon tout?
Les Ukrainiens et les Américains semblent désormais non seulement croire à la victoire, mais aussi à un changement de régime en Russie. Cela est-il possible et souhaitable?
La finalité est claire: une Ukraine libre, une Russie libérée, une Europe affranchie du spectre Poutine, l’ultime tyran du Vieux Continent, avec le biélorusse Alexandre Loukachenko. Le résultat, plus qu’incertain. Ce qui nous obligera demain, si l’on veut une paix durable, à reconstruire physiquement Kiev et, dans le même temps, à réparer mentalement Moscou. C’est toutefois une autre illusion, cette fois progressiste, de croire qu’un meilleur régime peut aisément succéder à celui qui est aujourd’hui en place au Kremlin. Les forces vives de la Russie sont en prison, en exil ou sur les routes. Elles auront demain à affronter l’anathème universel. Veillons, à notre tour, à ne pas nous montrer manichéens.
C’est une illusion de croire qu’un meilleur régime peut aisément succéder à celui en place au Kremlin. Les forces vives de la Russie sont en prison, en exil ou sur les routes. Elles auront demain à affronter l’anathème universel. Veillons, à notre tour, à ne pas nous montrer manichéens
Jean-François Colosimo
Quel rôle pouvons-nous jouer dans la résolution de ce conflit?
La vraie nouvelle de la guerre d’Ukraine, c’est l’isolement de l’Occident, conspué au Sud, en Afrique, en Asie, en Amérique latine pour son hypocrisie présumée. Or cet Occident n’existe pas. L’Amérique décide, l’Europe exécute. Nous sommes pourtant en première ligne dans tous les Orients, à l’Est, au Caucase et en Méditerranée. Le farouche désir d’indépendance de l’Ukraine serait pour nos gouvernants à méditer comme un exemple à suivre.