Salon littéraire :
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar
Aujourd'hui : Coup de chance dans l'hyperbole. Extrait numéro 09.

La chose adipeuse, qui tient à la fois de la sangsue, du lombric et de la limace, avale des bouchées de Soisig sans les mâcher. Même les os ont l’air d’entrer en déliquescence à son contact gluant, comme rongés par un acide puissant sécrété par les muqueuses avides. Le corps de la bête grossit à vue d’œil, à mesure qu’elle ingurgite son horrible repas, ce qui plonge Basile et Emeline dans la plus grande épouvante. Ils distinguent sur la tête du Blauquevécé une trompe mobile sous laquelle s’ouvre largement une bouche rouge et dentée, béante comme un cul de poule dilaté. Sa queue se soulève par saccades en laissant partout dans la cabine de la fusée de longs filets de mucus, que diffuse le court appendice garnie de ventouses. L’animal glisse avec lenteur, tranquillement acharné à sucer son repas, sans pour l’instant se soucier de la présence des humains. Basile regarde impuissant le lasergun posé sur les commandes de purge zionnique, à la fois si près et si lointain. L’ignoble alien est en passe de finir d’ingurgiter Soisig, qu‘il suce jusqu‘aux cheveux, ne laissant bientôt plus aucune trace de la preneuse d’otage qui lui a donné le jour. Désormais, la taille du monstre est considérable et enfle dangereusement, son appendice nasale lâche par intermittence des viscosités peu ragoutantes, mais il ne semble pas posséder d’yeux. N’ayant plus rien à dévorer, il glisse en prenant tout son temps vers le siège situé en face du radar panoramique, sur lequel Basile remarque enfin le signal indiquant la présence à quelques heures du So long sucker. Un très gros vaisseau, vu l’écho.
– Là, regarde, Emeline, un transbordeur en approche !
– Ouais, ben il est encore loin, on a largement le temps d’y passer, compte pas trop sur lui.
Pendant ce temps, le Blauquevécé est en train de dévorer complètement le revêtement du siège en skuïr. Le corps du prédateur grandit toujours, à présent il est énorme, sa masse rougeâtre et imposante fuit presque sans bruit dans l’habitacle, couvrant largement de ses flancs le grand filtre du compteur à particules nobles, mais chaque reptation lui coûte de très longues minutes. Beaucoup de temps vient de passer depuis son éclosion et Emeline s’aperçoit qu’elle peut enfin bouger son petit doigt. Mais rien d’autre. La bête vient de tourner la tête, elle les a sans doute répéré, puisqu’elle se traine désormais vers eux en ondulant ses anneaux, louvoyant entre les câbles et le déflecteur du régulateur de dépression, tout en suçotant les restes du fauteuil. Sa queue reste cependant collée par les ventouses sur le tableau de bord, et s’appuie un instant sur un levier, coupant comme le désirait Emeline un peu plus tôt sans trop y croire, la gravité artificielle dans la fusée. Aussitôt, le couple s’envole d’une manière erratique à travers le cockpit, alors que la bête agite vers eux sa trompe insatiable, gueule grande ouverte sur des rangées de dents aiguisées. Mais la morve qu’elle sue abondamment par ses ventouses la maintient fermement collée au plancher métallique, le prédateur émet alors des cris stridents vers ses proies, mais il ne peut à présent les atteindre. Côte à côte, Basile et Emeline restent ainsi face à face à l‘horreur en tâchant de rester sourds aux crissements de l‘atroce symphonie qui leur vrille les tympans. Peu à peu, les humains retrouvent l’usage de leurs membres engourdis, Basile en profite aussitôt pour plonger vers les commandes et s’emparer promptement du lasergun. Il règle rapidement du pouce l’atomic pistol et envoie avec rage un éblouissant rayon vert, lumineux et puissant, sur le Blauquevécé. Le formidable jet transperce celui-ci dans un grésillement fulmineux qui lui arrache de grands lambeaux de sa peau luisante, en émettant des fumerolles grises et âcres. Emeline a elle aussi récupéré toute capacité corporelle, voyant que la bête est à présent totalement terrassée, elle se jette pleine de reconnaissance au cou de son mari :
– Bien joué, Basile !
Face au cadavre monstrueux, il leur faut à présent improviser pour s’en débarrasser.
– On a pas le choix, faut qu’on balance cette grosse salope dans l’espace par la plateforme de chargement. Dis donc, ça caille un peu, tu trouves pas ?
– Ok, je la découpe en morceaux. Heu, ben Emeline, marmonne-t-il un peu gêné, tout en s‘activant à tronçonner le Blauquevécé par quelques tirs plus ou moins précis, je crois bien que j’ai fait une connerie en butant cette bestiole, j’ai tiré par inadvertance sur le bouton de contrôle principal thermostatique, on va bientôt se retrouver en panne de chauffage. Il flotte nu dans le cockpit, en agitant vers elle ses bras en signe d’impuissance. Puis il reprend son travail peu méthodique de découpe sur les restes de l’alien.
Emeline se repasse mentalement les grandes heures qu’elle a passé avec son mec, et lui trouve plus souvent qu’à son tour une tronche de second rôle. Et ce con là continue de tirer à tout va dans la fusée, comme si de rien n’était. Après avoir échappé à la pire des ingurgitations, ils vont à présent périr de froid. Le transbordeur marqué par le radar va les croiser dans deux bonnes heures au mieux, représentant peut-être une planche de salut, si tant est qu’il les voit, puisque la Marie-Jeanne n’est sans doute pour cet énorme vaisseau qu’un point minuscule errant dans l‘espace, qu’il peut très bien de son côté confondre avec un insignifiant astéroïde.
– Bon, Basile, arrête maintenant, on s’en fout de cette merde, il faut qu’on endosse en urgence les combinaisons afin de survivre au froid glacial, et après on prévient le commandant du cargo qu‘on est là. Genre coucou c’est nous, tu vois le genre ?
Mais en se dirigeant vers les combis, Basile prend soudain conscience qu’il vient de commettre de nouveaux dégâts d‘une hyper gravité, car il a troué par ses derniers coups de laser les scaphandres désormais inutiles, et ça veut dire que les souffrances qu’ils s’apprêtent à endurer ne font que commencer, puisqu‘ils vont certainement mourir gelés. De la buée se forme d’ailleurs à chaque fois qu’ils prennent la parole, elle s’échappe de leur bouche en petites bulles cristallines qui fusent autour d’eux en microscopiques globes volatiles. Jamais encore ils ne se sont trouvés dans une aussi terrible situation. Lorsque Emeline veut envoyer un message au transbordeur, elle comprend que la radio vient sans doute également d’être touchée, ou que Soisig a salement bidouillé les fréquences pour couvrir sa fuite, car elle ne parvient pas à utiliser correctement le système pour envoyer son S.O.S interstellaire. Du givre se forme à présent peu à peu sur le gros cylindre noir du périscope et recouvre le globe transparent des bulles de visibilité. Emeline sort alors son étui à pilule pour en extraire deux gélules de mescaline, en gobe une, puis elle propose l’autre à Basile :
– En attendant, je vois que ça pour nous réchauffer, avale ce truc !
Ainsi, planant au-dessus du cadavre mou et dépecé du Blauquevécé, d‘où part toujours des suintements écoeurants, ils se lancent dans un ballet aérien propre à réveiller leurs libidos respectives, afin de s’échanger par les caresses un peu de chaleur humaine, dans le chaos relatif que présente le cockpit de la Marie-Jeanne. Alors qu’elle est puissamment stimulée par la drogue associée avec une canette de Wodka, également partagée avec Basile, les premiers gestes d’Emeline annoncent clairement la teneur de ce qui va suivre. Ainsi bourrés de mesca et d’énergie cinétique, ils célèbrent leurs corps déjà moins transis dans une catharsis des plus joyeuse, sous l’effet aphrodisiaque de leur coktail. Et ils se réchauffent mutuellement, tout en raffolant d’eux-mêmes, prenant leur pied dans les étoiles, où ils s’envoient en l’air du mieux qu’ils peuvent, pour exprimer librement leur désir passionnel et oublier ainsi, tout en gagnant quelques degrés Celsius, leur dramatique position. Turbulente, car elle n’a plus envie de chicaner son mec mais simplement d’avoir moins froid, elle dévore son mâle de l’espace de la bouche, lui la bouche le verre au dent, au gré de savoureuses répétitions. Ils se lancent tour à tour dans la plus folle des scènes d’orgie cosmique, pornifiant par devant, par derrière, l’un dans l’autre en apesanteur, et ils auraient voulus que chaque minute dure des heures, dans ces formidables ascensions célestes. Chacun butte et heurte avec une rage quasi animale l’intimité de l’autre, et ils se disent que l’idée de se lancer dans cette baise spatiale pour se réchauffer en microgravité est loin d’être mauvaise. Toutefois, les muscles fondent en apesanteur et Basile a tout à coup un peu plus de mal à pornifier, même si la basse température fortement négative est toujours là pour lui remettre la pression. Malgré tout, jouissant d’un commun accord, il leur faut au bout d’un moment abandonner avec regret cette mémorable teuff des héros.

Message édité par talbazar le 24-01-2018 à 10:05:34