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La rencontre dAkaba, le 4 juin 2003, a laissé espérer un progrès des négociations au Proche-Orient, perspective aussitôt remise en cause par les « meurtres ciblés » israéliens et par les attentats-suicides palestiniens. Les Etats-Unis, qui versent une aide importante à Israël, pourraient jouer un rôle crucial. Mais, un an avant les prochaines élections américaines, ni les démocrates, ni les républicains, ni le principal think tank pour les questions relatives au Proche-Orient ne veulent incommoder la droite israélienne.
Par Serge Halimi
Lidée quun lobby pro-israélien, lAmerican Israel Public Affairs Committee (Aipac), très actif dans les corridors du Congrès, oriente la politique américaine au Proche-Orient est désormais presque caduque. Elle suggère, en effet, quil suffirait que cette organisation, qui revendique soixante-quinze mille membres, perde une bataille parlementaire pour que sa puissance - et celle du gouvernement de Jérusalem - décline ipso facto. Or on nen est plus là. Cest lensemble des milieux dirigeants américains - Maison Blanche, Congrès, les deux principaux partis, la presse, le cinéma (1) - qui ont construit et consolidé un système pro-israélien à ce point ancré dans la vie politique, sociale et culturelle des Etats-Unis quune défaite de sa part est devenue presque inconcevable.
Le 11 juin 2003, alors que semblait senclencher un énième « processus de paix », M. George W. Bush a eu laudace de se déclarer « troublé » par les attaques israéliennes de la veille contre un dirigeant du Hamas. Mal lui en prit. LAipac, qui a pourtant rarement connu à la Maison Blanche un locataire mieux disposé à son égard, a dénoncé sur-le-champ « limpartialité mal calculée » des commentaires présidentiels. Utiliser larmée pour se protéger contre « une bombe à retardement » est « justifié à 100 % », ajouta M. Robert Wexler, représentant démocrate (et progressiste) de Floride. « Israël na dautre choix que dutiliser la force », opinait M. Tom Lantos, chef de file démocrate à la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants. M. Lantos passe lui aussi pour plutôt à gauche aux Etats-Unis. Cela ne lempêche jamais de servir de Gramophone aux positions du Likoud. Si les Palestiniens ne désarment pas les « terroristes », « alors Israël le fera », a même averti ce représentant de Californie...
Il y a plus de quinze ans, en 1987, un autre membre du Congrès, Mervyn Dymally, observait déjà quun élu de la Knesseth était plus libre de critiquer la politique israélienne quun parlementaire américain (2). Aux Etats-Unis, un postulant à une responsabilité nationale a en effet tout à gagner à saligner sur les positions les plus extrêmes du gouvernement - de nimporte quel gouvernement - de Jérusalem. Et il aurait tout à perdre à faire le contraire. Chacun le sait. Les coups de semonce adressés aux récalcitrants ont servi de leçon aux autres.
En 1982 et en 1983, deux parlementaires républicains de lIllinois, Paul Findley et Charles Percy, avaient eu loutrecuidance, pour le premier, de rencontrer M. Yasser Arafat, pour le second dapprouver la vente davions de reconnaissance Awacs à lArabie saoudite. LAipac finança massivement la campagne de leurs adversaires. Les deux élus perdirent leur siège (3). Vingt ans plus tard, la même chose sest reproduite. Coup sur coup, en juin et en août 2002, en Alabama puis en Géorgie, deux parlementaires, démocrates cette fois, Mme Cynthia McKinney et M. Earl Hilliard, ont vu des candidats très généreusement soutenus par des organisations pro-israéliennes les affronter lors de lélection primaire. Alors que les sortants surmontent en général cette étape électorale sans difficulté, les deux parlementaires furent battus. Ils comptaient au nombre des vingt et un membres téméraires de la Chambre des représentants (sur 435) qui sétaient opposés à une résolution... soutenant les représailles de larmée israélienne contre des Palestiniens accusés de complicité collective avec les auteurs dattentats-suicides.
Dans le contexte de laprès-11 septembre, la technique permettant de disqualifier un parlementaire insuffisamment inféodé aux thèses les plus intransigeantes du Likoud est parfaitement rodée. Cet élu intrépide (et original) risque dattirer lattention ; certains Américains dorigine arabe (ou des musulmans) vont lui témoigner leur reconnaissance et financer sa prochaine campagne. Le ver est alors dans le fruit. En passant au peigne fin la liste (qui doit être rendue publique) de ses donateurs pour y repérer des noms à consonance terrifiante, cest bien le diable si ny figure pas celui dun individu qui, un jour, a été interrogé par le FBI ou qui aurait aidé une organisation charitable palestinienne naturellement « liée au terrorisme ». Ainsi, Mme McKinney avait « accepté largent de gens dont on a dit quils étaient des terroristes arabes ». Un prince saoudien avait offert 10 millions de dollars à la ville de New York peu après les attentats contre le World Trade Center. Il sest vu retourner son don avec mépris par le maire républicain dalors, M. Rudolf Giuliani, au seul motif que sa contribution était assortie dune critique de la politique américaine au Proche-Orient.
Démagogie new-yorkaise
A New York, où resident plus du tiers des six millions de juifs américains, chacun prend ses distances avec ce qui est arabe ou musulman. Elue sénatrice de lEtat en novembre 2000, déjà tentée par la Maison Blanche en 2008, Mme Hillary Clinton a vite compris de quoi il retournait. En 1998, elle avait exprimé son soutien à lidée dun Etat palestinien. Pis, lannée suivante elle avait commis la terrible imprudence de se laisser embrasser par Mme Souha Arafat. Déjà inconvenante de la part dune First Lady, une telle étreinte devenait carrément suicidaire pour quiconque avait des ambitions électorales. Car comme lexplique M. Sidney Blumenthal, ancien conseiller politique du président Clinton, « un candidat démocrate doit obtenir deux tiers du vote juif de New York pour lemporter dans lEtat (4) ». Autant dire que, en quelques semaines, Mme Clinton réajusta quelques-unes de ses positions antérieures.
Dabord, elle se découvrit favorable au transfert de lambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Etait-ce si urgent ? Cette préconisation, véritable serpent de mer de la politique américaine, avait déjà valu à M. James Carter de perdre les primaires de New York contre le sénateur Edward Kennedy, partisan de ce déménagement. Cétait en... 1980. Plus récemment, les candidats Ronald Reagan et William Clinton avaient réclamé à leur tour ce transfert avant de terminer deux mandats chacun à la Maison Blanche sans que lambassade ait bougé dun centimètre.
Restait loffense redoutable davoir été embrassée par Mme Arafat. Hillary Clinton y consacre un passage des très indigestes (mais très lucratifs) Mémoires quelle vient de publier contre une avance de 8 millions de dollars : « Quand je la rejoignis sur le podium, Mme Arafat me donna laccolade, conformément à la tradition. Si javais eu connaissance des mots détestables quelle venait de prononcer, je les aurais dénoncés sur-le-champ. (...) Mon état-major de campagne réussit à réparer les dégâts (5). » Dautres dégâts suivraient quand on apprit que la candidate démocrate avait accepté la contribution financière de la Muslim American Alliance (qui, au même moment, appelait à voter pour M. George W. Bush à lélection présidentielle...). Largent impur fut retourné séance tenante. Et Mme Clinton se confondit en excuses pour navoir pas été plus vigilante.
Difficile dimaginer intransigeance semblable quand il sagit des partisans les plus sulfureux de M. Ariel Sharon. Que des dirigeants fondamentalistes protestants décrivent lislam comme « diabolique et tordu », son prophète comme un « fanatique aux yeux écarquillés », voire un « pédophile possédé par le démon », que certains de ces fondamentalistes aient approuvé les attentats - « terroristes » ? - contre des médecins pratiquant lavortement (sept morts depuis 1993), quils encouragent les discriminations contre les homosexuels, voire rêvent dun second avènement du Messie, prélude à la conversion ou à lextermination des juifs (6), tout cela gêne à peine M. Abraham Foxman, directeur national de lAnti-Defamation League. Il explique : « Les juifs américains ne doivent pas sexcuser quand ils sattachent à conforter le soutien de la droite chrétienne à Israël. Israël assiégé en a besoin. Et ce soutien est à la fois énorme, constant et inconditionnel (7). »
Une telle asymétrie est théorisée par lensemble des milieux dirigeants américains. « Il y a une différence, expliquait M. Giuliani, entre une démocratie, un Etat de droit, quelles que soient ses imperfections, et une dictature construite sur le principe du terrorisme (8). » Au nom de la « clarté morale » quimposerait la lutte contre le terrorisme, il est désormais quasi interdit à un officiel américain, fût-il président des Etats-Unis, de réclamer quelque concession que ce soit au gouvernement israélien.
Quand M. Bush a avancé dun millimètre dans cette direction, le directeur éditorial du Wall Street Journal, les intellectuels néoconservateurs William Kristol et Robert Kagan, lancien premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou (aussi omniprésent à la télévision américaine quun présentateur de la météo) et le sénateur démocrate et candidat à la Maison Blanche Joseph Lieberman lui reprochèrent aussitôt une perte de « clarté morale ». Faucon dans une administration de faucons dont le chef a qualifié M. Ariel Sharon d« homme de paix », M. Paul Wolfowitz a même réussi, lannée dernière, à se faire huer à Washington par une foule pro-israélienne. A la tribune, où sétaient succédé M. Giuliani, Mme Clinton, M. Richard Gephardt, dirigeant démocrate à la Chambre des représentants, et M. John Sweeney, président de lAFL-CIO, il avait eu linvraisemblable toupet dévoquer la nécessité dun Etat pour les « Palestiniens innocents qui souffrent et qui meurent aussi (9) ».
A lheure où lélection présidentielle de novembre 2004 conditionne tout, M. George W. Bush sen remet à son conseiller politique, M. Karl Rove, pour la plupart de ses décisions. Cest lui qui relit chacun des discours du chef de lEtat ; ils ont voyagé ensemble au Proche-Orient au mois de mai 2003. Aussi cynique que ses collègues conseillers en communication (10), M. Rove a estimé quune élection était « entièrement faite de visuels. Vous devez faire campagne comme si lAmérique regardait la télévision le son coupé (11) ». Lélectorat militariste lui étant acquis, il ne serait pas mauvais que le président des Etats-Unis passe à présent pour lhomme de la paix. Des jolies images de poignées de main à Camp David ou ailleurs pourraient sans doute y contribuer.
Comme le rappellent les biographes de M. Rove (deux livres qui lui sont consacrés viennent de sortir, et chacun évoque dans son titre « le cerveau de Bush »...), « dans une nation aussi également divisée quelle le fut lors de la dernière élection présidentielle, Rove nest pas disposé à envisager une politique qui mettrait le moindre suffrage en péril. (...) Quand il favorise un changement de cap, cest quil prévoit que la nouvelle position servira davantage le président, les républicains et la cause conservatrice. Cest comme cela que Rove a obtenu quun président libre-échangiste impose des droits de douane sur lacier importé (12) ». La position politique de M. Bush semble a priori assez solide pour lui permettre quelques audaces au Proche-Orient. La droite chrétienne va voter en sa faveur, même sil gourmande une fois par an un M. Sharon quelle adore. Quant à lélectorat juif (environ 4 % du total), il nest pas toujours à lunisson du lobby pro-likoud qui prétend parler en son nom et il pèse surtout dans des Etats (Floride mise à part) jugés acquis aux démocrates (New York, Californie, Massachusetts).
Servir la cause présidentielle, cest aussi grignoter la base de ladversaire. Il est déjà vraisemblable que M. Bush fera mieux lannée prochaine dans lélectorat juif quen novembre 2000 (il avait alors recueilli 19 % des voix contre 78 % pour M. Albert Gore). Mais, aux Etats-Unis, la première des élections reste la primaire des dollars. Et, là, le potentiel républicain est énorme : 21 % du total des dons et la moitié des contributeurs individuels du Parti démocrate sont des juifs, souvent plus favorables que les autres à la colonisation des territoires palestiniens (ils ne représentent que 2,5 % des donateurs du parti républicain). Déjà, la prochaine campagne de M. Bush va être gavée dargent (la baisse des impôts ne sera pas perdue pour tout le monde...). Lavantage financier des républicains deviendra gigantesque si M. Rove parvient en plus à ébranler un des principaux piliers de la base contributive du Parti démocrate. Depuis le 11 septembre, il sy emploie. Non sans succès apparemment (13).
A ce stade, les convictions pro-Likoud des quelques néoconservateurs quon ne cesse de citer deviennent secondaires ; le souci de personnaliser les politiques et la paresse mimétique de la presse expliquent en partie limpact quon leur attribue. Plus fondamentalement, cest en effet lensemble des variables politiques, sociales, religieuses et médiatiques américaines qui confortent les objectifs des faucons israéliens. Laction du lobby est réelle, mais elle structure et organise des forces qui se déploient spontanément. Depuis le 11 septembre 2001, ces forces nont jamais été plus contraires aux desseins palestiniens. Cela, M. Ariel Sharon le sait bien.
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