Pour dépasser les discussions stériles droite-gauche, le tout Paris médiatique se déchire sur le livre de Nicolas Baverez "La France qui tombe"
En gros sa thèse est que la france fout le camp. Pas sur un ton à la Druon, mais plus sur une analyse économique et sur les actions politiques des dernières années.
Bon le livre est bien et coute 13 euros mais ya eu une petite synthèse sur Le Monde écrit par Baverez.
La voici:
POINT DE VUE
Regarde la chute et tais-toi, par Nicolas Baverez
LE MONDE | 15.09.03 | 13h04
la France qui tombe (Perrin éd.) soutient trois thèses principales. Une observation historique tout d'abord : la France se distingue depuis le XIXe siècle des autres démocraties développées par une exceptionnelle difficulté à s'adapter aux grandes transformations du système géopolitique et du capitalisme mondial.
Un constat ensuite : la France se trouve engagée depuis les années 1980 dans une phase de déclin, en raison de son incapacité à se moderniser pour pren-dre en compte la nouvelle donne issue de l'après-guerre froide et du surgissement du terrorisme de masse, de la mondialisation, de la révolution des technologies de l'information et des sciences du vivant, de l'avènement d'une société des risques.
Une proposition enfin : le déclin ne relève jamais de la fatalité, mais d'un choix politique délibéré qui explique la cécité volontaire qu'entretient la classe politique française sur l'état réel du pays. Pour échapper à la révolution, qui a rebasculé à droite depuis la disparition de l'URSS, ainsi que le confirme le krach civique du 21 avril 2002, il faut engager une thérapie de choc comparable à celle conduite en 1958.
Ces thèses peuvent naturellement soulever des critiques, dont Daniel Cohen s'est fait l'écho avec talent (Le Monde du 9 septembre). Chacun s'accorde sur ce fait : le XXIe siècle débute sous le signe d'un de ces grands bouleversements qui accompagnent la fin des conflits majeurs et où se redéfinissent la configuration géopolitique et les rapports de puissance, le fonctionnement des démocraties, le modèle de production du capitalisme et sa régulation, les équilibres et les normes sociales, en bref, les valeurs, les institutions et les règles qui fondent la liberté.
En revanche, les conclusions qui en sont tirées divergent. Le déclin de la France peut être contesté de trois points de vue : en le réduisant à un vieux mythe politique propre à la droite française ; en le relativisant pour l'imputer et le confondre avec le déclin de l'Europe face aux Etats-Unis et à l'Asie ; en le limitant à l'économie, voire au seul secteur de la recherche.
L'urgence d'une thérapie de choc pour relever la France et la replacer en phase avec son temps peut être écartée de deux façons, soit que l'on juge que les difficultés du moment sont d'ordre purement conjoncturel et relèvent de la navigation à vue dans l'attente d'une reprise mondiale qui apaiserait les tensions politiques, économiques et sociales, soit que l'on accepte le diagnostic du déclin mais que l'on privilégie le placebo sur l'électrochoc par peur des réactions du malade
1. Le déclin économique et social de la France est aujourd'hui une réalité et non pas une chimère idéologique. Il ne doit pas être apprécié de manière instantanée, notamment au regard des statistiques biaisées de niveau de vie publiées par Eurostat, mais dans la durée et par comparaison avec la performance des nations proches.
Depuis les années 1970, la croissance moyenne de la France a été ramenée de 3 % à 1,8 % et les gains de productivité de 4,2 % par an à 1 %. Conséquence : elle est le seul pays développé où le chômage touche depuis un quart de siècle plus de 9 % de la population active et où 20 % des actifs en âge de travailler sont exclus du marché du travail alors que le taux d'emploi reste le plus faible de l'OCDE (58 % et 48 % pour l'emploi marchand).
Dans le même temps, les finances publiques ont échappé à tout contrôle, l'accumulation des déficits (- 4,1 % du PIB en 2003) se traduisant par l'explosion de la dette, qui est en passe d'atteindre 1 000 milliards d'euros (soit 62 % du PIB contre 23 % en 1980).
Cette spirale à la baisse de la production et de l'emploi renvoie à des facteurs structurels. La France a fait le choix de démanteler les quatre facteurs décisifs de la puissance économique au XXIe siècle. Contrairement aux Etats-Unis, l'Etat se montre incapable de réassurer les risques de la société ouverte : il constitue une bulle financière qui finance en priorité la fonction publique (14,5 % du PIB) et les transferts sociaux (22,5 % du PIB) au détriment de l'investissement (2,5 % du PIB).
La désertification des entreprises (28 000 faillites au premier semestre 2003) et de l'industrie, dont les effectifs ont été réduits de moitié depuis 1975, s'accélère, avec une vulnérabilité particulière des anciens fleurons du capitalisme français voués soit au rachat par des concurrents étrangers (voir Pechiney), soit à la cessation de paiement (voir Vivendi, France Telecom puis Alstom). Plus grave encore que les capitaux, dont les sorties sont deux fois supérieures aux entrées, les hommes s'exilent, massivement avec, selon l'Insee, 265 000 départs définitifs de Français à fort potentiel depuis dix ans. Le potentiel de la recherche s'effondre, avec le dépôt de 6 % des brevets mondiaux contre 8,8 % en 1985.
L'Europe partage certains des éléments de la crise française, notamment par le choix effectuée en faveur de la croissance molle et du chômage de masse pour éviter la réforme des Etats-providence, avec pour résultat que le rattrapage du niveau de vie des Américains s'est interrompu depuis 1990 (le revenu par tête d'un Européen représentait 50 % de celui d'un Américain en 1945, 80 % en 1990, 65 % en 2002). Son développement est menacé par le vieillissement fulgurant de sa population, par l'écart technologique accumulé par rapport aux Etats-Unis et au Japon, par son éviction de l'industrie et du commerce au profit de l'Asie, et notamment de la Chine, qui devient l'atelier du monde.
Pour autant, la plupart des pays de l'Union affichent des performances supérieures à la France. Seule l'Allemagne connaît une situation aussi dégradée que la France. Mais avec le handicap de la réunification, qui continue à mobiliser 4 % à 5 % de son PIB chaque année, et l'atout de s'être engagée dans des réformes considérables : régime des retraites, santé, assurance-chômage, droit du licenciement, baisses d'impôts. Il existe donc bien, au sein d'une Europe vulnérable, un déclin et une résistance aux réformes spécifiques à la France.
Surtout, le déclin français ne se limite à l'économie. Il affecte aussi les institutions, avec l'alternance de deux constitutions présidentielle et cohabitationniste au gré des élections, des dysfonctionnements aigus de l'Etat de droit et une décomposition des mœurs politiques dont le procès Elf a montré l'ampleur. Il ronge la vie politique, marquée, sous l'apparente remise en marche du régime présidentiel, par la montée en puissance des extrémismes de droite et de gauche. Il lamine le corps social, avec l'irrésistible montée de la violence et du nihilisme de mouvements qui revendiquent une dimension purement protestataire, exclusive de toute proposition de réforme ou de forme de négociation. Il débouche sur la marginalisation de la place de la France dans le monde et dans l'Europe, illustrée par la crise irakienne comme par la violation ouverte des engagements européens inscrits dans les traités de l'Union.
Le déclin français ne se limite pas à la dislocation de la base productive du pays mais correspond à un traumatisme politique aigu. La crise n'est pas seulement économique, elle est intellectuelle, morale, voire spirituelle, car touchant au plus profond de l'identité, des valeurs et du destin historique de la France.
2. La fatalité n'occupe aucune part dans le déclin de la France, qui résulte de choix clairs de la classe dirigeante, à défaut d'être totalement assumés vis-à-vis de l'opinion. L'origine profonde de la crise est politique et se situe du côté de l'Etat, comme le souligne à bon droit Daniel Cohen.
Dans le domaine stratégique, cela se traduit par la congélation de la doctrine de la dissuasion nucléaire, qui représente une part essentielle de l'effort de défense alors qu'elle ne couvre plus qu'un risque marginal : comme dans les années 1930 avec la ligne Maginot, les Français se sont ainsi installés dans un sentiment illusoire de sécurité, alors que le pays est particulièrement exposé aux menaces terroristes et que son armée est actuellement déclassée, incapable non seulement de projeter une force comparable à celle des Britanniques en Irak mais même d'assurer la protection du territoire, compte tenu d'un taux d'indisponibilité des matériels qui atteint 40 % pour les avions, 50 % pour les bâtiments de la flotte, 60 % pour les hélicoptères, 75 % pour les blindés légers.
Dans le domaine économique et social, cela prend la forme de politiques résolument malthusiennes : incitations au retrait d'activité, déflation monétaire exportée à l'échelle de l'Euroland, loi des 35 heures qui, en provoquant une hausse de 17 % des coûts salariaux et une pénurie de travail qualifié, a ruiné l'industrie et désorganisé les services publics.
Sous l'enchaînement des erreurs de politiques économiques pointe la sacralisation du compromis politique passé en 1983 au moment du tournant de la rigueur, qui a consisté à accepter le grand marché, la monnaie unique et l'internationalisation des entreprises en échange du développement de la fonction publique (passée de 4 à 5,1 millions), de la sanctuarisation de l'Etat-providence et de l'étatisation du social.
Ce choix schizophrène d'une modernisation accélérée du secteur privé et de l'installation d'un secteur public en expansion constante dans une bulle protectrice coupée de toute contrainte de productivité ou de compétitivité n'est plus tenable, car incompatible avec le maintien d'une base productive nationale dans l'économie ouverte comme avec le modèle de régulation européen soutenu par une écrasante majorité des membres de l'UE. Ce choix antiéconomique est aussi et surtout un choix antisocial, qui écarte du travail, donc de la société et de la citoyenneté, quelque 20 % de la population, qui débouche sur le taux de chômage des jeunes (26 %) le plus élevé du monde développé, qui tolère la résurgence de fléaux sociaux tels que les bidonvilles, qui entretient sous le discours affiché de l'égalité des inégalités de statut et des discriminations, notamment raciales, d'une ampleur inouïe.
3. Le redressement ne relève pas davantage de la fatalité que le déclin ; il est uniquement affaire de sens de la vérité, de courage et de volonté. La France l'a éprouvé dans le cours chaotique et tumultueux de son histoire, avec de brillantes périodes de rattrapage, de la belle époque des premières années du XXe siècle aux "trente glorieuses".
s'il doit être clair qu'il n'existe aucun modèle, chaque expérience de modernisation consistant à mettre en phase une identité et une culture nationales avec l'esprit d'une période historique, force est de constater que la logique de la séquence est toujours identique, conforme aux débuts de la Ve République : remise en ordre des institutions politiques, redressement économique et social, aggiornamento stratégique, exercice de la puissance recouvrée au plan international. De même qu'il est acquis qu'aucune force ou influence extérieures, y compris européenne, ne réformera la France à la place des Français.
"Ce n'est point à un incident de gouverner la politique mais à la politique à gouverner les incidents", soulignait Napoléon. Comme l'ont dramatiquement montré les 15 000 morts de la catastrophe sanitaire de cet été, la France dispose, en lieu et place d'un gouvernement, d'une cellule de soutien psychologique, aussi prompte à entrer en empathie avec les victimes de son impéritie qu'incapable d'enrayer le déclin du pays en dépit du mandat réformateur explicite qui lui a été donné par les électeurs avec le contrôle de l'ensemble des institutions de la République. Au risque d'ouvrir un nouvel espace aux extrémismes de tout bord, et notamment au Front national. L'histoire de la France abonde de révolutions enfantées par des réformes cent fois reportées.
Voilà pourquoi la France relève d'une thérapie de choc. Voilà pourquoi la clé du changement est nécessairement politique. Il requiert trois conditions : une prise de conscience des citoyens, un projet global et cohérent de modernisation, un homme et des équipes pour le porter. La prise de conscience des Français chemine incontestablement, mais se cantonne pour l'heure à la dénonciation, faute de perspective de relèvement. Les citoyens ont pris la mesure du péril dans lequel se trouve la nation, à défaut d'en comprendre les causes ou de disposer d'une issue crédible. Le problème se situe donc moins du côté de la demande politique que de l'offre, tragiquement absente du fait des caractéristiques propres à la classe politique française - fermée, gérontocratique et toute entière issue de la haute fonction publique - mais aussi d'une nouvelle trahison des clercs, prompts à dénier la réalité d'une crise qui ne les touche guère et à se couler dans le jeu des corporatismes rivaux qui se disputent la manne des fonds publics. C'est dire que la coalition des intérêts qui trouvent leur compte à la situation présente et n'entendent pas faire la vérité sur elle est puissante.
Le véritable pessimisme ne consiste pas à pointer les difficultés objectives d'un pays mais à les nier.
Le véritable cynisme, dans une période d'immenses bouleversements historiques, consiste à ancrer un peuple dans la certitude illusoire que la meilleure des sécurités est à chercher dans le statu quo et la clé de son avenir dans la reproduction du passé.
La véritable corruption d'un système politique intervient lorsque l'action est évincée par la communication, que la compassion se substitue à la décision, que la clarté des choix s'efface devant un vague sentimentalisme humanitaire. Contre la tyrannie molle du statu quo et les vertiges du nihilisme, les Français et leurs dirigeants doivent désormais avoir le courage d'admettre la réalité du déclin de la France. Non pour le considérer comme une fatalité mais pour en comprendre les ressorts. Non pour s'enfermer dans la déploration mais pour s'engager dans l'action. Non pour s'en rejeter mutuellement la responsabilité mais pour reconstruire collectivement une puissance française à l'horizon du XXIe siècle.
Nicolas Baverez est avocat, économiste et historien
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