Citation :
Olivier Roy : « La critique de lislam comme religion permet de reprendre un discours anti-immigration en le « déracialisant ».
Directeur de recherches au CNRS et directeur détudes à lEHESS, Olivier Roy est lauteur de nombreux ouvrages traitant de lIslam politique. Il répond aux questions doumma.com à loccasion de la parution de son dernier livre intitulé : « La Laïcité face à lIslam » aux éditions Stock.
Dans votre ouvrage "La Laïcité face à lIslam", vous évoquez une tendance à "essentialiser" lIslam, quentendez-vous par cela ?
Essentialiser lislam cest faire de lislam un invariant qui explique tout : dabord définir « un » islam de manière exhaustive et fermée (généralement littéraliste et conservateur) et ensuite (et surtout) expliquer des comportements complexes émanant de gens dorigine musulmane comme sil sagissait dune conséquence mécanique de cet islam. Par exemple dire « Lislam ne sépare pas le religieux du politique donc les musulmans ne peuvent pas accepter la démocratie et le sécularisme » ou bien « les jeunes de banlieues sont machistes parce que lislam place les hommes au-dessus des femmes ».
Quels sont, selon vous, les effets de cette "essentialisation" dans le contexte actuel ?
On occulte ainsi tous les problèmes complexes et en particulier la question sociale ou politique (par exemples le « machisme » des jeunes de banlieues est identique dans les quartiers défavorisés noirs américain, en Russie ou bien chez les Skinheads allemands, ce qui na rien à voir avec lislam). Mais un effet pervers est de contribuer à faire de la référence à lislam un argument identitaire contestataire chez des jeunes qui se plaisent à reprendre ce qui fait peur aux « bourgeois ». Plus généralement, cette essentialisation revient à tout expliquer par lislam et donc à créer de lextérieur une « communauté musulmane » par la négative, incluant toute personne dorigine musulmane, quelle soit croyante ou non, quelle se réclame de cette communauté ou non. Or comme le dénominateur commun de cette communauté imaginaire a été en général déterminé par les références à un islam conservateur et fondamentaliste, cela revient à poser que pour sadapter au monde moderne en général et à lEurope en particulier, les musulmans doivent adapter leur religion et la réformer. Lidée est que les musulmans ne pourront être intégrés que si lislam connaît une réforme théologique.
Vous affirmez que cest la nature des "communautés qui fait problème et pas tellement le fait communautaire en lui-même", pensez vous que seule la dimension démographique dun "communautarisme musulman" puisse expliquer ce problème ?
La dimension démographique joue bien sûr un rôle. Mais cest dabord parce que la masse des musulmans vient de lémigration que le communautarisme musulman semble poser un problème plus important que par exemple le communautarisme juif. On passe constamment d « arabe » à « musulman ». Or la distinction entre origine ethnique et appartenance religieuse, même si le lien entre les deux est statistiquement fort (la plupart des musulmans sont issus de limmigration), doit être affirmée tant sur le plan juridique que sur le plan des principes : lislam ne doit pas servir à analyser les problèmes sociaux, il ne faut pas voir la banlieue par lislam, ni lislam par la banlieue. La république est censée ignorer lorigine ethnique ; par contre, si elle ne reconnaît aucun culte suivant le principe de la laïcité, elle connaît bien les religions, et en particulier le catholicisme, comme on la vu à loccasion de la mort du Pape. Or aujourdhui la confusion est constante entre origine ethnique et appartenance religieuse, et, si elle est traditionnelle dans une partie de la droite (qui affirme lidentité chrétienne de lEurope), elle est nouvelle à gauche et cest cela qui est inquiétant : on voit de plus en plus de gens de gauche qui, au nom de la laïcité, tiennent un discours discriminatoire envers lislam, et donc envers les musulmans. En fait pour beaucoup de gens, de gauche en particulier, la critique de lislam comme religion permet de reprendre un discours anti-immigration en le « déracialisant ». Au lieu de critiquer les immigrés ou les Arabes, on se réfère aux « musulmans », mais il sagit bien sûr de la même population.
Vous parlez dune "laïcité à géométrie variable" lorsque le Ministère de lIntérieur lance le Conseil français du Culte Musulman alors que "la loi de 1905 prévoit que lEtat nintervient pas dans lorganisation interne des cultes". Vous parlez également dune tendance à idéologiser la laïcité ? Quels en sont les effets ?
La loi de 1905, qui nemploie pas le mot de laïcité, définit simplement les relations entre lEtat et les religions (ou plus précisément les « cultes », ce qui vise la pratique de la religion et non les dogmes), sur la base de la séparation ; ce qui veut dire que la laïcité est un simple principe juridique et nest jamais définie comme une philosophie voire même un système de valeurs. Or aujourdhui on déborde cette loi par les deux côtés : soit par linterventionnisme de lEtat dans le religieux, soit par la définition de la laïcité comme un ensemble de valeurs supposées être partagées par tous pour fonder le consensus républicain. Tantôt on se réfère à une laïcité maximale (expulsion de la religion de la sphère publique), tantôt on revendique une intervention de lEtat dans le religieux (construction du CFCM, demande de réforme du dogme en particulier en ce qui concerne les « huddud » et lapostasie). Il faut choisir : ou bien on est dans une laïcité purement juridique (la séparation), ou bien on est dans le césaro-papisme (lEtat décide du vrai en matière de religieux et la laïcité devient une sorte didéologie dEtat). On voit bien que la laïcité républicaine rêve dun interventionnisme à la Napoléon. Le problème est quaujourdhui cet interventionnisme vise presque exclusivement lislam, alors que par définition toutes les grandes religions monothéistes ont des dogmes qui ne sont pas en harmonie avec les lois de la république (avortement, place des femmes).
Mais il faut ajouter que le « consensus républicain » est un mythe si on le fait porter sur des valeurs : laïques, communistes, démocrates, catholiques, entre autres, ont pu évoquer des valeurs différentes voire antagoniques tout au long de lhistoire de la république française. Le consensus doit porter sur la règle du jeu (élections, respect du droit et des institutions) et non sur des valeurs ou des normes. En ce sens lislam ne pose pas de problème spécifique : cest le fait religieux qui pose un problème, pas telle ou telle religion.
Vous évoquez certaines études présentant les femmes des "quartiers" comme "prises entre domination et aliénation" dans lattente dune loi libératrice. Vous opposez à ce discours une réalité toute autre. Quentendez-vous par "libération par procuration" ?
Depuis une vingtaine dannées, il y a un recul net en Occident des idéaux de la « libération » et en particulier lémancipation féminine. On le voit avec la montée de la droite chrétienne aux Etats-Unis et le raidissement de lEglise catholique sur des questions comme le rôle des femmes dans lEglise, mais aussi dans la société. Beaucoup de féministes, inquiètes de ce recul, croient trouver chez les jeunes filles de la banlieue à la fois les victimes contemporaines et la nouvelle génération militante, mais ces mêmes féministes, comme la plupart des gens qui voient dans les banlieues des « territoires perdus de la république », abordent la question de manière dogmatique et souvent caricaturale (les banlieues ne seraient que « tournantes » et brimades envers les femmes). Seulement, comme souvent, en isolant la question bien réelle des discriminations de fait envers les femmes de lensemble du contexte social, on ne se donne comme forme daction que la dénonciation médiatique et la stigmatisation, et on attend le progrès seulement dune législation coercitive, faute dune véritable politique sociale. On laisse se créer le ghetto, puis on dénonce le ghetto, mais surtout les habitants du ghetto. Or si les mariages forcés existent bien, les pratiques matrimoniales sont plus complexes et correspondent aussi à des stratégies de groupes (familles, villages) auxquels les filles peuvent sidentifier. Sil est normal dégaliser lâge du mariage entre hommes et femmes et de vérifier de près le consentement de lépousée, il ne lest plus de considérer comme douteux tout mariage apparaissant comme sociologiquement endogame (avec un cousin ou quelquun du même village).
Le risque pour un mouvement comme « ni putes ni soumises » (qui est bien un mouvement spontané) est dêtre récupéré par la bonne société parisienne, comme le fut « SOS racisme », et de ne plus exister dans le monde réel.
Dans votre ouvrage, une note1 décrit une caricature où un musulman tourne le dos à la République. Vous soulignez lambiguïté de celle-ci en la rapprochant traits pour traits aux caricatures antisémites des années 1930. En évoquant la vision que soutiennent certains auteurs2, vous parlez du développement dun "nouvel imaginaire des classes dangereuses comme en a produit le XIX siècle" ?
Il y a deux choses différentes ici. Dune part je suis frappé par lapplication à des musulmans de clichés qui couraient sur les Juifs dans les années trente (inassimilables, communautaristes, préférant leur religion à la république, etc.) ; cest lessence même du livre dOriana Fallaci. Certaines caricatures en portent plus que la trace. Ici le fantasme porte sur lethnie et la religion. Dautre part, sur un autre registre, le discours sur les banlieues reprend un thème propre au XIXème siècle, où le développement dun prolétariat dans des quartiers ouvriers, non encadré par lEglise, et supposé développer des formes de criminalité nouvelles, avait entraîné une psychose parmi les classes dirigeantes. Cette idée de la perte de contrôle despaces urbains au profit dune population inconnue et profondément autre est en fait une constante de limaginaire urbain moderne et cache surtout lincapacité de trouver une réponse sociale : entre la condamnation du « communautarisme » et lattente que la croissance économique règle delle-même les problèmes de banlieues, il ny a pas grand-chose, surtout après léchec de ce quon a appelé la « politique de la ville ».
Peut-on parler selon vous dune crise didentité dont la défense de la laïcité est un des symptômes ?
Le débat touche à ce qui est considéré comme au cur de lidentité française, -la laïcité-, à un moment où cette identité est remise en cause par le haut, dans lintégration européenne. Alors on se raccroche à un pseudo consensus sur les valeurs républicaines et nationales, qui semble lui se diluer par le bas, dans les banlieues et les écoles. Il y a une étrange coïncidence entre deux phénomènes historiques, qui nont aucun rapport de causalité entre eux : la construction européenne qui a débuté en 1954, mais na vraiment était perçue dans sa dimension politique (abandon de souveraineté) que lors du traité de Maastricht en 1992, et une immigration ouvrière surtout musulmane, dont la dimension religieuse na été vraiment perçue que lors de la première affaire du voile, en 1989 (année aussi de laffaire Rushdie). Ce nest pas un hasard si le camp du « non » à la constitution européenne regroupe ultra-laïques, souverainistes, extrême droite anti-immigrée et nombre de chrétiens identitaires, la même coalition qui, dans des formulations certes très différentes, doute de la compatibilité entre islam et « valeurs » nationales (même si ces valeurs sont bien sûr définies différemment). Dans le fond lislam nest pas la cause de la crise du modèle français, mais le miroir dans lequel la société se regarde aujourdhui. La France vit à travers lislam la crise de son identité.
|