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2001-2005... Faisons un bilan provisoire de ces quatre années : événement sans précédent, les électeurs et électrices afghans ont fait acte de citoyenneté, en dépit des menaces talibanes et des lugubres prédictions de nos experts habituels. Avec un courage qui force l'admiration, une proportion élevée d'Irakiens a fait de même, alors que les tueurs djihadistes se déchaînaient, en vain. Cahin-caha, une situation de partage du pouvoir s'y installe, idée révolutionnaire au Proche-Orient ; les sunnites n'ont pas encore accepté, mais doivent subir, la perte d'un pouvoir qu'ils exerçaient discrétionnairement depuis quatre-vingts ans. Il faut partager. Dans les territoires palestiniens, c'est la victoire remportée par Ariel Sharon sur la deuxième Intifada qui a dégagé le terrain, avec la mort du vieux chef de Ramallah ; voilà qui a permis à Abou Mazen, syndic de faillite, quelques décisions pragmatiques, élections à la clé. Notons que le nouveau chef a fait plus en quelques semaines qu'Arafat en plus de dix ans pour endiguer la terreur palestinienne. Quand on veut... En Egypte, le dictateur à vie Moubarak a dû annoncer des propositions certes équivoques et destinées à sauver sa mise, mais qui représentent une ouverture politique (encore faudrait-il qu'il libère de la prison où il l'a fait jeter son principal challenger). Le régime saoudien a même procédé à l'aimable mascarade d'une pseudo-élection municipale, qui donne des frissons à ses thuriféraires stipendiés, ne change rien à la réalité du pouvoir, mais constitue une manière d'hommage du vice (despotique) à la vertu (démocratique). Kadhafi, quant à lui, a abandonné son programme d'armes nucléaires. Il ne s'est pas pour autant rangé des affaires terroristes. A chaque jour suffit sa peine. Le régime syrien aux abois a pris le risque de s'aliéner son coparrain, le prince héritier Abdallah d'Arabie saoudite, en faisant assassiner l'ex-légat colonial syrien, l'ex-premier ministre de nationalité saoudienne Rafiq Hariri, ne conservant que son autre parrain (comme on dit dans la Mafia), l'Iran. Catastrophique erreur de calcul, comme on le voit ces jours-ci : la cendre qui couvait sous l'éteignoir syrien a enflammé le Liban entier, dont l'«intifada» pacifique est prometteuse... Après tout, même imparfait, le Liban d'avant la guerre civile n'était-il pas l'unique «politie» pluraliste du monde arabe ? Est-ce l'opération du Saint-Esprit qui a engendré ce remue-ménage aux accents de démocratisation dans une région où le despotisme et la tyrannie régnaient en maîtres ? Est-ce, dans ce cas, la diplomatie de l'Union européenne, attentive aux tyrans, oublieuse des dissidents (comme le rappelait récemment avec éclat et amertume Vaclav Havel) ? Est-ce la stratégie bien française qui fut longtemps de «ne pas isoler» les assassins terroristes, Assad, Hezbollah («l'équipe fanion de la terreur»), l'OLP ; de «dialoguer» ; enfin, de «ne pas exporter par la force nos valeurs» et autres «la guerre n'est jamais la solution» ? Le syndrome de Stockholm n'a jamais constitué une politique, si ce n'est celle de la capitulation. Bush, je le disais il y a deux ans dans ces colonnes, a révoqué la doctrine stratégique américaine dans la région, la doctrine Eisenhower. Pour celle-ci, quiconque avait du pétrole gagnait ipso facto une immunité complète, et la protectrice bénédiction des Etats-Unis. «C'est un salaud, mais c'est notre salaud», disait jadis un secrétaire d'Etat américain. Après la bataille d'Afghanistan vint la bataille d'Irak, et viendront d'autres batailles dans la guerre menée contre la terreur arabo-islamique. L'événement auquel nous assistons, c'est, grâce à l'intervention américaine, l'affaiblissement des despotismes et les prodromes d'un réveil de la modération arabe. Les GI ont par contrecoup créé les espaces où a pu s'engouffrer cette forte minorité forcée au silence, qui n'est pas entichée des fatwas meurtrières, de la haine obsidionale, du ressentiment violent : les diplomates européens (et leurs cousins «kerryesques» aux Etats-Unis) misaient toujours sur la pérennité de la «rue arabe», ce peuple manipulé par les pouvoirs en place. Ce n'est pas la rue qui va voter, même sous les bombes en Irak, au Liban en bravant la menace des nervis du régime syrien. Un journaliste américain connu, qui avait empilé critique sur sarcasme à l'égard de Bush et de sa stratégie, écrit maintenant : «Nous contemplons aujourd'hui une glorieuse catastrophe au Moyen-Orient. L'ancien système qui avait les apparences de la stabilité s'effondre, chaque pilier en entraîne un autre dans sa chute. La pression qui a produit la réaction en chaîne, c'est l'invasion américaine de l'Irak. Mais cette structure du pouvoir arabe était pourrie jusqu'à la moelle depuis une génération. La force qui la met à bas, c'est la colère populaire» (1). Le même journaliste rapportait les dires de cet ex-allié libanais de la Syrie, Walid Joumblatt, qui s'était réjoui du 11 septembre comme la punition des Etats-Unis : «(...) Quand j'ai vu huit millions d'Irakiens voter le 30 janvier, j'ai compris que c'était le commencement d'un nouveau monde arabe. Le peuple syrien, le peuple égyptien, tous disent que quelque chose est en train de changer. Le mur de Berlin est tombé. Sous nos yeux.» En Europe, naguère mobilisée autour du «camp de la paix», pour s'attaquer au couple satanisé «Busharon» et diaboliser les néoconservateurs, on lit avec intérêt Claus-Christian Malzahn du Spiegel (2) : «Peut-être que les peuples de Syrie, d'Irak ou de Jordanie vont se mettre en tête de se défaire de leurs régimes oppresseurs, tout comme les Allemands de l'Est l'avaient fait. Juste une idée à méditer pour la vieille Europe : Bush pourrait bien avoir raison comme Reagan avant lui.» En France, un journaliste de radio me demandait tout récemment : «Bush a-t-il eu raison et la France tort ?» Reste l'Iran aux visées impérialo-islamistes et nucléaires. Reste Ben Laden, son gang et la vaste nébuleuse des assassins islamistes. Restent les équipes fanion de la terreur, et l'immense gâchis causé par des décennies de décisions délétères prises par les élites arabes. Reste aussi, pour la nouvelle modération arabe, à mener à bien son dessein, à passer d'une révolte pacifique à une reconstruction pluraliste. Reste pour nous à les soutenir efficacement. Rien n'est fini, mais tout commence. Pour reprendre la belle phrase de Churchill, «ce n'est pas le commencement de la fin. C'est la fin du commencement». * Directeur de recherche à l'Institut Hudson, Washington. (1) David Ignatius dans le Washington Post du 2 mars. (2) DerSpiegel, 23 février.
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