le coup de l'ane chargé, j'ai pas mal voyagé dans une autre vie : ç'a m'est arrivé
merci à toi, je digère tout ce que tu me dis avec plaisir. CONTINU
RIEN QUE POUR TOI, mais je voudrais bien qu'on continu sur les deux chap précedents
je met le trois
CHAPITRE 3
Le collier dAnamaying
Les vastes terres qui séparaient lîle dOberayan du château dUkbar se couvraient dimmenses champs de blé et de splendides coteaux de vignes. De nombreux vergers défilaient harmonieusement au gré de la course du chevalier Pheder qui laissa son cheval suivre un trot modéré. En ce début dété, les récoltes sannonçaient bonnes et toutes les nuances du vert soffraient à la vue, rivalisant dardeur pour garder les faveurs du regard. Dans un tourbillon de poussière ainsi quune forte odeur diode générée par le rivage encore proche, Pheder laissait derrière lui lîle dOberayan de son enfance. Les récents événements le plongeaient dans un abîme de perplexité car il sentait intuitivement que de grands bouleversements viendraient bientôt saper lordre immuable du royaume. Dailleurs lui-même se remettait mal de la mort du vieux maître, dont il était lui-même lassassin ! Toutes ces histoires dUshidi sur les trois corps de lhomme, le physique, lâme et lesprit, lequel donnait limmortalité, toutes ces énigmes accumulées tournaient la tête de Pheder jusquau vertige. En lui offrant larme des ancêtres quil sentait à présent battre contre sa hanche au rythme syncopé du cheval, Ushidi lui donnait un cadeau empoisonné. Le poids énorme de la culpabilité chargeait le fascinant et redoutable objet des plus amers et des plus tragiques remords. Avec une extrême fébrilité il avait consulté le Livre de Moud juste avant son départ, mais rien néclairait davantage les propos étranges dUmesh Nader qui perdait peut-être prématurément la raison. Une folie subite expliquait seule cette détermination farouche du monarque à vouloir briser la tradition. Le Livre de Moud renfermait comme un dépôt sacré la mémoire collective dOberayan et personne, pas même le roi, ne possédait le droit de remettre en cause lorigine divine de cette mémoire. Un maître des combats qui se sacrifie à Moud et un roi engageant des réformes sopposant aux coutumes sacrées signaient lannonce dune inexorable décadence. Le chevalier ramena les rênes vers lui pour arrêter son cheval. Un groupe de paysans réfugiés sous lombre dun grand chêne se reposait en devisant et lun deux savança vers Pheder en lançant le traditionnel salut :
- « Lil de Moud et sa main sur votre route, seigneur ! »
- « La main de Moud sur toi-même, homme des terres. Peux-tu mindiquer un point deau susceptible dabreuver ma monture ? »
Lhomme, un individu courtaud aussi blond que les blés quil cultivait, porta la main droite à sa tempe en lui indiquant le chemin conduisant à sa propre demeure. Pheder remercia lhomme et reprit sa route solitaire. La ferme nétait guère éloignée et il la trouva aisément au détour dun bosquet. Il sapprocha de la chaumière bien entretenue en traversant la cour où un troupeau doies indigné senfuit en se dandinant. Les bêtes jacassantes provoquaient un vacarme énorme. Un rideau sagita brièvement derrière lune des fenêtres, démontrant ainsi quon lavait vu venir. Létalon noir sapprocha dune énorme auge de granit, flairant bruyamment la présence de leau, puis il se mit tranquillement à boire. Une rude matronne chaussée de mauvais sabots et vêtue simplement dune robe verdâtre et dun tablier blanc sencadra dans la porte sans quitter le seuil. Il sagissait probablement de la mère de son guide, qui devait compter anxieusement les quelques années qui la séparaient de son sacrifice à Moud. Pheder sapprêtait à la saluer, quand il remarqua le regard insistant que la femme portait sur sa taille où pendait le fourreau du sabre sacré. Elle pointa aussitôt lindex en lair en signe de conjuration, sans doute prenait-elle avec raison son jeune seigneur pour un voleur sacrilège! Rentrant subitement dans sa maison, elle tourna les talons en claquant bruyamment la porte branlante. Le bruit des sabots raclant la pierre usée du seuil résonna aux oreilles de Pheder comme une paire de gifles. Il voyait dans cet affront la manifestation dune injure rare quil aurait pu châtier, mais il comprenait la réaction instinctive de la femme et préféra remonter sur son cheval. Sa propre mère serait dailleurs tout autant indignée de le voir arborer aussi insolemment la lame des vénérables. Toutefois Ushidi lui avait fait jurer de ne plus jamais sen séparer, de sen montrer le digne et fier dépositaire et le vieillard avait contresigné ce pacte insensé de son propre sang. Le nouveau seigneur dUkbar caressa pensivement la garde de larme dun geste machinal. Comme une marée déferlant dans son cerveau, il sentit venir en lui les symptômes déchaînés dune nouvelle de ses funestes crises, et il pressa durement son cheval dans un galop fougueux, car une grande hâte de voir les remparts dUkbar semparait de lui.
Son arrivée intempestive dans la cour du château déclencha un concert daboiement dune multitude de chiens qui entravaient insolemment les pas de létalon. Le père de Pheder, Babaa Ursinis, se précipita vers son fils et celui-ci après quelques salutations volontairement abrégées, sengagea dans le donjon du château dans lespoir probablement vain de connaître un sommeil sans rêve. Le lendemain, le chant du coq le surpris à arpenter la pièce centrale du logis, courbé en deux, lestomac labouré par des crampes tenaces et douloureuses qui lobligeaient à refuser toute nourriture. Il sortit prendre lair sur les remparts où circulait un courant dair frais salutaire qui le calma instantanément. Rasséréné par la brise providentielle, il regarda sélever le majestueux disque solaire, dune incomparable splendeur à cette heure très matinale. Le flamboiement grandiose rendait vaporeux les contours sombres de la forêt dObyn. Tracée sur celle-ci, une longue muraille de dix mètres de haut enchâssait entièrement le domaine, marquant tout à la fois la limite des territoires connus, les possessions du roi Umesh Nader, et le fief du seigneur dUkbar. Le livre de Moud racontait comment ce mur épais avait dans les temps reculés repoussé bien des sièges et des assauts. Peut-être même que le fantômes des soldats dAnamaying, tombés à ses pieds tentaient-ils encore dinvisibles et désespérées attaques, les soirs de lune ronde ? Pheder tendit loreille. Un cri atténué par la distance fit hurler la forêt, se répétant de façon sporadique, stridence isolée, inquiétante, qui signait lappel dun loup solitaire saluant lastre du jour. Pheder se remémora les paroles de Moud :
Obyn est le nombril
Du monde
Et ses replis sont vastes
Et changeant
Méfie toi de son centre
Évite le
Et si tu dois ty rendre
Prononce trois fois son nom
Avant davoir à renaître
Mais la forêt dObyn gardait farouchement les mystères de son tabou. Seule la grande et solide muraille légendaire protégeait le domaine dUkbar de ses multiples maléfices. Aucun des nombreux insensés qui tentèrent dans les siècles de braver le tabou dObyn nen était revenu vivant. Le fief de Pheder constituait un territoire minuscule et dérisoire face à locéan de verdure quadmirait à présent Phéder. On y trouvait avec abondance des cerfs et des sangliers colossaux. Une sorcière redoutée vivait même seule dans les bois dUkbar. Elle sappelait Emer Soufir et les gens murmuraient quelle détenait le secret de limmortalité. De son promontoire, Pheder vit passer un troupeau de chevreuils le long du mur, bêtes fragiles qui semblèrent linviter à les suivre, bondissant gracieusement dans les buissons de houx, prétant loreille aux croassements brefs et rugueux dun vol de corneilles. Au loin, très très loin, comme un minuscule morceau de miroir tombé du ciel, un lac aux eaux calmes perçait une trouée dans le feuillage. Sa surface reflétait les rayon enflammés du soleil et ressemblait, pour lheure, à une petite tâche de plomb en fusion. Le chevalier Pheder effleura du bout des doigts une touffe de giroflées sauvages qui saccrochait aux murs en tâches sanglantes. Il revint ensuite à pas lents vers la grande salle où la graisse des torches éteintes laissait traîner dans latmosphère une odeur âcre et rance. Tâchant vainement deffacer lamertume des lieux, un domestique venait dallumer un énorme feu dans la grande cheminée, belle construction massive ornée de lettres dor et darmoiries bariolées, qui faisait lorgueil légitime de la salle. Pheder, en meilleure forme, sapprocha des flammes pour sinstaller dans un large et beau fauteuil de velours bleu, dont le dossier sornait en somptueuse broderie de la feuille de chêne dUkbar. Il se sentait vraiment mieux. Souvent, de plus en plus fréquemment étranglé par son mal étrange, il avait failli plus dune fois prendre son cheval pour franchir la muraille en direction de la forêt dObyn. Évidemment ceût été le parfait suicide, mais une force inconnue, peut-être la main même de Moud, lempêchait à chaque fois dagir. Cétait dailleurs la raison pour laquelle, plus que pour se soigner, il sétait éloigné du domaine dUkbar afin de rejoindre la terre cernée deau dOberayan.
Le château dUkbar constituait pourtant un logis agréable, orné de tourelles gracieuses et déchauguettes multiples. Sa barbacane, précédant le pont-levis, senrichissait de grandes niches sculptées, dont les statues de granit quelles abritaient figuraient Karmz Lüffle, premier seigneur dUkbar, ainsi que sa légendaire épouse Oulzira. Les briques roses qui montaient les tours dangle donnaient au château un air de fête. Deux ou trois guettes écroulées témoignaient ça et là des rudes affrontements du passé. Mais peut-être que ces ruines éparses ne signaient somme toute que lunique et lent travail de loubli des temps. Le bâtiment solide, mais non dénué délégance, ne jalousait en rien la massive agressivité de la citadelle dOberayan. Dans la tour flanquante où il habitait, Pheder sendormit enfin. Son père, Babaa, sapprocha de lui une heure plus tard. Le brave homme nabandonnait pas sa passion et sa science de la céramique, malgré la responsabilité du pouvoir que Pheder lui déléguait volontiers. Il avait ramené ses outils dOberayan et passait de longues heures en son atelier, à tourner damusants couverts. La mère de Pheder, Dypa, égrenait quand à elle ses journées à tisser dimmenses tentures qui réchauffaient les murs gris des vastes salles. Pheder, réveillé en douceur, entendit son père lui donner le salut :
- « Les djinns dObyn tont encore privé de sommeil, mon fils ? »
- « Je crains bien que oui! »
Mais Pheder préféra changer de sujet :
- « Pensez-vous que nous aurons de la pluie aujourdhui ? »
- « Oberayan est dans les brumes, paraît-il, ce nest certes pas bon signe. Pourtant, hier, elle était parfaitement visible de la côte. »
La conversation banale fut brutalement interrompue par larrivée intempestive dun messager essoufflé :
- « Nobles seigneurs, la main de Moud sur vos têtes ! »
Lhomme reprenait visiblement très mal son souffle, laissant deviner quune vive émotion se mélangeait avec une force égale à la fatigue de sa course. Il respira longuement, avant dajouter :
- « Un noyé vient dêtre rejeté par la mer sur la plage dUkbar !
Le chevalier Pheder et son père se dévisagèrent dun air surpris. La chose, fréquente, ne nécessitait pas un tel empressement à prévenir le seigneur. Babaa prit la parole :
- « Holà lhomme ! Les djinns des eaux dAnyg sont parfois cruels
Que pouvons nous y changer ? »
- « Mais laffaire est différente, cette fois! ».
Lhomme semmêlait la langue tellement lexcitation le faisait bafouiller :
- « Celui-ci na pas la peau blanche des gens dOberayan. Il a la peau brune et porte la tunique bleue des gens dAn
»
Les mots sortaient difficilement de sa bouche et Pheder et Babaa poussèrent en même temps une exclamation identique :
- « D ANAMAYING !»
La chose paraissait vraiment peu crédible. Une légende millénaire pouvait-elle devenir réalité ? La partie historique du livre de Moud construisait une fantastique épopée destinée à faire rêver les enfants. Cette portion importante du livre ne possédait pas le même prestige sacré que les maximes qui construisaient la loi du royaume. Contrairement à la blancheur de peau des gens dOberayan, ceux dAnamaying, selon les écrits, possédaient la peau brune et la chevelure foncée, identiques à celles du cadavre anonyme. Ors, lîle-citadelle, la fille dAnyg, vivait depuis des siècles et des siècles hors des mondes. Lunivers des gens dOberayan et dUkbar était hermétiquement clos à cause des sortilèges de la forêt dObyn, dune part, et du vent maudit soufflant sur la mer dAnyg, dautre part. LAnamaying restait un mythe sans existence réelle, qui cristallisait autour de lui le tabou sacré et déterminait dans linconscient des populations linacessible étranger. Voir un habitant dAnamaying en chair et en os, même privé de sa vie, animait pour Pheder dune façon tragiquement vivante les pages dun livre improbable. Pheder se précipita sur sa cape orange, dont il se couvrit rapidement les épaules, suivi de son père qui ordonna aux écuyers de seller leurs chevaux.
Ils parcoururent dune traite la distance qui les séparaient du rivage. La poussière de la route quils soulevaient derrière eux leur donnait des allures de dragons véloces. Lécume au lèvres, les chevaux parvinrent enfin sur la plage, séloignant au petit trot de lembarcadère qui reliait Ukbar à lîle-citadelle. Une foule massive de pêcheurs les attendaient, et les hommes les conduisirent lair apeuré auprès du cadavre dun homme tiré sur la plage à labri des vagues. Locéan limpide mouvait ses eaux bleues en lâchant son écume sur le sable, indifférent au manège des hommes. Pheder observa le noyé pour constater la noirceur effective de sa peau ainsi que sa chevelure dun noir de suie. Lhomme affichait des traits dune singulière beauté, malgré son séjour prolongé dans les mains avides des djinns de la mer dAnyg. Il sattarda ensuite sur la paire de braie bleu-ciel et la tunique outre-mer déjà sêche et craquante de sel que revêtait linconnu. En se penchant sur le corps de lhomme, Pheder vit accroché a son cou une mince chaîne dargent. Il la fit glisser dun doigt en dégageant le collier de la tunique. A son extrémité, la chaîne retenait un petit porte-camé en argent massif, à limage de ceux qui contiennent un portrait où un talisman et qui donnait à lobjet lapparence dune amulette de protection. Dans la paume de Pheder le collier devint soudainement brûlant. Rapidement, il ouvrit le bijou dun preste jeu de longle et la vision sublime qui léblouie instantanément faillit le faire lâcher prise. Un mince profil dessinait les contours dun admirable visage féminin, gravé avec précision et grâce dans une résine inconnue extrêmement dure. Pheder eut limpression que la figure de cire lui parlait, quelle se tournait vers lui en lui faisant face. Combattant sa fascination, Pheder referma lobjet qui produisit un petit claquement sec. Troublé à lextrême, Pheder coinça la petite chaîne à sa ceinture et revint vers Babaa :
- « Il faut avertir le roi. Jignore qui est cet envoyé des djinns, dit-il en désignant le défunt, mais une amazone doit partir aujourdhui même pour Oberayan. LAnamaying existerait-elle quand-même?
Babaa regardait le mort dun air énigmatique, et sa main lui referma les yeux :
- « Qui que tu sois, homme de la mer, tu ne pourras nous en dire davantage ! »
Une amazone partit promptement vers lembarcadère afin de prendre un bateau pour rejoindre lîle-citadelle. Ainsi prévenu, le roi se montra très intéressé et passa dans sa barbe sa large main où brillait un gros rubis enchâssé dor :
- « Cest un signe de Moud, il nous envoie un messager. En vérité la mer dAnyg ne restera pas tout le temps taboue! »
Puis il ordonna la mise à leau de la galère de guerre, lunique bateau de lîle, plus vieux que la grève elle-même et soigneusement entretenu comme un objet de culte. La galère sarmait de redoutables harpons de bronze quune catapulte ingénieuse pouvait propulser très loin sur dhypothétiques ennemis, avec une diabolique précision. Sa lourde coque fendit les eaux dOberayan dans la limite autorisée par le vent maudit, qui servaient de frontière naturelle au tabou, mais lon ne trouva rien danormal et linconnu à la peau bronzé garda son curieux mystère. On lenterra sur la plage, non loin de lendroit de son échouage. Trop jeune pour que sa momie puisse prendre place dans la crypte des « saints ancêtres », on ne lavait pas non plus incinéré car cétait une coutume réservée aux grands dignitaires. Comme son origine demeurait énigmatique, le coin de plage qui contenait ses restes fut déclaré tabou et le temps passa.
Seul restait de ce fait divers étrange, pendu au montant du lit de Pheder, le médaillon au visage de cire. Allongé sur ses couvertures satinées, le jeune homme examinait lobjet dans ses moindres détails. Sa forme présentait un ovale parfait, à peine brisé par la charnière qui démontrait une possibilité douverture. La ravissante surface ciselée darabesques délicates, dun style ignoré de lîle, témoignait dun travail dorfèvrerie irréprochable. A chaque ouverture de ce petit boîtier, la même curieuse impression se reproduisait et une irrésistible magie semparait de tout son être. Deux fois, déjà, au cours de ses terribles crises, où ses nerfs subissaient une rude épreuve, il avait apprécié le recours du collier pour calmer sa douleur. Le talisman agissait avec une efficacité inouïe sur son mal inconnu. Limage sublime de la femme sculptée dans cette matière inconnue apaisait bel et bien ses tourments et devenait pour Pheder lantidote ultime.
Un jour quil prêtait une attention soutenue à cette uvre exceptionnelle, le somptueux portrait se mit à sagiter et Pheder eut limpression de lentendre prononcer des mots dans une sorte de doux murmure aux accents exotiques. Puis il lui sembla quitter son corps pour retrouver une merveilleuse amie éblouissante de naturelle, incarnation magnifique du portrait, à travers la splendeur dun maelström étoilé; comme aspiré par limmobilité hypnotique de la charmante image
Quand Pheder ouvrait le bijou splendide pour libérer le fin et ravissant visage à la lumière du jour, les djinns de lair orchestraient pour lui seul une symphonie céleste, retentissante daccords mélodieux et répandant dans la pièce une innéfable odeur de menthe. Pheder tenait à cet objet dart incomparable autant quà sa propre vie, et lui vouait une dévotion majeure, considérant ce trésor comme un cadeau personnel de Moud à sa personne, car il voyait à lévidence ses forces revenir. A chaque fois que le chevalier sentait sinstaller en lui les prémices dune crise, il plongeait littéralement dans limage sublime, guidé par les chuchotements à peine audibles, dune suavité extraordinaire et tellement régénérant
Pheder considérait sérieusement le portrait comme étant celui dune fille des djinns bienveillante, une fée, peut-être, qui le protégeait à jamais de lirrémédiable folie. Incapable de sen séparer, il décida dattacher le collier à son cou, pour que le porte-camé lui assure protection jour et nuit. Le petit visage quil renfermait, le chevalier aurait donné tout lor dUkbar pour poser ses lèvres sur sa bouche, pour laisser filer entre ses doigts fébriles les longs cheveux débène et caresser cette nuque gracile. La belle inconnue possédait un menton gracieux et noble, une exquise bouche souriante, un nez aquilin et son front barré dun diadème précieux se courbait délicieusement pour se perdre dans les racines de magnifiques cheveux nattés. Pheder aurait pu dessiner de mémoire la délicieuse amie.
Le sabre dUshidi lui posait un problème agaçant. La prise en main de larme manquait defficacité, à cause dun jeu entre le manche et la lame qui faisait tourner légèrement la garde, révélant un vice incompatible avec la perfection irréprochable de lépée. Les longues années dinactivité et linjure du temps expliquaient sans doute ce défaut. Pheder se rendit à la forge du château, dans lespoir de confier le problème au meilleur homme de lart que comptait le domaine. Ce dernier, un géant barbu nommé Ioginos, parlait dune voix forte et avec passion de son « métier à crever », de son « dur métier », de son « sacré métier », protégé des escarbilles de son feu par un tablier de gros cuir, il domptait le fer et le feu comme personne et accomplissait des miracles. Parfois, pour la bise dune jeune fille où deux chopes de bonne vinasse, lhomme soulevait de terre un lourd essieu de charrette équipé de ses deux roues. Pheder pénétra dans latelier sombre, quune verrière sale éclairait à grand peine. A la demande du chevalier, Ioginos délaissa son grand soufflet de peau pour poser le sabre des ancêtres sur son établi, débarrassant ce dernier de la limaille qui le saupoudrait, en soufflant dessus bruyamment. Quand le géant empoigna larme, Pheder vit sallumer dans son regard la crainte respectueuse des ancêtres. Puis, Ioginos maugréa, embarrassé de toucher la relique sacrée, mais Pheder le rassura longuement en rappelant son droit légitime à détenir le sabre du maître darme Ushidi, le dernier de la cité dOberayan.
Au centre de la pièce enfumée et sombre, trônaient plusieurs enclumes de tailles diverses dont certaines, moins usitées, blanchissaient sous la poussière accumulée. Près du foyer rougeoyant, le bac de forge servait de support au tisonnier, au crochet, à la mouillette, alors quau mur pendait une multitude de pinces et marteaux puissants. Saisissant une tenaille et gardant toujours sur son seigneur un il anxieux, voir franchement réprobateur, Ioginos finit par vaincre ses hésitations et examina enfin larme. En voyant luire lacier de la lame dune qualité rare et très pure, il poussa un soupir. Il fit de même lorsquil constata le tranchant parfait et redoutable ; seule, la poignée accusait ce défaut mineur mais incongru que lui avait signalé Pheder. Ioginos coinça le sabre dans un étau à pied solidement calé dans le sol par un lourd billot de chêne, en prenant dultimes précautions pour ne pas rayer le damas de la lame. Ce faisant il constata rapidement que celle-ci était dune trempe peu commune, voir jamais vue
Sur un coin de la garde en or, apparaissait une légère trace dusure. La lame se séparait légèrement du manche, créant une rainure minuscule mais indélicate, et la fusée accusait un jeu limité mais indiscutable. Le géant barbu sempara dun minuscule burin et augmenta carrément la faille dune forte pression, après un effort léger autant que rapide le manche céda, entraînant la chute des rivets défectueux. Examinant la garde entre ses doigts noircis par le métal et la fumée, Ioginos poussa un juron sur lil de Moud, et sortit sans le dérouler un mince parchemin caché dans lorifice dévoilé, puis il tendit sa trouvaille à Pheder sans ajouter un mot. Le chevalier se lança dans une vaine tentative de traduction, mais fut incapable de déchiffrer la missive en raison de lobscurité des lieux. Laissant Ioginos terminer sa réparation, Pheder séloigna pour rejoindre la cour du château afin dexaminer le parchemin à la lumière du jour. La lettre de fibre végétale craquait sous les doigts comme un papier fin et fragile, sur lequel il put lire une unique citation de Moud tracée de deux écritures différentes, lune dencre noir sur le recto blanc et lautre dencre blanche sur le verso peint en noir:
Lorsque tu découvriras
Le secret du sabre
Le sabre aura bien agi
Bien agir est pénétrer
Le secret du sabre
Peu-après Ioginos appela Pheder pour lui remettre le sabre quil avait complètement réparé, lui rendant une perfection suprême. Mais en le rengainant lentement dans le fourreau noir, Pheder restait songeur.