Inde

Les milans sont de grands incapables. Tant qu'ils peuvent utiliser les vents, et faire les paresseux, ils sont un peu là.

Même les corbeaux, qui ont peur de tout, attaquent les milans. J'en ai vu un couple qui ne savait plus où se mettre. Dans les arbres les petits oiseaux l'attaquaient. Du sommet d'un toit, les corbeaux les délogeaient.

Le Chinois est peu sensuel, et tout à la fois, l'est beaucoup. Mais finement.

Il n'a guère de littérature érotique ancienne. Il n'est pas troublé par la femme, ni la femme par l'homme. Il n'est même pas troublé au moment où tout  le monde l'est. Cela est sans conséquence. Cela ne laisse pas de trace. Non, cela ne lui remue pas le sang. Tout se passe dans un printemps frais et encore proche de l'hiver. S'il désire vraiment, ce sera une petite fille qui garde encore la ligne délicate et maigre de l'enfance. Il n'a pas de boue. Les cartes obscènes chinoises sont pleines d'esprit. Sa musique a toujours une âme claire où on passe au travers. Il ne connaît pas le charnel épais de l'Européen, il n'a pas le ton chaud et gros des voix, des instruments de musique, des récits européens, il n'a pas ce sentimentalisme écœurant anglais ou américain, français ou viennois, ce sens du long baiser, de la glu, et de l'affaissement de soi.

Tous les gens « bien » aux Indes avaient et ont depuis toujours renoncé aux Indes et à la terre entière.
Le grand miracle des Anglais, c'est que maintenant ces Hindous y tiennent.

Malais, Javanais, Balinais, Malais de Bornéo, de Sumatra, de Florès, mêlés et mariés à cent races insulaires, aux Bataks, aux Dayaks, et aux Chinois, aux arabes, et même aux Papous, convertis successivement aux religions des Indes (hindouisme et bouddhisme), et puis au mahométisme, ont tout ce qu'il faut pour que celui qui en parle en général se trompe. C'est ennuyeux.

Le peuple chinois est artisan-né.

Tout ce qu’on peut trouver en bricolant, le Chinois l’a trouvé.

La brouette, l’imprimerie, la gravure, la poudre à canon, le cerf-volant, le taximètre, le moulin à eau, l’anthropométrie, l’acupuncture, la circulation du sang, peut-être la boussole et quantité d’autres choses.

L’écriture chinoise semble être une langue d’entrepreneurs, un ensemble de signes d’atelier.

Le Chinois est artisan et artisan habile. Il a des doigts de violoniste.

Sans être habile, on ne peut être Chinois, c’est impossible.

Même pour manger, comme il fait avec deux bâtonnets, il faut une certaine habileté. Et cette habileté, il l’a recherchée. Le Chinois pouvait inventer la fourchette, que cent peuples ont trouvée et s’en servir. Mais cet instrument, dont le maniement ne demande aucune adresse, lui répugne.

En Chine, l’unskilled worker n’existe pas.

Quoi de plus simple que d’être crieur de journaux? Un crieur de journaux européen est un gamin braillard et romantique, qui se démène et crie à tue-tête: "Matin! Intran! 4e édition", et vient se jeter dans vos pieds.

Un crieur de journaux chinois est un expert. Il examine la rue qu’il va parcourir, observe où se trouvent les gens et, mettant la main en écran sur la bouche, chasse la voix, ici vers une fenêtre, là dans un groupe, plus loin à gauche, enfin, où il faut, calmement.

A quoi bon ruer de la voix, et la lancer là où il n’y a personne?

En Chine, pas une chose qui ne soit d’habileté.

La poésie, pour le poète, se trouve liée à des moyens d'expression limités, inséparables d'instruments restreints ; et c'est justement cela qui en fait un art. Le verbe humain se circonscrit déjà en une sphère bien précise. Celle du langage de chaque peuples est encore plus étroite. Sa propre langue, le poète l'apprend, apprend à la connaître à force de l'employer et d'y réfléchir. Il sait finalement ce qu'il pourra en faire, exactement ce qu'il peut en attendre et ce qu'il peut lui demander ; aussi ne commettra-t-il pas la folie qui prétendrait la tendre plus qu'elle n'a de forces. Ces forces, même, il ne les fera que rarement converger toutes au même point, puisque, sinon, il serait fatiguant, et qu'il abolirait lui-même la vertu précieuse d'un verbe vigoureux et qui sait ménager ses effets. C'est le seul bateleur, mais non pas le poète, qui se mêle de le dresser à des tours et des sauts extraordinaires. Les poètes, au demeurant, que n'auraient-ils pas à apprendre du peintre et du musicien ! Car ce sont là des arts qui montrent à l'évidence combien nécessaire est l'économie des moyens, et à quel point tout dépend, en fait, de l'équilibre harmonieux et de la justesse des proportions. Il est vrai qu'en retour, ces artistes pourraient bien, et avec reconnaissance, accepter de nous la poétique liberté et l'esprit même qui est au-dedans de toute création, de toute invention, le génie, en somme, de toute oeuvre d'art. Poètes, ils devraient l'être plus, et nous devrions, nous, être plus musiciens et meilleurs peintres, - chacun restant, bien entendu, respectueux de la matière et manière de son art. Ce n'est pas le sujet qui est le but de l'art, c'est ce qu'on en fait : sa mise en oeuvre.

"Est-ce que ce n'est pas tout à fait comme dans mon rêve, quand j'ai eu la vision de la Fleur Bleue ? Ce visage qui se penchait vers moi de l'intérieur du calice, oui, c'était le visage céleste de Mathilde ; et à présent aussi, il me souvient que je l'ai vu dans le livre. Mais comment se fait-il que, mon coeur, alors, n'en ait pas été plus ému ? Oh ! Le génie visible, l'esprit incarné du Chant, c'est bien elle, qui est la digne fille de son père ! Par elle, je vais être délivré et ne serai plus que musique. Elle sera l'âme de mon âme, la vestale de mon feu sacré.