euh...ca fait un peu B&B mais bon
ANALYSE
La droite sans complexe
Depuis quinze mois, il se produit en France une petite révolution politique. Pour la première fois depuis l'ère pompidolienne, il y a trois décennies, la droite au pouvoir s'assume sans complexe comme telle.
Elle ne cherche pas à occuper la position du centre, elle ne prétend pas élargir ses bases politiques, elle ne tente pas de séduire tour à tour les différentes catégories de la population. Elle gouverne avant tout pour satisfaire son électorat.
On peut penser que cette orientation nouvelle résulte d'un véritable choix stratégique qui prend appui sur l'interprétation que la droite fait du vote du 21 avril, les leçons qu'elle tire de ses échecs précédents et son assimilation des nouvelles règles institutionnelles liées à l'instauration du quinquennat.
Depuis le vote du printemps 2002, la droite, semble-t-il, s'est moins intéressée à la performance de Jean-Marie Le Pen qu'à l'élimination brutale de la gauche en charge du pays depuis cinq ans.
A ses yeux, l'éviction de Lionel Jospin n'est pas un simple accident électoral mais traduit bien plutôt une inadaptation profonde des socialistes aux aspirations de la société française et, en particulier, à sa demande d'autorité. Beaucoup de Français ont voté en pensant à La Marseillaise sifflée lors du match France-Algérie, en s'inquiétant des manifestations de gendarmes et en s'irritant d'un manque croissant de respect de la loi et de l'autorité.
Les socialistes, pense la droite, se trouvent pris en porte-à-faux entre leur idéologie traditionnelle et l'électorat populaire, le plus demandeur précisément de ce rétablissement de l'autorité.
Au surplus, la poussée de l'extrême gauche crée une tension difficilement gérable pour le Parti socialiste : soit il s'assume comme parti de gouvernement et laisse se développer un courant irréductible qui refuse les compromis, forcément décevants, soit il se déplace vers la gauche mais perd alors une bonne part de sa crédibilité gouvernementale, chèrement acquise.
De ses passages au pouvoir, la droite a tiré la leçon que ses échecs s'expliquaient en grande partie par une perte de confiance d'une fraction significative de son propre électorat dans sa façon de gouverner.
La défaite de Valéry Giscard d'Estaing lui paraît tenir ainsi à une volonté erronée de rassembler "deux Français sur trois" au détriment des règles majoritaires. En 1997, une partie des catégories de droite - médecins et chefs d'entreprise en tête - reprochent le style autoritaire et maladroit d'Alain Juppé ainsi que la trahison immédiate des promesses de campagne - d'ailleurs très contradictoires - de Jacques Chirac.
En dernier lieu, la droite a intériorisé à vive allure les nouvelles règles institutionnelles. Le changement majeur induit par le quinquennat et l'inversion du calendrier électoral font que ni le gouvernement ni le premier ministre ne seront jugés en tant que tels au terme de la législature, puisqu'on votera d'abord à la présidentielle, mère de toutes les batailles. Les élections législatives sont devenues un scrutin secondaire chargé de confirmer ou non le mandat donné au président. Il y a là un changement majeur puisque les Français avaient pris l'habitude - à six reprises sur les six derniers scrutins législatifs - de sanctionner l'équipe au pouvoir.
Dans ce nouveau contexte, le gouvernement et le premier ministre peuvent prendre un peu plus de risques et adopter un profil idéologique plus marqué laissant le soin au président de la République de couvrir un espace politique plus large pour adopter le profil du rassembleur, garant de sa popularité et de ses chances d'une éventuelle réélection. C'est sur deux axes majeurs que la droite au pouvoir veut imposer sa différence, d'abord avec la gauche sur le respect de l'autorité, ensuite avec son propre passé sur sa capacité à mener à bien des réformes. Le retour de l'autorité est le thème fédérateur de la droite, qui lui permet de mener constamment le procès rétrospectif de la gauche pour son laxisme supposé.
De la lutte contre l'insécurité à la répression au volant, la droite fait flèche de tout bois. S'y ajoute la volonté de démontrer qu'il ne suffit plus de manifester pour s'imposer ou, comme l'a dit le premier ministre, que "ce n'est pas la rue qui gouverne". Ne pas laisser les chauffeurs routiers mettre en place des barrages, refuser de rouvrir les négociations sur les retraites malgré des cortèges imposants, la droite veut ainsi rompre avec la tradition des deux dernières décennies qui suspendait ou réaménageait tout projet en fonction du nombre des manifestants ou de leur capacité de bloquer le pays. Le deuxième axe est l'engagement des réformes, qui, dans l'esprit de la droite, consiste non pas à corriger des inégalités ou mettre en ?uvre de nouveaux droits, mais tout simplement à lever les blocages qui entravent la société française. C'est l'hypothèque de la réforme des retraites après tant de rapports, de projets et d'annonces. C'est la fiscalité jugée excessive. C'est la réduction des dépenses publiques en osant remettre en cause le nombre des fonctionnaires. Chacune de ces réformes aurait pu être engagée par la gauche reconduite au pouvoir, mais c'est leur combinaison simultanée qui colore sans aucun doute possible l'action politique menée.
C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre la série des propos violemment antisocialistes de Jean-Pierre Raffarin, qui ne sauraient se réduire à de simples dérapages ou à des traits d'humour mal dosés. La volonté d'ostraciser les socialistes est d'abord un petit bonheur accordé à des troupes assoiffées de revanche après avoir passé quinze des vingt-deux dernières années à contempler les excellences socialistes. Mais, au-delà, l'objectif est de pousser le PS vers une opposition virulente pour le conduire à se mêler à l'extrême gauche et agrandir chaque jour un peu plus le fossé qui sépare leur comportement d'opposant de leur pratique gouvernementale, gage de leur perte de crédibilité.
Cette droite, qui s'assume, satisfait bien sûr ses propres troupes - selon un récent sondage de Louis Harris, plus de 80 % de ses électeurs estiment que le gouvernement tient plutôt bien les engagements de Jacques Chirac, un chiffre supérieur d'environ vingt-cinq points à ce qu'il était un an après sa première élection. Mais une telle orientation suscite aussi des tensions et malaises qu'il faudra suivre au cours des prochains mois.
Ainsi, en gouvernant pour son propre électorat, la droite peut être conduite à se radicaliser idéologiquement, puisque sur ce terrain-là il lui sera demandé toujours plus. L'électorat de droite est violemment critique à l'égard de la fonction publique, méfiant désormais envers les enseignants, désireux de réduire sans limite le nombre des entreprises publiques, partisan acharné du service minimum, favorable à des réaménagements de l'ISF comme la non-prise en compte dans son calcul de la résidence principale.
Il met systématiquement en avant la liberté individuelle plutôt que la recherche de l'égalité. Jusqu'où faudra-t-il le suivre sur ce terrain sans mettre en cause le pacte social qui unit les Français au-delà des clivages partisans ?
L'un des effets de la politique de la droite est précisément d'accentuer la fracture sociale au sein du pays. Il est normal que la cote de popularité de Jean-Pierre Raffarin recule au sein de l'électorat de gauche, il est plus inquiétant pour lui de constater qu'elle est devenue très basse au sein des classes populaires.
Selon le dernier baromètre de la Sofres, seuls 30 % des ouvriers lui font confiance, contre 46 % des cadres et 64 % des commerçants. Pour les catégories modestes, l'idée même de réforme est devenue anxiogène, car elle correspond moins à la levée d'un blocage qu'à une remise en cause du pacte social et de ses acquis sans que les efforts demandés soient perçus comme équitablement partagés.
Plus profondément, la droite ne parvient pas à entamer la défiance envers les élites politiques et économiques, qui constitue aujourd'hui le trait dominant de l'état d'esprit de l'opinion publique. L'annonce d'un "arbitrage" accordant 20 millions d'euros d'indemnité à l'ancien président de Vivendi Universal choque profondément, tant cette entreprise avait été présentée il y a un an en quasi-faillite. Le projet de réforme du statut du chef de l'Etat paraît moins un progrès vers l'Etat de droit que l'institutionnalisation de sa totale impunité durant ses mandats.
Dans ce climat, faut-il s'étonner de la dynamique du "non" dans les référendums, même quand il s'agit d'un projet de garantie des retraites, comme à EDF, ou d'un texte de simplification des structures, comme en Corse, où le soutien mêlé du gouvernement, du Parti socialiste, de la majorité des élus de l'île et des nationalistes ne suffit même pas à donner la victoire au "oui"!
LA MENACE
Le vote sur projet est d'abord perçu comme un acte de confiance ou de défiance envers la classe politique : ses chances d'adoption résident dans l'indifférence et la démobilisation, mais que l'opinion se mobilise, et le risque du rejet grandit. Rétrospectivement, on sourit en pensant à la menace brandie un temps par certains à droite de convoquer un référendum sur le texte de réforme des retraites.
Au-delà, il manque à la droite de pouvoir présenter un projet global de progrès et de cohésion sociale du pays de nature à insuffler davantage d'optimisme et d'énergie. La droite s'appuie trop sur les seules logiques individualistes et consuméristes à l'?uvre dans la société française. Elle doit au surplus gérer la contradiction entre son programme de recul de l'Etat dans le domaine économique et social alors même que l'inquiétude des Français les conduit à demander davantage de protection.
Tout le jeu politique de la droite consiste à laisser le gouvernement et sa majorité assumer leur orientation politique pour permettre au président de la République de se poser en garant de l'unité politique et sociale du pays et tenter de combler les lacunes que l'on vient de décrire. Ce partage des rôles permet au chef de l'Etat d'apaiser et de rassurer pour mieux paraître rassembler. Tout laisse penser que son intervention du 14 juillet ira dans ce sens.
A Jacques Chirac de faire comprendre aux électeurs de droite les limites des réformes envisageables. A Jacques Chirac de rassurer l'électorat populaire sur la garantie du pacte social. A Jacques Chirac de dire toute son estime pour le travail et l'utilité des fonctionnaires. A Jacques Chirac, enfin, de tenter de lever la défiance des Français envers leurs élites et d'insuffler davantage d'optimisme dans le pays. Mais là, la tâche est plus ardue, presque autant peut-être sur le continent qu'en Corse.
Jérôme Jaffré pour Le Monde