[b]Bon cessez le feu : compromis chap 2 mais faut lire, si ça fait mal
CHAPITRE 2
La mort dUshidi
Lévocation de ce jour enfui qui lavait promu Seigneur dUkbar, maître du domaine au nom similaire, restait pénible à la mémoire du chevalier Pheder. Il aurait aimé réduire ce souvenir en cendres comme le faisait à présent le grand feu, qui brûlait toujours avec vigueur dans lâtre, irradiant dans son dos une bienfaisante chaleur. Terminant avec délectation son second pichet, il sessuya les lèvres dun revers de manche, paya son dû et sortit.
Maintenant, le soleil perçait enfin franchement la couche de nuages qui se dispersaient en seffilochant, et les rues commençaient lentement à se remplir de monde. Pheder dut se plaquer rapidement contre un mur pour laisser le passage à un âne chargé de lourdes marchandises. La journée dans lîle-citadelle promettait dêtre belle. Selon la règle, Ukbar et ses terres étaient sous son pouvoir pour le reste de sa vie, il sy était donc installé en compagnie de toute sa famille. Toutefois, le mal étrange dont il sétait cru libéré le repris peu de temps après son arrivée au château, lobligeant à revenir vivre sur Oberayan pour se soigner; mais les potions que lui faisait avaler les meilleurs apothicaires du royaume restaient sans effets. Profondément déprimé, accablé la nuit par des cauchemars et des visions innommables, il résolu de ne plus quitter Oberayan. Son père soccupait en son absence des affaires dUkbar. La veille de ce jour qui le voyait arpenter la ruelle, il se trouvait encore dans cet état desprit lorsquun des chevaliers était venu lavertir de la demande dUshidi ; qui lui donnait rendez-vous dans son logis à la onzième heure. Dépassant lenceinte royale, Pheder pénétra dans la cour intérieure du château où les domestiques menaient tranquillement leurs matinales activités. Il monta ensuite sans hâte excessive lescalier de la tour qui abritait la salle darmes. En peu de temps, il fut à la porte de la chambre dUshidi, que celui-ci ouvrit immédiatement dun geste lent et mesuré. Si lent
! se disait Pheder en lui-même, jetant sur le maître un coup dil furtif mais respectueux. Le poids des ans accablait sans appel ce vieux corps. Pheder ne connaissait pas dautre vieillard que lui et restait très impressionné. La respiration du vieil homme devenait sifflante, rendant plus pertinent le bruit courant chez les jeunes avides de ragots quil sétait déjà choisi son successeur parmi les «quarante». Pheder quant à lui se demandait si le vénérable que Moud épargnait si généreusement nétait pas tout simplement immortel. Comme sil eut surprit les pensées du chevalier, Ushidi redressa aussitôt les épaules, fixant son invité de ses yeux noirs et brillants qui gardaient intact lintensité de leur jeunesse. Sa grande robe jaune, insigne de sa fonction, flottait sur son corps amaigri et la ceinture de cuir teinte de carmin serrait sa taille grâce à un nouveau trou. Limage du maître âgé, certes, mais encore solide et fort, cette image dUshidi, Pheder dut faire un réel effort pour la retrouver. Ushidi le fit asseoir en lui présentant une coupe en cristal remplie dun vieux vin. Buvant lui-même à une coupe identique, il senfonça dans un fauteuil garni de fourrures.
- « Ce vieux vin est-il à ton goût, chevalier? »
- « Il est très bon, assurément et jen ai rarement bu de meilleur ! »
En répondant à Ushidi, Pheder songea immédiatement à celui quil venait de boire à la taverne. Ce dernier ne soutenait évidemment pas la comparaison. Pendant quil buvait, Ushidi ne quittait pas son interlocuteur des yeux, pointant sur lui son étrange regard. Pheder voyait clairement quil narrivait pas à formuler correctement ce quil avait à dire ; probablement une communication officielle dune extrême importance...
- « Je tai soufflé sur le visage, autrefois, tu ten rappelles? Je tai passé la main sur une flamme, je tai frappé du plat de mon sabre, et tu es devenu chevalier... Comme il est dure de renoncer avec toute le grâce nécessaire à sa jeunesse ! La fatigue et la solitude forme un couple maudit qui nengendre que de sombres terreurs. Il faut pourtant savoir triompher de ses propres chimères, et ce nest pas laffaire dune épée
Vois-tu, Moud va bientôt memporter, cest pourquoi je tai fait venir. »
Pheder voulu le rassurer mais le vieillard larrêta dun geste vif, comme si son affirmation nétait plus quune vaine évidence. Le vénérable se leva lentement de son siège et avança la main, quil avait sèche et ridée comme la serre du milan, dans lintention de remplir sa coupe. Finalement il y renonça, reprenant :
- « Je désire toffrir un présent digne de ton rang, seigneur dUkbar ! »
Sur ces mots, Pheder le vit ouvrir lunique buffet de la chambre pour en tirer un rouleau de velours rouge, brodé de fins et brillants fils dargent. Il posa lobjet délicatement sur la table, écartant le cruchon de vin. Sanglée de rubans noirs, la pièce de tissu protégeait certainement un objet lourd et précieux. Ushidi entreprit de défaire les nuds des lacets avec la même attention méthodique et déroula lécrin improvisé. Pheder ne put retenir son émotion en contemplant lobjet mit à nu. Déjà le maître sen emparait pour le tendre à Pheder qui prit avec respect le mince fourreau, sachant quil protégeait le propre sabre du maître. Un long étui de cuir noir gravé des signes de Moud et qui renfermait la lame sacrée des ancêtres. Sur la garde de larme une incrustation de nacre dessinait laigle dOberayan en captant fugacement léclat du soleil.
Pheder tenait dans ses mains une des reliques les plus sacrées de lîle. Décontenancé par loffre dUshidi, qui lui remettait une arme sur laquelle aucune main profane nétait autorisée à se poser ; il remit le fourreau sur la table sans dégainer larme. Le vénérable semblait se jouer de linterrogation muette quil lisait sur le visage du chevalier.
- « le sabre nest plus aujourdhui quun objet de folklore inutile, bien sûr on le dit forgé dans lenfance du monde par les Gobelins, mais je ny crois guère. Il a été transmis au cours des siècles et sans interruption à chaque maître darmes de la cité. Sa lame symbolise la victoire dOberayan sur Anamaying, son ancienne rivale. On peut même affirmer quelle fut linstrument de son triomphe. Mais tu sais cela comme nous tous qui avons lu le Livre de Moud...
Certainement Pheder connaissait laura sacrée qui entourait ce sabre. Comment Ushidi pensait-il avoir le droit de sen défaire et quallait dire le roi si Phéder se promenait dans les rues dOberayan avec une telle arme à ses cotés ? Ce sabre nappartenait quaux ancêtres et devait être transmit au prochain maître des armes nommé lui-même par Ushidi. La proposition de ce dernier tenait du sacrilège, elle navait pas de sens et Pheder crût un instant que les vapeurs de vin égaraient lesprit du vieux maître. Celui-ci semblait pourtant parfaitement lucide. Il dévisageait toujours Pheder qui fronçait les sourcils en ne sachant que dire. Pour prouver quil nétait pas tombé subitement fou il reprit la parole dune voix étonnement ferme :
- « Le sang que fera bientôt jaillir cette arme effacera la tradition! Mais elle doit avoir un possesseur et cest à toi que Moud désire la donner. A toi seul !.
Que voulait dire cette soudaine prophétie ? Pheder hésitait toutefois à douter complètement de la raison du maître et fixait le sabre dun oeil inquiet. Nexistait-il pas des chevaliers plus valeureux que lui sur Oberayan ? Certes il avait acquis la seigneurie dUkbar, mais il restait convaincu quil ne la devait quà la divine intervention de Moud et quen conséquence, lamazone ne pouvait pas le vaincre. Pour la deuxième fois, Ushidi plaçait le poids des ancêtres sur ses épaules, à lui qui nétait ni ambitieux ni sage. Lidée seule de tenir le sabre des ancêtres achevait de le scandaliser. Son vénérable vis-à-vis au regard à présent hermétique et fuyant, sempara du sabre tout en se dirigeant vers la porte, animé semble-t-il dune curieuse détermination :
- « Les choses de la matière se voient parce quelles agissent, parce quil existe un principe de vitalité. Mais cest en lesprit que réside la vrai force, la vrai puissance. Cest dans le pouvoir de ton esprit que réside la vrai stabilité. Suis moi !»
Ils passèrent dans la longue salle darmes, une pièce immense et froide, avec de hauts piliers qui la soutenaient en files parfaites le long des murs, et se rejoignant au sommet en un croisé parfait. Sur la voûte ainsi formée les anciens maîtres dart avaient peint de magnifiques scènes de batailles. Lune delle, particulièrement, accrochait tout de suite le regard. On y distinguait lancêtre royal Phalip kaenesh tenant dans sa main gantée de fer le sabre des ancêtres. Il frappait les assaillants, des soldats dAnamaying qui surgissaient autour de lui au milieu des remparts dUkbar. Ainsi figuré par son image, lancêtre triomphant investissait complètement la peinture de sa présence. Il sembla même un instant à Pheder que le sabre venait de fendre lair pour frapper. Le cheval du monarque était aussi noir que le propre étalon de Pheder, dont la robe ressemblait au fruit du sureau. Accrochés aux quatre murs de la salle, les écus de tous les chevaliers connus dOberayan témoignaient de lancienneté de la tradition et de la mémoire sacrée des éternels quarante. Ushidi tendait le fourreau noir à Pheder :
- « Prends le ! »
Pheder, comme hypnotisé par lordre du maître, sempara de larme sans plus chercher à cacher sa gêne ; puis il senhardit pour poser enfin la question qui lui brûlait les lèvres :
- « Quattendez-vous de moi, maître Ushidi ? »
- « Que tu dégaines ce sabre. Les émotions sont une chose, et les actions une autre !»
Le ton de la voix était impératif et Pheder sexécuta. A linstant même où ce dernier sortait la lame luisante de sa gaine de cuir, Ushidi décrochait du mur une vieille rapière nommée Acquisitio, ébréchée et rongée par la rouille :
- « Sais-tu ce quon appelle lempathie, mon fils ? cest la capacité de comprendre et reconnaître les émotions de l'autre, quand bien même il serait ton pire ennemi. Un combat ne sert à rien s'il ne fait pas naître la paix, qui n'est pas l'endormissement ! Nous allons voir comment se comporte le sabre des ancêtres entre tes mains, jeune chevalier, que l'esprit circule dans ton bras, et que tout mon savoir taccompagne ! »
Pheder, de plus en plus décontenancé, se demandait pourquoi le maître se jouait ainsi de lui... Poussé par quelle hérésie lavait-il fait venir en ces lieux pour manier une arme quil naurait même pas du toucher ? Encore moins dans un duel, même courtois, avec le vénérable... Celui-ci terminait linspection de sa lourde épée:
- « Tu nest plus un novice, mon fils, Prends ta garde, seigneur dUkbar ! ne te disperse pas, et ressens ce que je ressens ! »
Linjonction du maître, formulée sur le ton de lexercice, agit instantanément sur les réflexes entraînés par lhabitude des milliers dheures dentraînement et Pheder prit aussitôt le sabre à deux mains en le levant devant lui à la verticale. Face au vieil homme, Pheder ne pouvait sempêcher de penser à lindécence de la scène et de sa position. Ushidi rendit un salut identique et ne semblait pas outre-mesure incommodé par le poids de son arme antique. Contrairement aux apparences, le vieil homme saffirmait encore très fort; il porta rapidement le genou gauche en avant et les fers se croisèrent brutalement. Dans les mains de Pheder, qui navaient pas lexpérience du sabre, la mince lame des ancêtres se montrait dune extrême légèreté.
- « Vois comme il tobéit ! »
Ushidi lança cette injonction en tentant de porter un coup sur la droite du chevalier, mais Pheder sentait que le maître ne cherchait pas à utiliser son immense technique. Bien sûr il donnait mal le change en plaçant quelques habiles tentatives, mais sans acculer Pheder, qui comprit alors que le maître se jouait bien de lui. Malgré lusure du temps qui marquait son corps amaigri le vieil Ushidi se montrait toujours dune extrême habileté. Pheder se demandait ce que voulait dire un tel exercice gratuit, les feintes grossières du vieillard, qui ne lui apprenait pas grand-chose sinon la scandaleuse manipulation dune lame taboue. Le chevalier restait intrigué, mais dans le clair-obscur de la salle darmes le combat augmenta soudainement dintensité ; Ushidi le chargeait à présent avec une violence qui décontenança le jeune seigneur. Le vieux maître faisait tournoyer Acquisitio au dessus de sa tête comme un dément et la force mise dans ce geste contredisait les coups mesurés dun simple entraînement. Pheder comprit quUshidi cherchait à le tuer vraiment, et à la suite de quelques échanges très durs, le doute ne fut plus permis. Pheder parait désespérément les coups du vieillard qui se jetait sur lui en ahanant. Pheder protégeait sa vie, lépée à la main, pour la deuxième fois de sa vie. Les frappes dUshidi étaient dune férocité insensée. Pheder tenta de raisonner son adversaire.
- « Maître... ! »
- « Blesses, blesses à mort ! soit efficace !»
Comme un loup enragé, Ushidi fonçait sur Pheder pour lobliger à lutter, et ce dernier devait contre-attaquer sans répit. Se ruant à son tour, il dressa son sabre dans lespoir de désarmer Ushidi qui paru connaître à ce moment une intense jubilation. Voyant Pheder agir enfin selon ses désirs, il ne recula pas selon la logique, mais savança vers le chevalier en baissant sa garde. Surpris par ce comportement irrationnel, Pheder ne put faire dévier le sabre à temps et la lame déchira lair en sifflant, sabattant sur le crâne dUshidi en le coupant en deux, éjectant sur la robe jaune du maître darmes un terrible flot de sang.
Hébété par cette funeste action; Pheder resta un moment à contempler le corps de sa victime défiguré par lhorrible blessure, qui gisait à présent sur la mosaïque compliquée du sol. Réalisant enfin pleinement la mort dUshidi, il laissa glisser le sabre à terre, puis il jeta sur la salle darmes un regard circulaire. Une tenture sagita un instant, puis souvrit, laissant le passage au Roi Umesh Nader qui sapprocha du jeune homme en lui posant la main sur lépaule dun geste rassurant :
- « Jai tout vu, rude bretteur !. Mais ne crains rien, Ushidi vient bien de se tuer lui-même en saidant de son propre sabre, réalisant ainsi sa dernière volonté. Une triste péripétie, en quelque sorte... Il men avait fait part; de ça et de beaucoup dautres choses encore... Rien ni personne naurait pu arrêter le cours des choses car Ushidi désirait ardemment ce sacrifice ».
A ce moment, ponctuant les dernières paroles du roi, les cloches de la crypte des Saints Ancêtres se mirent à sonner à toute volée. Elles accompagnaient sans nul doute le Ka dUshidi au paradis de Moud et sonnaient en même temps pour annoncer la délivrance de la Reine Kalash, qui venait de mettre au monde une fille splendide que lon prénomma Eyin. Précisément, lesprit dUshidi, en séchappant à cet instant, planait désormais sur elle. La princesse ne pouvait espérer plus noble parrainage que lesprit tutélaire du vieux maître.
Le Roi Umesh Nader, un homme dune quarantaine dannées à la barbe déjà grisonnante, disciplinait sa longue chevelure par un bandeau de cuir garnit de joyaux précieux. Ses yeux verts qui attestaient du lignage des Nader luisaient dune grande intelligence. Une épaisse moustache soulignait un nez typique de sa grande famille, laquelle succéda autrefois aux Enesh sur le trône dOberayan. Fatigué par la lutte, abasourdi par lacte quil venait de commettre sans lavoir voulu, Pheder essayait à grand peine de se ressaisir et reprenait difficilement conscience avec la réalité. Umesh Nader se tenait toujours en face de lui dans une attitude compatissante et le son de la voix du monarque empêchait Pheder de se concentrer sur le cadavre dUshidi étendu à ses pieds. Saisissant la manche de la tunique de Pheder, le roi entraîna celui-ci hors de la salle en disant :
- « Le sabre des ancêtres tappartient de droit désormais. En se donnant la mort, jinsiste bien sur cette version des choses, Ushidi a brisé la chaîne de la loi. Il a tranché le sabre. Que son esprit accompagne Moud dans la paix suprême. Il ny aura dailleurs plus de maître des armes car les quarante chevaliers dont tu fais parti seront les derniers. Cest la volonté de Moud ! Oberayan vit depuis si longtemps dans la paix quelle ne doit plus conserver en son sein une tradition dangereuse qui pourrait se retourner un jour contre elle. Les coutumes guerrières nont plus de sens. Il faut relire la parole de Moud. Pour ce qui est du maître, jefface ta culpabilité, je tassure que tu navais pas le choix ! »
En pénétrant à la suite du monarque dans le donjon abritant la famille royale, linquiétude de Pheder ne cessait de grandir. Les aveux dUmesh Nader révélaient un grand sacrilège, comme le fait que lui-même portait à sa hanche larme du crime dUshidi, la relique sacrée des ancêtres ! Pourtant, par lordre donné, il devenait le nouveau gardien de la lame et le sabre ne devait plus le quitter jusquà sa propre mort. Tous ces faits réunis contredisaient son enseignement, rien dans lîle-citadelle dOberayan nexigeait que les coutumes soient brisées. La tradition habitait le Livre de Moud, Moud était la loi et le Roi son outil. Ors le livre de Moud... Le roi linterrompit dans le cours de ses pensées :
- « Seigneur dUkbar, je discerne dans ton attitude que mes propos taffectent plus que je ne laurais désiré... Peut-être vois tu en moi un pontifiant penseur, mais tu dois comprendre que si Moud na quune parole, les gens dOberayan, eux, ont deux oreilles. Nous devons réétudier le Livre des Ancêtres avec plus de soin que par le passé. Le sacrifice des vieillards est une tradition qui senlise. Cest un rituel qui est peut-être moins exigé de Moud que par le tabou de la forêt dObyn qui nous empêche dy pénétrer pour y réaliser notre expansion. Pourtant le monde est vaste et ne se limite pas à lîle dOberayan ou à ton propre fief ; personne ne lignore vraiment. En tant que seigneur du domaine dUkbar, tu est bien placé pour reconnaître que la forêt dObyn na pas plus de limites apparentes que la mer dAnyg elle-même. Le fait que nul ne soit jamais revenu de ses pièges ne doit plus nous décourager. De la même manière, nos marins qui sécartent trop dOberayan sont à jamais capturés par les djinns des eaux, mais les grands mystères seront percés et les tabous tomberont. Cest Ushidi qui ma amené à constater notre coupable persistance à vouloir occulter lavenir. La tâche est certainement trop lourde pour moi et lhostilité dOberayan sera grande. Moi-même je vis encore dans la crainte des tabous ancestraux; mais une princesse est née et comme dit le livre de Moud :
Du sang du passé jaillira le sang du futur.
Après cette longue diatribe le roi introduisit Pheder dans la chambre royale où la reine Kalash Nader se reposait au milieu dun superbe lit à baldaquin en noyer sculpté. Ses longs cheveux blonds encore collés à ses tempes par la sueur balayaient doucement le petit enfant à qui elle venait de donner la vie. Umesh Nader se fendait dun immense sourire :
- « Vois, chevalier !, il me faudra un prince pour ma fille ! »
Trois servantes qui avaient assisté la reine lors de son accouchement tournaient à présent autour du lit. Elles saffairaient à remettre de lordre sur celui-ci. Les deux hommes sécartèrent. La princesse Eyin, que lon navait pas encore emmaillotée, dormait sur sa mère. Pheder devina sur cette chair naissante les traits caractéristiques des Nader. A peine remit de son duel avec Ushidi ce spectacle tranquille et paisible contrastait avec le tumulte négatif de ses propres sentiments. Il quitta la pièce à la suite du Roi.
- « Moud ma gratifié dune fille et je devrais mestimer comblé... »
Umesh, volubile, parlait toujours en précédant Pheder dans une nouvelle salle, beaucoup plus grande que la chambre luxueuse quil venait de quitter. Il sinstalla sur un banc garni de superbes coussins blancs ; reprenant la conversation :
- «
Mais laigle dOberayan représente une lourde charge à laquelle je ne puis me dérober. Les gens de lîle doivent apprendre à reconsidérer leur vision du monde. Avec laide de Moud, et de son magistère. »
Sa référence à Moud choqua Pheder si profondément quil préféra éviter le regard du Roi. Elle impliquait la fin des bienheureuses certitudes et le début dun grand bouleversement dans le royaume. Pheder estimait que le Roi possédait toute ses facultés mentales, mais il ne reconnaissait pas dans lexposé du monarque la véritable parole de Moud. Comment considérer avec autant de légèreté les tabous millénaires de la mer dAnyg et de la forêt dObyn, et envisager avec une telle désinvolture le sabre de laigle ? Que deviendrait la tradition dOberayan sans maître des armes ? Il ne comprenait pas le sens des paroles, comme il ne comprenait toujours rien au suicide dUshidi. Pourtant il avait bel et bien tué ce dernier. Alors, lentement, langoisse qui létouffait depuis toujours, ce vague mais lancinant sentiment doppression, les fulgurantes crises qui sabattaient sur lui depuis environ une année, sabattirent sur ses épaules avec une telle violence quil crût que le monarque lavait frappé. Toutefois, il devinait quil se forgeait lui-même cet atroce tourment. Il entendit vaguement une sorte dappel invisible et cette curieuse sensation lui fit reprendre conscience immédiatement. Le Roi qui se taisait à présent ne sétait douté de rien et regardait pensivement par la fenêtre. Libéré de cette affolante et subite douleur morale Pheder se leva de son siège. Le sabre en glissant sur sa taille émit aussitôt un bruit feutré auquel il devrait shabituer. Il remercia sur-le-champ Umesh Nader avant de le quitter, pour sa condescendance, qui lui épargnerait la hache du bourreau. Ensuite il descendit dun pas vif les marches en colimaçon du donjon pour retrouver les rues bondées autant quanimées, où les gens vaquaient à leurs affaires sous un ciel devenu de plomb. Les auberges bruyantes regorgeaient de buveurs, les ménestrels jouaient de leur chalémies, cromones et autres tympanons, les acrobates et saltimbanques drainaient la foule sur les places où damoiseaux et damoiselles revêtaient leurs plus beaux costumes. Retrouvant sa chambre, le jeune homme posa sur son lit le sabre dUshidi qui lui brûlait la cuisse et sendormit, larme sacrée à son côté, dun sommeil quil devinait déjà plein de cauchemars.
Deux jours plus tard, on incinéra le maître darmes Ushidi avec tout lapparat dû à son rang. Une foule énorme assistait à la mise à flot de la barque funèbre sur laquelle sentassaient les fagots du bûcher. Le corps dUshidi, recouvert dun linceul jaune, trônait au milieu des branchages auxquels un chevalier de la guilde des quarante mit le feu. Les compagnons de celui-ci, les élèves du maître que Pheder aurait dû rejoindre, semparèrent de leurs arcs, et au moment où lembarcation fumante sélançait sur les flots, une nuée de flèches vint frapper leau autour delle. Les traits des chevaliers tuaient ainsi symboliquement les djinns des eaux désireux de semparer des cendres du vénérable. Ors, Pheder, saisi de fièvre, ne se déplaça pas. Il dormit au contraire trois jours et trois nuits de suite, couvert de sueur, délirant dans un mauvais sommeil. Il fit un rêve étrange, dans lequel le roi Umesh Nader se faisait dévorer par un grand loup malgré son armure dorée, dans une obscure vallée, et Pheder tuait le loup et le jetait dans un immense brasier. Un autre songe voyait la reine Kalash vêtue d'azur allaiter un dragon, sous le regard de sept paysans cultivant un beau jardin orné dun grand rosier, où jaillissait au milieu des parterres une eau claire et cristalline, un troisième rêve lui montra le combat tumultueux de trois oiseaux blanc, rouge et noir prisonniers dans les larmes d'un géant de verre.
La femme qui lui louait la chambre le découvrit finalement devant sa porte, la tunique couverte de vomissures. Après lavoir lavé, elle lui administra des tisanes et des fumigations qui semblèrent obtenir un certain succès. Il se remit peu à peu et salimenta normalement. Il participa même au festin quUmesh avait donné en lhonneur de la princesse Eyin. Mais Pheder, épuisé, ne sintéressa guère aux réjouissances des festivités, arborant un air absent devant les danseuses pourtant actives à le dérider. Le dresseur dours neut pas plus deffet, pourtant la bête superbe faisait habilement le poirier, en se tenant sur les pattes arrières. Les jongleurs et les ménestrels neurent pas plus de chance de le sortir de sa torpeur figée. Pheder quitta donc la salle du banquet immédiatement après le repas, assurant le Roi de ses vux, et se fit conduire vers les terres du nord que la brume masquait. Le passeur, un homme curieux et bavard, propageait sur le fief dUkbar les baratins de lîle-citadelle. En posant pied à terre sur le rivage, le chevalier se retrouvait à présent sur ses propre terres. Il parcourut un instant la plage et enfourcha son cheval que lon faisait patienter dans un champ proche. En remerciant lhomme qui lui présentait les rênes il prit au galop le chemin du domaine dUkbar.