Citation :
- Elba ! Nieltz ! Au lit, de suite !
La mine renfrognée, les deux enfants s'exécutèrent. Le garçon, attentif au regard de sa mère, donne un rapide coup de pied dans la jambe de sa sœurette. Cette dernière laissa échapper un petit gémissement, puis se mise à sangloter innocemment.
- Ca suffit, maintenant, Nieltz ! Tu as encore réussi à faire pleurer ta sœur, calamité ! Et voila qu'elle le prit par le bras, le secoua en déblatérant la morale de situation, avant de lui donner une petite gifle punitive. Satisfaite, Elba cessa de larmoyer, et le sourire se dessina sur son visage. Chaque soir la même comédie, inlassablement, se répétait. Les chenapans devaient vouloir sa mort !
- C'est bon, mère, lâche-moi maintenant ! s'exclama-t-il avec un regard, injustifié, plein de rancœur.
Malgré la colère qui la submergeait, elle desserra son étreinte. Son expression, sévère, suffit à balayer toute volonté de nuire chez les deux garnements. Ils se remirent en route vers leur chambre, le petit Nieltz en tête de file. L'escalier plein de poussière était en deux parties, au milieu se trouvait un large planché de bois, surplombé par une fenêtre qui laissait rentrer une lumière tamisée ocre. Le garçon passa devant sans lui prêter la moindre intention. La petite Elba, elle, s'arrêta nette. Etonnée, et sans doute curieuse aussi, elle jeta un coup d'œil rapide au dehors. D'étranges personnages se tenaient, immobiles, au centre de la cour. Recouvert d'un épais accoutrement d'un brun sombre, les trois silhouettes observaient, à travers la fente de leur casque, la bâtisse familiale.
- Mère, c'est quoi les drôles de bonhommes qu'il y a devant chez nous? interrogea-t-elle, incrédule.
La jeune femme sentit le froid s'immiscer en elle, comme si un pieu de glace la transperçait. Elle courut vers la fenêtre, puis, le souffle haletant et l'appréhension à son paroxysme, aventura son regard sur la cours. La panique et la peur, fussent-elles mêlées à l'horreur, s'empara d'elle.
- Les enfants, vite ! hurla-t-elle. Descendez à la cave !
Ils la regardèrent, sans trop comprendre pourquoi cet accès de terreur si soudain. Puis, en voyant son visage horrifié, ils furent saisis par l’effroi. Ils dévalèrent l'escalier à toute vitesse. Trop tard. Les battants de la porte d'entrée volèrent en éclats, projetant la planche de bois contre un mur de la pièce. Pour autant, la lumière ne filtra pas à travers le trou béant, qui semblait occupé par une silhouette massive et trapue. Celle-ci s'avança de quelque pas et, malgré le casque cornu qui recouvrait la majeure partie de sa tête, du plaisir, sadique sans doute, en émanait. - Bonsoir, Delbeth ! s'exclama-t-il en raillant.
Le calme était retombé dans la pièce, ou plutôt un froid implacable s’était installé. Recroquevillé sur sa soeur dans un coin de la pièce, Nieltz lançait un regard plein de haine et de mépris à l'homme qui venait d'entré. Delbeth, elle, ne savait pas comment réagir, pour peu qu'elle pouvait faire quoi que ce soit face à ça.
- Et bien, quoi? Tu as perdu ta langue, ma toute belle?
Non pas insensible à cette pique, elle chassa son expression incrédule et répondit en serrant les dents:
- Que vient-tu faire ici, chien ! Ca ne t'as pas suffit de nous abandonner après tout le mal que tu as répandu, espèce de lâche !
Pour seul réponse, un rire s'échappa du sombre heaume. Un rire non pas de joie, mais intimidant et s'intensifiant au fil des secondes. L'homme avança, d'un pas lourd et régulier, vers la jeune femme. Elle était de peu de force face à un tel colosse, dont les années de combat avaient fait de lui un grossier bloc de pierre. Elle recula machinalement, mais le mur lui faisait obstacle. Un autre homme s'était introduit dans la pièce à la suite du premier. D'une carrure similaire, il n'avait cependant pas de casque, laissant son visage, tailladé par des balafres, à découvert. Ses longs cheveux hirsute, d'un gris très clair, descendaient jusqu'a sa taille, et, à cause du courant d'air apparu, semblait vivoter dans les airs. - Toujours à trainer avec les mêmes gueux, à ce que je vois. Tu n'as pas changé, bouseux ! lui cracha-t-elle au visage. De quoi l'homme aux cheveux hirsute se retourna, lui adressa un sourire laissant transparaître ses dents pourries, puis continua d'avancer vers les deux enfants, apeurés, dans le coin. Le premier homme n'avait cependant pas apprécié cette attaque. Son poing s’abattit violement sur la jeune Delbeth qui, avec un tel choc, cracha une gerbe de sang avant d'aller s'étaler sur le mur de pierre puis de s’affaisser au sol, laissant une trace de liquide écarlate ruisselée tout du long.
- Tu es misérable, Delbeth, dit-il avec dégoût. Regarde-toi, tu n'es même pas capable de protéger ta marmaille. Ah, la belle affaire !
Tant bien que mal elle prit appuie sur ses bras avec assez de force pour pouvoir regarder dans les yeux l'homme qui se tenait, stoïque, devant elle. Elle aurait voulue pouvoir le tuer d'un simple regard, le voir se morfondre dans la même douleur qu'elle ressentait, contempler ses entrailles jaillir de sa poitrine dans un cri inhumain. Car après tout, c'est ce qu'il était, inhumain. Au lieu de quoi, il continuait de la lorgner de ses yeux qui mêlaient sévérité et passion. Car il l'aimait. Il l'aimait non pas pour ce qu'elle représentait, mais uniquement pour sa beauté, ravageuse. Ses longs cheveux d'un noir de jais, son visage qui trahissait l'innocence, pur et dur à la fois. Mais cela faisait longtemps qu'elle avait renoncé à cette relation mensongère. Elle, dans son orgueil, ne voulait surtout pas devoir crier pitié pour épargner ce qui allait se passer. Elle espérait, en vain.
L’autre barbare était, à présent, arrivé à hauteur des deux enfants. Elba se blottit encore plus fort contre la poitrine de son frère. Les yeux fermés, elle tremblait. Le petit Nieltz, lui, n’en démordait pas et, alors que sa frustration menait un combat sans merci avec sa peur, continuait de soutenir du regard l’homme. Il se sentait impuissant. Et il l’était, de toute évidence. De sa main, gantée d’un cuir épais et rugueux, la bête alla chercher une grande hache sanglée dans son dos. Sa lame, aisément plus large que le corps des deux enfants, revêtait une couche de rouille d’une couleur vermeille, vestige d’une vie dédiée aux combats et aux meurtres. La peur prit finalement le dessus et le jeune garçon, quand il comprit, pris une grande inspiration.
L’instrument de mort s’éleva dans les airs. Delbeth en oublia toute sa hargne.
- Jonnas ! hurla-t-elle. Arrête ça, je t’en supplie ! Prend moi à leur place, s’il te plait !
- Ta vie ne m’intéresse pas, Delbeth. Ce sont les Trois qui m’envoient, ici, accomplirent leur volonté. L’autre homme ramena sa seconde main sur le manche de l’arme, renforçant sa prise, tandis que la femme continuait de hurler, d’implorer la pitié de ces tortionnaires. Sa voix se perdait à travers les murs de la maison et, au fil de ces secondes qui paraissaient interminables, finit en murmure à peine perceptible.
- S’il te plait… Jonnas… S’il te plait, ne fait pas ça… répétait-elle, inlassablement.
- Contemple, Delbeth.
Il enleva son casque et, sans changer l’expression de ses yeux, la regarda avec froideur. Son visage avait souffert de la rudesse de sa vie et semblait vieilli, flétri. Ce n’était plus qu’un vulgaire masque de chair, il ne représentait en rien l’homme qu’il avait été.
- Contemple, et plie-toi à ton destin. Car c’est bien lui qui se tient là, devant toi, en ce jour bénie des Trois. Souvient-en comme celui ou ta vie perdit toute saveur, comme moi autrefois, Delbeth.
Elle ne supportait plus de voir ce visage impassible, mort. Elle ne comprenait pas, les morts n’étaient pas censés parlés, alors pourquoi donc cet homme lui disait tout ceci ? Elle détourna le regard, machinalement, qui se figea sur les deux êtres apeurés, dans le coin de la pièce.
- Arrête… je t’en pris… ne fais pas ça…, continua-t-elle, sans grande conviction.
Un sourire en coin se dessina sur le visage, jusqu’alors immuable, de Jonnas, tandis que l’autre homme s’apprêtait à commettre l’atrocité. Enfin, la hache fendit brutalement l’air. Il n’y eut aucuns cris, aucune voix, juste un hoquet de surprise à peine perceptible. Et du sang. Beaucoup de sang. Assez de sang pour tapisser les murs alentours d’un fluide carmin. Du sang parsemé de morceau de peau, de chair et d’organe. Des tripes mêlées aux viscères, visqueuses et luisantes, s’écoulèrent au sol tandis que les deux petits corps, littéralement coupés en deux, s’affaissèrent.
Cette vision ramena, brutalement, Delbeth à la réalité, où plutôt, l’entraina dans des abîmes sans fond. Voila qu’elle s’était mise à répéter, sur la même voix pleine d’incompréhension et le souffle court, inépuisable :
- Pourquoi… ce sang… du sang… pourquoi… Jonnas…
L’expression de satisfaction de Jonnas, mêlée à l’odeur de cadavre frais qui flottait dans l’air, s’était intensifiée. - Oui, c’est cela Delbeth. Laisse toi porter par les puissants courants de la folie ! Hais-moi ! Méprise-moi ! Et peut-être auras-tu ta vengeance, un jour.
- Tue-moi ! Jonnas, je t’en supplie, tue-moi…
L’homme laissa échapper un petit rictus.
- Non Delbeth, je ne vais pas te tuer, répondit-il. Tu va vivre. Vis, et souvient toi de ce carnage comme la preuve que la folie des Hommes n’a pas de limite. Vis, Delbeth !
Il marqua une pause et, pour la première fois depuis son arrivé, sembla hésité. Voyant que, de toute façon, la jeune femme ne l’écoutait pas, il continua :
- Les Trois ont peut être raison, après tout. Il est temps pour nous de nous retirer, Delbeth. Adieu.
Sur quoi Jonnas remit son heaume en place et, suivi de son compagnon, franchit le seuil de la porte, sans se retourné. La tempête faisait maintenant place au silence dans cette pièce, immaculé d’une lumière douce et chaleureuse. Pourtant, Delbeth n’arrivait toujours pas à comprendre. Les yeux rivés sur les cadavres des deux enfants, elle continuait de murmurer des paroles sans sens :
- Tout ce sang... pourquoi… je ne veux plus voir cette image ! Disparais de ma tête, s’il te plaît ! hurlait-elle.
Rien n’y faisait. Même les yeux fermés, l’image restait ancrée dans son esprit, comme un boulet rattaché à son corps par une lourde chaine indestructible. Elle ne pouvait plus le supporter.
- Va-t-en ! Laisse-moi tranquille ! continua-t-elle avec une fureur grandissante.
Et elle gratta ses yeux, gratta encore et encore, dans un espoir chimérique de voir la scène disparaître de sa conscience. Elle gratta jusqu’au sang, sa rage et sa haine l’immunisant contre la douleur. Mais l’image restait, sans qu’elle le comprenne, aussi clair qu’au commencement. Puis, dans sa folie excentrique, elle se les arracha. Le hurlement qui s’ensuivi fut au moins aussi inhumain, violent et barbare, que l’acte. Sa voix se déforma, tandis que son délire atteignait son apogée. Et tout s’arrêta. Le silence retomba, figeant la scène tel un tableau dépeignant une tragédie. Delbeth était inerte. Pourtant elle respirait encore, mais son esprit avait basculé dans le néant. Elle aurait pu rester des jours assise comme ça, sans bouger, puis mourir de faim et de soif avant de s’en rendre compte. Oui, elle était certainement déjà morte.
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