Valeurs Actuelles n° 3612 paru le 17 Février 2006
Monde
La galère du vieux Clem
Lodyssée de la coque Q790 tourne à la farce technique et diplomatique. La France se retrouve empêtrée dans un dossier qui devait être exemplaire. Retour sur deux ans de cafouillages.
La coque Q790, lex-Clemenceau, est un boulet dont on ne sait plus comment se débarrasser. Le bâtiment devait être démantelé en Inde, au large de laquelle il croisait depuis plusieurs jours, veillé par la frégate La Fayette. Le 15 février, après presque deux ans de cafouillages franco-français, Jacques Chirac a finalement décidé de le rapatrier, « en position dattente », dans les eaux territoriales françaises, « jusquà ce quune solution définitive soit trouvée » : « La France se doit dêtre exemplaire et dagir dans la plus totale transparence », indiquait le communiqué de lÉlysée, manière courtoise de reconnaître quelle ne lavait peut-être pas été jusque-là.
Partie de Toulon le 31 décembre, passée par le canal de Suez le 23 janvier après douze jours dattente au large dAlexandrie, la coque aurait dû être admise ces jours-ci dans un chantier de démantèlement de bateaux dAlang (État du Gujarat), après la décision finale de la Cour suprême indienne attendue le 13 février. La Cour avait différé sa décision, en réclamant la création dun nouveau comité dexperts, composé notamment dofficiers de marine et dingénieurs navals chargés dexpliquer comment étaient conçus et fabriqués les bâtiments de guerre à la fin des années 1950.
Comme si ces malheurs indiens ne suffisaient pas, une nouvelle flèche assassine venait dêtre tirée contre le malheureux Clemenceau, après la salve déjà lancée par les activistes écologistes. Dans un avis juridique rendu au Conseil dÉtat, saisi par Greenpeace et deux autres associations contestant le transfert, le commissaire du gouvernement Yann Aguila avait préconisé la suspension du transfert du bateau. Ce magistrat indépendant chargé de dire le droit la fait au nom dun « doute sérieux sur la quantité damiante présent à bord et, par voie de conséquence, sur la légalité de lopération ».
De Toulon à Alang, deux ans dincertitudes.
Il sest interrogé sur le flou concernant le statut du bateau : si lex-Clemenceau nest plus un bâtiment de guerre (comme le soutenait la France) mais une coque vide bourrée damiante, il est donc un déchet, « comme un véhicule hors dusage ».
Le Conseil dÉtat lui a donné raison. La coque a été rétrogradée de matériel de guerre en déchet. Le Conseil a recommandé au gouvernement la suspension du transfert du Clemenceau en Inde. Lavis a été aussitôt suivi par la décision de Jacques Chirac. Un groupe denquête interministériel sera maintenant chargé de tirer toutes les conséquences de ces décisions. LÉtat fera appel à un bureau dexpertise pour refaire un diagnostic sur la présence damiante à bord du bateau.
La fin du Clemenceau est un de ces dossiers que lon croit au départ tout simple. Il sest révélé empoisonné, pas seulement par lamiante. On y trouve mêlés des intérêts commerciaux, sinon affairistes, pour les entreprises concernées, une opération de manipulation médiatique montée par les réseaux écologistes les plus enragés, une détermination un peu faible du côté du gouvernement, quelques approximations techniques, des carences administratives, linflation de bakchichs au passage en Égypte et une surenchère écologique de la part de lInde, où Jacques Chirac était attendu en visite officielle du 19 au 21 février (lire page 34).
« Avec cette polémique à rallonges et les tergiversations de la Cour indienne juste avant larrivée du président, on ne pouvait pas faire pis », regrettait un diplomate. Entre lhumiliation dun refus indien et la cacophonie franco-française, le voyage de Chirac se présentait plutôt mal. Cest la raison pour laquelle le chef de lÉtat sétait « saisi directement » du dossier mardi soir.
La galère du Clemenceau commence à lautomne 2003, avec la vente de la coque à la société espagnole Gijonesa. Après avoir servi la France pendant presque quarante ans, lancien géant de la marine nationale est déclassé par la relève, le porte-avions à propulsion nucléaire Charles-de-Gaulle.
Le Clem est condamné à la casse le 16 décembre 2002. Débaptisé, il devient la coque Q790 avant dêtre versé aux Domaines pour être vendu aux fins de démantèlement. Le Foch, son cadet de deux ans (entré en service en juillet 1963), a plus de chance. Il a été vendu en 2001 au Brésil. Rebaptisé São-Paulo après sa remise à niveau (désamiantage partiel), il continue de naviguer avec ses dizaines de tonnes damiante à bord
Gijonesa sest engagée à désamianter et démanteler le Clemenceau à Gijon (Espagne). Le bateau quitte Toulon le 13 octobre. La marine surveille son vieux bébé. Stupeur : il met le cap à lest, vers la Turquie. Interception, déroutement, résiliation immédiate du contrat avec les Espagnols. Le projet est repris par la société allemande Ship Decommissioning Industries (SDI), filiale de Thyssen-Krupp. SDI a choisi de désamianter le Clemenceau au Pirée (Grèce) avant de lenvoyer en Inde. Mais la Grèce refuse. Le 4 décembre 2003, après deux mois et demi derrance en Méditerranée, la coque Q790 revient samarrer à Toulon. Elle est aussitôt mise à la disposition de SDI, pour les travaux de désamiantage effectués par un sous-traitant.
Demblée, le processus se veut exemplaire, sur les plans financier, écologique, médical et social. « Grâce à la valeur résiduelle des 22 000 tonnes dacier de la coque, lopération est neutre pour les finances de lÉtat », assurent les contrôleurs de la Défense. SDI assure tous les frais et se remboursera par la vente de la ferraille. LÉtat a aussi obtenu des garanties quant à la protection de lenvironnement et à la sécurité des travailleurs, à Toulon et en Inde (lire le témoignage, page suivante).
La vieille coque a dabord été vidée de tous ses hydrocarbures. Ses capacités ont été dégazées, lessivées, remplies deau douce. « Cest la coque la plus propre de tous les temps », sourient les marins à Toulon. Aucun des 700 bateaux de commerce démantelés chaque année dans le monde na subi une telle cure de nettoyage. Sur le site même dAlang, les entreprises indiennes spécialisées Shree Ram Vessel Scrap Limited (démantèlement) et Luthra Group (désamiantage) ont promis dappliquer les normes françaises.
Laccord franco-indien prévoit des actions de formation et des transferts de technologies. Les cinq responsables techniques du chantier indien sont venus se former à Mulhouse et Toulon. « Cest une première mondiale, insiste-t-on au ministère de la Défense. La marine nationale est le premier armateur au monde à avoir procédé au désamiantage préalable dun bâtiment à démanteler, avec un transfert de compétences et déquipements sur un chantier certifié. » Le 8 février, Paris rajoutait une autre promesse : rapatrier et traiter en France lamiante trouvé dans la carcasse du Clemenceau.
À Toulon, tout na pas pu être fait. Le gros des travaux a consisté à extraire « lamiante friable directement visible et accessible et qui ne porte pas atteinte à lintégrité du navire », indique la Défense. Le reste devait être traité à Alang, au cours des phases du démantèlement définitif.
Des problèmes sont apparus sur le chantier. Entre le début des travaux, le 5 octobre 2004, et la fin du chantier en septembre 2005 (en tout 50 000 heures de travail), SDI va faire appel à deux sous-traitants : Technopure, bientôt remplacé par Prestosid. Les difficultés vont alimenter les querelles à venir entre lÉtat, les sociétés concernées et les écologistes.
La principale polémique porte sur la quantité exacte damiante à bord du Clemenceau. LÉtat a semblé incapable de le dire avec précision. A-t-il même les plans des installations amiantées, ce que réclament les experts de la Cour suprême indienne et la Commission de Bruxelles ? Ce nest pas sûr. Ce doute na cessé de nourrir les interrogations des responsables indiens et les attaques écologistes.
Le ministère français a pourtant fourni une réponse très précise, sur la foi des bordereaux denlèvement établis par Technopure puis Prestosid : sur un total estimé à 160 tonnes, 115 tonnes damiante « friable, visible et accessible » ont été retirées du Clemenceau, laissant donc 45 tonnes damiante à bord, impossibles à retirer sans toucher aux capacités de navigabilité du bâtiment, nécessaires pour son transit maritime vers lInde. « Faux ! », répondent Technopure et Greenpeace, qui font une autre évaluation. Ils parlent de 500 à 1 000 tonnes à bord. Sur quels calculs se fondent-ils ? Impossible de le savoir. « Une évaluation », répondent-ils. Là encore, il faudra vérifier. Une certitude cependant : les 59 tonnes damiante de la cheminée, longtemps évoquées, nétaient en réalité que du verre filé.
Laffaire sest compliquée cette semaine avec une autre révélation : la disparition de 30 tonnes damiante entre Toulon et le site denfouissement des déchets de Bellegarde (Gard). Évaporées, sans explication claire. Simple erreur de comptage ou détournement ? Le poids des déchets a-t-il été réellement vérifié ou simplement évalué à la louche ? Les bordereaux ont-ils été trafiqués ? Lenquête administrative lancée par la Défense devra apporter les réponses.
Les Indiens ont suivi ces péripéties et ce nouveau cafouillage, aussitôt connu à New Delhi, na pas arrangé le dossier français. Lambassadeur de France Dominique Girard venait de plancher avec brio devant les experts de la Cour suprême. Le 8 février, il sétait rendu à Alang pour un nouvel état des lieux. Les vingt mille ouvriers de Shree Ram Vessel Scrap Limited navaient quun espoir larrivée rapide du Clem et une hantise le voir filer vers un chantier du Bangladesh. Sur le portail de leur chantier, ils ont installé une immense banderole : Greenpeace go home.
Frédéric Pons