Suite à cette discussion de qualité (merci à tous les participants), j'ai écrit ce texte qu'il me semble juste de redistribuer ici.
C'est une fausse émission de télé sur le bogue (genre combien ça coûte).
Dites moi ce que vous en pensez si vous avez le courage de lire jusqu'au bout ^^
Le Bogue de lAn 2000.
Jean-Michel Lourbat :
Bonjour, bienvenue sur le plateau de « Laffaire du Siècle », le sujet daujourdhui est consacré au Bogue de lAn 2000. Vous vous souvenez sûrement de la crainte quavait suscitée le passage informatique à lan 2000. Nous sommes le 2 janvier 2007, de nombreuses années sont passées. Nous vous proposons de revenir sur cet évènement, grâce aux éclairages de : Thierry Gambatte, consultant spécialisé dans les technologies dinformatique de gestion, qui a été un des fers de lance de la campagne de sensibilisation sur le Bogue de lan 2000.
Le public : Clapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclap
JML :
Avec nous également ce soir, Patricia Cochet, penseuse, philosophe des technologies, et auteur du livre Les Technologies Monomaniaques .
Le public :
Clapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclap
JML:
Et enfin, nous accueillons le professeur Waslavel, vétéran -si vous me permettez- de linformatique en France, et qui est maintenant chercheur au CNRS en informatique algorythmique.
Professeur Waslavel :
Je vous permets, Jean-Michel.
Le public :
Clapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclap
JML:
Alors, je vais madresser à Thierry Gambatte. Pouvez-vous expliquer aux téléspectateurs ce quest le bug de lan 2000 ?
Thierry Gambatte :
Je vous en prie. Je vais commencer par mettre les choses au clair : le Bogue de lAn 2000 est une erreur de programmation . Cela remonte en fait aux débuts de linformatique. Très vite, le codage le plus répandu pour stocker les dates est devenu lASCII , soit le stockage sous forme de caractère. Ainsi, linformation « 1964 » se stocke sur quatre octets , avec un chiffre par octet : « 1 », « 9 », « 6 », et « 4 ». Mais le stockage des informations était très coûteux. On navait pas, comme aujourdhui, des dizaines de gigaoctets sur deux centimètres carrés. On utilisait la plupart du temps des cartes perforées, de 80 colonnes sur treize lignes. On avait donc une capacité totale de 130 octets (10 octets de 8 bits par colonne, le tout sur treize lignes). Certains programmeurs, guidés par une volonté « déconomie », ont pris lhabitude de coder la date sur deux chiffres : « 64 ». Avec le temps, ces pratiques se perpétuèrent. Personne na pris en compte que le passage de lannée « 99 » à « 00 » pourrait poser problème. Le Bogue est une erreur technique, un oubli, une sorte de
faute de frappe, si vous me passez lexpression.
Patricia Cochet
Cest faux. Le Bogue de lAn 2000 a été identifié dés les débuts de linformatique. Il a été provoqué en connaissance de cause. Dés 1958, Robert Bemer avait identifié le problème, et rien na été fait pour le solutionner.
Professeur Waslavel :
Je constate quune fois de plus, on essaye de faire passer les programmeurs pour des abrutis. Jaimerais préciser une chose, ayant participé aux débuts de linformatique en France, au moment du plan calcul . Cette erreur a été commise en toute connaissance de cause. Dailleurs, cette méthode a été encouragée par la communauté informatique . En fait, à lépoque, les choses allaient tellement vite, on ne pouvait pas imaginer que, quarante ans plus tard, nos programmes seraient toujours utilisés.
Thierry Gambatte :
Je suis entièrement daccord avec vous, professeur. Je me suis mal exprimé. Je pense que lon est en présence dun « risque calculé ». Et pour le coup, un risque qui a été mal calculé.
Patricia Cochet :
Oui, enfin, cet exemple montre une fois de plus combien le monde informatique est léger. Le présent est ressenti comme un pis-aller, au mieux une étape vers des lendemains fantasmagoriques, dans lesquels toutes les technologies auraient miraculeusement convergé. Linformatique, à force de se projeter dans lavenir - et de se tromper perd totalement le sens de ses responsabilités. La preuve accablante, cest le bug lui-même. Rien nest arrivé, pas le moindre incident. Les prévisions apocalyptiques ont fait long feu.
Thierry Gambatte :
Ah, là, je vous arrête. Il y a eu des incidents. Cent mille Suédois nont pas pu faire dopérations bancaires pendant une journée. Le système informatique des pompiers de Berlin sest effondré. Et rappelez-vous, pour la France, de la panne dans le décompte des secondes avant lan 2000, sur la tour Eiffel !
Patricia Cochet :
Vous oubliez le plus savoureux, monsieur Gambatte : le fameuse histoire du Belge à qui on a réclamé seize mille francs belges, parce quil navait pas rendu ses livres à la bibliothèque depuis le 4 janvier 1900 . Enfin, vous conviendrez que ces anecdotes minimes ne justifient en rien la débauche de moyens mis en uvre lors de la mise en conformité pour le passage à lan 2000.
Thierry Gambatte :
Mais cest justement parce que ces moyens ont été mis en uvre que le pire a été évité !
Patricia Cochet :
Arrêtez, cen est risible ! Vous répétez mots pour mots ce qua déclaré Gérard Théry du premier au huit janvier 2000 ! Le temps a passé, il est temps de parler de ce problème avec un peu de bonne foi !
Thierry Gambatte :
Cest très facile de sexprimer ainsi, une fois que le risque est passé ! Dailleurs
Mais que faites vous ?
Patricia Cochet : (en train de mettre son téléphone portable sur sa tête)
Bah là, vous voyez, jéloigne les chauve souris en utilisant les hautes fréquences de mon téléphone 3G.
JML:
Je peux vous assurer, madame Cochet, quil ny a pas de chauve souris dans nos studios.
Patricia Cochet :
Evidemment, parce que jai mis mon téléphone sur ma tête !
JML:
Thierry Gambatte :
Professeur Waslavel :
Le public :
Patricia Cochet :
Vous comprenez ? Jinvente une menace, jinvente une solution. Si rien narrive, je dis que cest parce que la solution était la bonne.
Thierry Gambatte :
Cest simpliste, cest de la démagogie
Professeur Waslavel :
Je trouve la plaisanterie excellente, madame Cochet. Je comprends vos doutes. Mais je me dois dinsister. Non seulement le problème était réel, mais les risques étaient grands.
JML:
Alors, Professeur, justement, pouvez-vous développer ? Quels étaient les risques encourus ?
Professeur Waslavel :
Si les systèmes informatiques avaient interprété le passage à lan 2000 comme un passage à lannée 1900, cela aurait pu avoir des conséquences catastrophiques. Je pense, bien entendu, plutôt aux gros systèmes, ce quon appelle des « Mainframes ». Il faut savoir que celui de la sécurité sociale datait de 1973. On pouvait sattendre à ce que des pans entiers de léconomie soient paralysés. Imaginez également que la distribution deau, de gaz, ne soit plus possible. Les systèmes liés aux transports, à la santé, étaient également très impactés par le bug de lan 2000. En fait, toute linformatique de gestion était concernée. Beaucoup plus que linformatique technique, par exemple les calculateurs embarqués dans les avions de combat. Dans ce cas précis, la date na souvent aucune importance.
Patricia Cochet :
Pourtant, on a entendu parader sur LCI une ribambelle dexperts qui annonçait que les magnétoscopes et les ascenseurs allaient tomber en panne.
Professeur Waslavel :
Cétait faux. Les ascenseurs, dans 99 pour cent des cas, ne sont pas informatisés. Et aucun ne gère de date. Franchement, il ny a aucun intérêt à programmer des dates sur un ascenseur. Quand aux magnétoscopes, la plupart ne gèrent pas les années. Peut-être, quelques magnétoscopes moldaves ?
Cela dit, pour parler sérieusement, il y avait énormément dinconnues dans léquation. On ne savait pas comment les systèmes allaient se comporter. Tenez, un simple exemple : en France, si on parle des attentats du World Trade Center, on va lécrire : le 11/09/01. Mais aux Etats-Unis, on évoque cet évènement comme le 911 : c'est-à-dire le 09/11/01. Voyez la confusion. On continue. Dun point de vue astrologique, une année dure 365,2422 jours. Cest un nombre non entier. Pour corriger cela, le calendrier julien introduit des années bissextiles tous les quatre ans. Cette correction est approximative. En 1582, on a dix jours de décalages avec le soleil. Le calendrier grégorien affine encore : une année est bissextile si elle est divisible par 4, mais pas si elle est divisible par cent, excepté si elle est divisible par 400 ! Un certains nombre de logiciels passaient outre ces subtilités et considéraient que 2000 nétait pas bissextile . Et puis, il y avait cette incertitude. On ne savait pas ce qui se passerait si des systèmes conformes devaient travailler avec des systèmes non conformes au passage informatique à lan 2000. On craignait ce fameux effet « domino », qui pouvait faire flancher tous les systèmes informatiques les uns après les autres.
Et là, le risque était énorme : nous sommes aujourdhui je ne vous lapprendrai pas, madame Cochet technodépendants. Se faire soigner sans informatique est devenu quelque chose dimpossible. Il faut dabord se faire enregistrer, puis passer des examens sur des machines reliées à un serveur qui transmet à dautres ordinateurs, qui analysent les résultats, les renvoient et ainsi de suite. En Europe, de plus, le passage à lEuro compliquait encore plus les choses.
Les risques étaient tellement importants, et on maîtrisait si peu de choses
JML:
Et maintenant, les questions que tout le monde se pose
Combien cela a-t-il coûté ? Qui a payé ? En quoi a consisté le travail de mise en conformité ?
Thierry Gambatte :
Alors, les tâches de mises en conformités se sont avérées gigantesques. Vous avez entendus le professeur Waslavel, il y avait de très nombreux obstacles. Pour les raisons quil a évoquées, on ne pouvait pas automatiser toutes les tâches de correction. Dans de nombreux cas, il a fallu aller chercher les erreurs une par une, dans les programmes, les bases de données. Vous imaginez combien de lignes de codes il a fallu vérifier ? Cétait un travail colossal. On a commencé, dans les entreprises, par faire linventaire de tout ce qui était, de près ou de loin, concerné par le problème. Tout, ça veut dire les ordinateurs, les systèmes dexploitation, les serveurs, les programmes, les bases de données, les réseaux, les périphériques
Il y avait le problème de linformatique « enfouie », dans les climatisations, les photocopieuses etc etc
Dans les banques, ils ont découvert des programmes par milliers, et plus personne ne savait exactement à quoi ça servait, les langages de programmation étaient complètement obsolètes, plus personne ne les connaissait ! Les fournisseurs avaient parfois disparu, on ne pouvait pas forcément commander des mises à jour. Des centaines dentreprises ont dû développer elles-mêmes leur patchs de mise en conformité !
Professeur Waslavel :
Et il y a aussi les tests. Les tests des systèmes, avant, puis après les corrections, ont demandé beaucoup dénergie. Souvent plus que les modifications elles-mêmes.
Patricia Cochet :
Cest du délire. Des dizaines de milliers de gens ont travaillé là-dessus pendant des milliers dheures, les entreprises ont consacré des ressources faramineuses à régler ce problème, sans parler du contribuable.
JML:
Alors
Combien ?
Thierry Gambatte :
Personne ne sait exactement.
Patricia Cochet :
Si, si, si, on sait. Alors, pour la France, on a le chiffre de 120 milliards de Francs. Et au niveau mondial, on oscille entre 500 milliards de dollars et 5000 milliards de dollars .
Thierry Gambatte :
Ce sont les entreprises qui ont payé, excepté en ce qui concerne la mise en conformité des services publics.
Professeur Waslavel :
Ce sont aussi les chiffres que jai entendus à cette époque.
Patricia Cochet :
Je pose une seule question : qui a récupéré cet argent ?
Thierry Gambatte :
Mais enfin ! Il faut arrêter de croire que le bogue était une vaste arnaque destinée à dépouiller les contribuables et les entreprises ! Je vais vous le dire moi, qui a récupéré largent : personne ! La plupart du temps, les grosses entreprises, je pense notamment au CIGREF , ont utilisé leurs moyens propres pour réparer leurs systèmes.
Patricia Cochet :
Vous ne pouvez pas nier que les SSII ont largement profité de ce problème ! A cette époque, cest lâge dor des Start-ups, les cabinets de consulting tournent à plein régime ! Jai vu des consultants payés 15 000 Francs par jour, qui téléchargeaient des patchs sur le net et les installaient en deux heures ! Et comme par hasard, ce sont les mêmes qui donnent lalarme, et qui vendent leurs services ! Prenez le Gartner Group, par exemple, qui estimait en 95 que le bug coûterait 600 milliards de dollars. Ils étaient au premier rang des cabinets de consulting qui offraient leurs services. Un des premiers à avoir sensibilisé sur le bug, cest lAméricain Peter de Jager. En 1995, il quitte IBM pour fonder le « Year 2000 information center ». Lentreprise quil dirige est aujourdhui florissante ! Et je peux vous dire que sur son site , il ny a pas un mot sur son implication dans le bug de lAn 2000 ! Pas fou, le Jager. Cest une sacrée casserole quil traîne, là.
Thierry Gambatte :
Et alors ? Vous ne reprochez pas à votre garagiste de senrichir en réparant votre voiture.
Patricia Cochet :
Mon garagiste est extrêmement correct. Mais je suis tombé parfois sur de drôles de numéros. Des fois on y va pour une vidange et on se retrouve avec une nouvelle boîte de vitesse. Cest la différence entre le commerce et lescroquerie.
JML:
Vous, Patricia Cochet, vous utilisez le Bogue de lAn 2000 pour nourrir vos réflexions sur les nouveaux schémas de société induits par larrivée des nouvelles technologies.
Patricia Cochet :
Tout à fait, Jean-Michel. Vous avez raison de le rappeler. Je ne suis pas ici pour défendre les contribuables spoliés ni les entreprises victimes de consultants peu scrupuleux. Ce qui mintéresse, dans cette histoire, cest le schéma global, la façon dont on a construit cet évènement. Je vais vous raconter comment je perçois ce fameux bogue. Jidentifie plusieurs facteurs.
Le facteur technique a déjà été partiellement décrypté, au début de cette émission. On a le facteur économique, qui représente notamment les enjeux financiers liés au passage à lan 2000. On a les médias, la façon dont on a informé. Et enfin, le facteur psychologique, totalement déterminant dans lenchaînement des évènements.
Donc, cest un fait, on a une technologie : linformatique. Bien sûr, cette technologie génère des erreurs. Des anomalies. Des dysfonctionnements. Des pannes. Des bugs. Dailleurs, je ne peux pas résister au plaisir de vous rappeler le sens de ce mot « bug ». Ca se passe en 1945, aux Etats-Unis. Un insecte se coince dans un des commutateurs dun ordinateur Mark II. La jeune fille qui identifie le problème le scotche dans son journal de bord avec la mention « first case of bug being found ». Récemment, lacadémie française a francisé le terme en « bogue », ce qui tombe assez bien je trouve.
Bref, on a mis en place un système performant, économique, on peut stocker des millions dinformations dans un espace réduit, et ces données sont très facilement accessibles et corrigeables. Mais des fois, ça ne marche plus. Et dans ces moments-là, on se rend compte que la situation est impossible à maîtriser. En optimisant nos systèmes de gestion, en les complexifiant, en les connectant, on a créée des ensembles que personne ne peut maîtriser dans sa globalité. Le problème nous échappe. Nul ne peut se prononcer avec certitude sur le comportement de ces systèmes. Alors, certains se lèvent et se proclament spécialistes, experts, consultants. Ils ne savent pas plus que dautres, mais ils ont compris la situation. Ils savent que personne ne pourra les contredire. A cela, il y a deux raisons : nul ne sera suffisamment certain quils ont tort, et personne naurait intérêt à le faire. Il ny a rien à gagner à déclarer que le bogue de lan 2000 naura pas lieu.
Par contre, on a tout intérêt à le rendre crédible, et à dramatiser la situation le plus possible. Cela permet, entre autre, de pousser les clients à remplacer leur vieux matériel, à acheter des mises à jours pour les logiciels. Mais le plus juteux, cest le service : on gère les tests, on fait de la formation, on détache des techniciens pour régler le problème. Le cabinet Mitre, Gartner Group, De Jager, Cap Gemini
Pour eux ça a été une aubaine certaine. Lâge dor du consulting.
Thierry Gambatte :
Mais qui dautre aurait pu traiter le problème ?
Patricia Cochet :
Il est évident que les services informatiques des entreprises auraient dû régler le problème eux-mêmes. Mais la gestion de cette crise leur a été confisquée. Les SSII ont commencé à devenir des sociétés de travail intérimaire pour les grosses entreprises.
Les raisons, on les connaît. Mais le procédé par lequel les cabinets de conseil saccaparent le Bogue de lAn 2000 est un point très intéressant.
Le premier point, cest ça : Qui sexprime, à la télévision, à propos de ce problème ? Les journalistes ne peuvent pas savoir exactement ce qui se passe. Les informaticiens employés dans des entreprises possédant des services informatiques dignes de ce nom ne peuvent pas sexprimer sur le sujet : reconnaître la moindre défaillance reviendrait, quelque part, à mettre en doute la compétence de leur employeur . Donc, qui parle ? Les consultants. Ce sont eux quon voit sur CNN ou LCI, eux quon entend à la radio. Ils sont compétents sur le sujet, et libres de sexprimer de par leur indépendance économique. Il ne faut pas non plus oublier que traditionnellement, les consultants, experts indépendants, sont liés aux médias. Ils sont souvent sollicités pour éclairer certains débats, commenter les décisions, les évènements. Les médias font partie de lenvironnement professionnel du consultant.
Thierry Gambatte :
Ce point de vue est extrêmement caricatural. De nombreux consultants ne passent jamais à la télévision.
Patricia Cochet :
Je continue. Les consultants qui passent à la télévision, que disent-ils ? Qua-t-on entendu ? La plupart du temps, on nous a expliqué le problème. Comme on la fait au début de cette émission. Mais jaimerais revenir sur un point soulevé par le professeur Waslavel. Vous avez dit tout à lheure que lon avait essayé de faire passer les programmeurs pour des abrutis. Je trouve cette remarque tout à fait justifiée. De façon insidieuse, dans la présentation des évènements, il se trouve que le problème du bogue de lan 2000 est quasiment systématiquement présenté comme une erreur des techniciens, des programmeurs. Quest ce que ça veut dire ?
Thierry Gambatte :
Je vais vous dire ce que ça veut dire : rien. Je ne vois pas pourquoi les consultants, qui la plupart du temps étaient issus de SSII , des entreprises qui emploient, ou sont dirigées par des programmeurs, jetteraient lopprobre sur leur propre corps de métier.
Patricia Cochet :
Je pense que vous êtes délibérément naïf, monsieur Gambatte. Vous savez comme moi quen discréditant la profession, les consultants sépargnaient eux-mêmes. Un programmeur qui travaille dans une SSII nest pas vraiment un programmeur. Cest avant tout un consultant. Lenjeu, cest précisément de déterminer si, oui ou non, les informaticiens employés dans les grandes entreprises, étaient capables de régler le problème. Le tour est joué, le doute sest installé. Le Bogue de lAn 2000, ça commence aussi avec la victoire du SYNTEC sur le CIGREF . On verra, par la suite, que tous les évènements iront dans ce sens là. Au niveau de la « responsabilité du fait des produits défectueux », cest évident.
JML:
De quoi sagit-il ? Les téléspectateurs ne sont pas au courant des subtilités du dossier
Patricia Cochet :
Cest une longue histoire
En gros, il sagit dune transposition dune directive européenne sur la responsabilité des produits défectueux, qui date de 1985. Le CIGREF sest systématiquement appuyé sur cette date pour définir à partir de quand on pouvait attaquer en justice une entreprise qui aurait fourni des produits incompatibles avec le passage informatique à lan 2000. Mais, étrangement, cette loi na été transposée dans le droit français quen mai 1998 . Cela a permis aux SSII de continuer à fournir des logiciel défectueux pendant toute la dernière décennie. Une directive européenne est transcrite dans le droit national en deux ans, en moyenne. Ici, il a fallu treize ans. On a bel et bien des questions à se poser
Professeur Waslavel :
Je navais jamais fait le rapprochement. Cest une hypothèse intéressante.
Patricia Cochet :
Merci professeur. Je vais maintenant aborder le troisième mouvement de ma réflexion. Les consultants sexpriment dans les médias. Par différents procédés, ils dénigrent la capacité des entreprises concernées à régler le problème en interne. Après, ce qui se passe, cest quil faut faire peur.
Voilà comment on fait peser une pression terrible sur les décideurs. Certaines interventions dans les JT, à 20h00, étaient catastrophistes. On nous a annoncé la fin du monde. Ce message a été repris par les médias, cest ainsi que TF1 a diffusé cette production sur le Bogue de lAn 2000 . Qui a oublié cet Américain, effrayé par le bogue, qui sétait enterré dans un bunker, en Oklahoma, avec quarante personnes, des vivres pour dix ans et une bonne vingtaine de fusils dassaut M16 ? Et les déclarations de Paco Rabane, reprises en cur, sur la station MIR qui allait sécraser sur Paris ?
Thierry Gambatte :
Cest du délire. Il ne faut pas tout confondre. Les consultants nétaient pas du tout impliqués là-dedans.
Patricia Cochet :
Même si aucun fait nétaye ces thèses, on en parle. Linformation sefface devant la superstition. De façon totalement artificielle, la peur sinstalle. Et ce phénomène échappe petit à petit à tout contrôle. Les médias deviennent demandeurs de cataclysme. Jean-François Colonna, un ami qui avait écrit un livre sur le Bug de lAn 2000, est presque sommé, lors dune intervention sur Europe 1, de dire que le Bogue va provoquer une catastrophe nucléaire . La peur engendre la peur. Cest un cercle vicieux.
JML:
Le passage à lan 2000 en lui-même faisait peur.
Patricia Cochet :
LAn 2000, cest une date arbitraire, une convention. Les Musulmans sont en 1400 et quelques, les Chinois en 3500 quelque chose. Pourtant, le calendrier grégorien est considéré par tous comme le calendrier « officiel » de lhumanité. Et lan 2000, ça pose problème. Cest un rendez-vous important avec Dieu. Pensez-vous, on fête le deux millième anniversaire de Jésus. Ce nest pas tous les jours. Alors forcément, on se demande si on est des bons chrétiens, si on ne sest pas trop éloigné des évangiles. Bien entendu, on ne croit plus beaucoup à ces niaiseries. Mais on se pose la question. On se demande si on nest pas allé trop loin. La technologie a toujours été perçue par les Catholiques comme une chose malsaine. Lhomme essaye de monter au niveau de Dieu. Le progrès technique, parce quil est la partie la plus visible de lingéniosité de lHomme, est le pire ennemi des religieux de tout acabit.
Mais la technologie a dautres détracteurs. Certains auteurs de science fiction dépeignent des mondes gangrenés par la technologie. Le film Matrix est exemplaire à ce niveau là. On y dépeint, vous le savez, un monde ultra technologique, contrôlé par les machines elles-mêmes. Les êtres humains ne sont plus que des animaux maintenus en hibernation, tout justes bons à fournir de lénergie aux machines. On les nourrit avec une sorte de fluide fabriqué avec les corps de ceux qui sont morts. Le monde que lon croit vivre est en fait généré de façon artificielle par les machines.
Thierry Gambatte :
Quel est le rapport ?
Patricia Cochet :
Vous allez voir. La critique de la technologie est donc également un discours politique, et religieux. Le Bogue de lAn 2000 est la preuve formelle, pour ses détracteurs religieux ou militants, que la technologie est fondamentalement néfaste. Or, que nous apprend cet évènement ?
Un, les machines sont omniprésentes.
Deux, elles nous rendent dépendants.
Trois, si elles tombent en panne, notre survie est compromise.
Les consultants ont compris ce discours. Cest là-dessus quils capitalisent. Et quand on avance que les ascenseurs vont tomber en panne, alors quon sait que cest faux car on le sait, nest-ce pas, monsieur Gambatte ? on fait appel aux trois peurs viscérales de tout être humain : lobscurité, lenfermement, la chute.
A partir du moment où cette peur est installée, à partir du moment où elle est répandue, il y a une pression telle que personne, pas même le dirigeant le plus lucide, ne peut rester insensible à ce mouvement. Dans les entreprises, on a une telle pression quil devient du devoir de chacun de faire « tout ce qui est en son possible » pour éviter la catastrophe. Dautant que naturellement, « lactivité de lentreprise et peut-être son existence sont en cause », et que « la date nest pas négociable . »
Dans les entreprises, les décideurs sont au pied du mur : les responsabilités quils ont à porter sont énormes. Et cest une réalité : se tourner vers les cabinets de consulting, cest, pour eux, une façon de se décharger de leurs responsabilités. Ils auront à assument les erreurs de leurs propres services informatiques, mais pas celles des entreprises de conseil.
Le public :
JML:
Thierry Gambatte :
Professeur Waslavel :
Votre théorie est intéressante. Il me semble que les mécanismes que vous identifiez sont tout à fait valables. Par contre, vos positions par rapport aux consultants me semblent un peu partisanes. Et je trouve que vous minimisez quelque peu lexistence réelle du problème.
Thierry Gambatte :
Jaimerais vous poser une question personnelle, madame Cochet. Que pensez-vous du réchauffement climatique ?
Patricia Cochet :
Quelle question
Je vois où vous voulez en venir
Thierry Gambatte :
Ne trouvez-vous pas une certaine ressemblance entre le traitement médiatique du réchauffement de la planète et celui du bogue de lan 2000? Là aussi on a des groupes de pressions : les ONG, lomniprésence médiatique, les films Le Jour dAprès, par exemple -, un rapport à lapocalypse. On a le péché lié à des valeurs quon peut qualifier de judéo-chrétiennes : on a trop profité, maintenant il faut payer. On a la pression, des dates butoirs
Et là aussi, il ny a pas de débat contradictoire.
Patricia Cochet :
Le réchauffement climatique est une réalité scientifique ! Tous les ans on observe une élévation de la température moyenne à la surface de la planète.
Professeur Waslavel :
Monsieur Gambatte na pas tort. En un sens, le Bogue avait lui aussi une certaine réalité scientifique. Dans les deux cas le problème existe, mais on manque de connaissances pour savoir exactement comment vont se dérouler les choses, et dans quelle proportion. Alors, dans les deux cas, les médias font ce quils pensent être le mieux : forcer le trait pour que chacun se sente concerné par le problème. On peut parler dune sorte dapplication médiatique du principe de précaution. Une sorte de contingence
Thierry Gambatte :
Et cest exactement pour cette raison, madame Cochet, que lon ne vous a pas vue à la télévision défendre ces positions avant le premier janvier 2000
Vous-même, vous avez appliqué ce principe de précaution
Dans le doute, abstiens-toi
JML:
Messieurs, je vous remercie pour cette discussion très intéressante. Je vais simplement vous demander de conclure car nous sommes très en retard
Professeur Waslavel, on vous a moins entendu
Le mot de la fin ?
Professeur Waslavel :
Il sest dit beaucoup de choses ce soir, ça va être difficile de trouver un consensus en quelques mots
Dabord, il est grand temps pour lhumanité de tourner une page de son histoire. Aborder la question du calendrier, de lepoch , du choix dune date référence pour lhistoire de lhumanité
Une date symbolique à partir de laquelle les ordinateurs compteraient le temps écouler
Mac OS X compte à partir du premier janvier 1970. Windows, à partir du premier janvier 1900. On va avoir dautres bugs si lon ne résout pas ces problèmes très vite.
Il y a aussi la nécessité pour lindustrie informatique dacquérir plus de maturité. Linformatique doit devenir plus responsable. Ses avancées sont trop importantes pour laisser passer des bourdes pareilles. Cela doit se ressentir dans la formation des programmeurs et des ingénieurs. Dans lécriture des programmes. Plus dindications, de commentaires dans les programmes et dans les manuels ne font pas de mal. A ce titre, la généralisation de lapprentissage des normes UML constitue un progrès.
Il est également grand temps daccepter la notion de durabilité par défaut : ce nest pas parce que les processeurs doublent de puissance tous les deux ans quil faut négliger le long terme dans la conception des produits et des logiciels. Les craintes environnementales poussent de toutes façon dans ce sens.
Ensuite, il me paraît urgent de développer un nouveau regard sur les nouvelles technologies. Trop souvent, le débat est limité. Dun côté on a des technophiles, qui lancent de nouveaux produits dont les usages ne sont pas toujours dun intérêt gigantesque, et cest un euphémisme. Ces produits sont achetés parce quils représentent le « nec plus ultra ». Il y a un réel snobisme dans la généralisation de certaines technologies. Dun autre côté, trop de gens refusent toute avancée car ils considèrent cela comme un pas de plus vers un monde sécuritaire, « fliqué » comme on dit. Je milite pour un regard moins passionnel sur la technologie. Nous devons prendre plus de recul. La lecture de certains auteurs se révèle bénéfique à ce sujet. Je pense notamment au livre de Patrice Flichy, LImaginaire dInternet. LEducation Nationale a peut-être un rôle à jouer dans la mise en place de ce regard.
JML:
Merci professeur. Merci à vous aussi, madame Cochet et monsieur Gambatte.
Le public :
Clapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclap
JML:
Restez sur notre chaîne, tout de suite après la réclame, cest lémission de Sébastien Keranov, « Couples en danger » qui traitera ce soir de la question du handicap dans la relation amoureuse. Quand à nous, nous nous retrouvons la semaine prochaine pour une émission consacrée à la télé-réalité. Merci de nous avoir suivi, je vous souhaite une excellente soirée.
Le public :
Clapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclapclap
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