Oh, que tout cela est vite dit !!!
Réfléchissons au phénomène de la croyance afin de montrer quattribuer une croyance, ce nest jamais trouver quelque chose à lintérieur de la tête de celui qui croit. Raison et croyance procèdent du même champ de présence, du même circuit intentionnel : on nous donne des raisons d'agir, comme nous nous en donnons. En effet, expliquer une action, lui conférer un sens, cest attribuer des croyances. Nous allons donc aller, non pas de la croyance à laction, mais de laction aux croyances. La progression est simple :
- rôle des croyances dans lexplication de laction.
- statut des croyances par rapport à laction.
- nature des croyances.
Expliquer une action, cest toujours attribuer des croyances à un agent. On peut dire quagir intentionnellement est toujours agir pour des raisons ; en effet, cest toujours agir dans lintention datteindre ou dobtenir quelque chose. Quand jagis intentionnellement, cest toujours parce que je désire, ou plus généralement que jai une pro-attitude, cest à dire une attitude positive susceptible de motiver mon action envers la chose ou létat de choses quest censé me procurer cette action. Cest lidée dAristote selon laquelle le point de départ de laction est une chose voulue : autrement dit, seul le désir peut constituer un moteur suffisant pour mettre en mouvement lanimal, homme y compris. Si par exemple je vais au tabac pour acheter des cigarettes, alors que je ne fume pas et que je nai aucune envie de commencer, ce que je fais est incompréhensible et irrationnel. A moins que je rende service à un voisin, auquel cas cest encore à une attitude positive que lon a affaire : je désire rendre service à mon voisin, donc je vais lui acheter des cigarettes. Sans cela laction paraît insensée : suis-je sous hypnose ? Sujet à un délire ? Dans ce cas je nagis pas intentionnellement. Expliquer une action, cest donc attribuer un désir à lagent.
Ce désir pour lequel jagis est ma raison dagir, en tant quil explique mon acte, lui donne un sens, livre son pourquoi, bref le rationalise : "pourquoi va-tu au tabac ?" "pour acheter des cigarettes, parce que jai envie de fumer". Cette raison peut être fournie aussi bien par lagent que par un tiers : "il va au tabac acheter des cigarettes, parce quil a envie de fumer". Donc, à chaque fois que lon a affaire à une action intentionnelle il est question du désir de lagent qui a motivé cette action. Cette attribution na pas besoin dêtre explicite : dés quon est face à une action intentionnelle on suppose toujours immédiatement quil y a une pro-attitude à son principe. Pour lagent, on va supposer que lui sait ce quil veut. La coïncidence entre action intentionnelle et désir semble encore plus immédiate pour lagent. Donc expliquer une action intentionnelle, cest la rationaliser en attribuant un désir à lagent.
Que viennent faire les croyances là dedans ? Pour les désirs, on comprend bien lidée que donner un sens à une action intentionnelle, cest poser un désir à son principe. Pour les croyances, le fait quelles expliquent laction semble moins évident. Pourtant cest assez simple.
Jai envie de fumer, et je nai plus de cigarettes. Mais si je crois que le tabac est fermé, je ne sortirai pas de chez moi. Si je crois quil ny a as de tabac du tout dans cette ville, et que je nai pas de voiture, je ne sortirai pas non plus. Autre cas, plus étrange : si je crois que je suis paralysé, sous leffet par exemple dune drogue hallucinogène quelconque, je ne sortirai pas non plus. Dailleurs je ne bougerai pas du tout. Voilà tout simplement pourquoi les croyances sont nécessaires pour expliquer une action.
Si j'emploie le concept de croyance, et pas de "savoir", cest tout simplement parce que les "savoirs" dont il est question dans laction sont avant tout inductifs, fondés sur lobservation de cas répétés et sur des prédiction consécutives. Aucune loi ne me dit que les tabacs sont toujours fermés le dimanche. Simplement, jai constaté que cétait tout le temps le cas, et quun petit écriteau sur la porte notait : "ouvert du Lundi au Samedi", ce qui mencourage fortement à croire que le tabac nest pas ouvert le Dimanche. Le concept de croyance est donc plus approprié que celui de savoir.
Pour donner sens à une action, autrement dit, pour expliquer comment jai pu faire quelque chose, il faut donc non seulement penser que je désire une chose ou état de choses, mais il faut aussi penser que je crois que laction que jai lintention dentreprendre puisse me procurer cette chose ou faire advenir cet état. Je ne peux pas avoir lintention dagir pour faire advenir un état de choses impossible si je crois quil est effectivement impossible. Dun autre côté, je peux avoir lintention dagir pour faire advenir quelque chose dimpossible si je crois cela possible, même si la réalisation de mon intention sera un échec. Agir intentionnellement, cest toujours agir avec une intention, et avoir une intention cest toujours avoir lintention de réaliser cette intention. En ce sens, lintention, cest laction. Quand jagis intentionnellement je dois donc croire que ce que je fais peut mapporter ce que je désire, et les autres doivent penser que je crois effectivement cela pour comprendre mon action. Ce qui veut dire que pour comprendre mon action, les autres doivent toujours lexpliquer en mattribuant des désirs et des croyances. On a affaire à ce que Von Wright nomme explication par compréhension.
On peut dire quil y a deux types de croyances présentes dans laction : premièrement orientées vers lagent : pour comprendre une action, il faut penser que lagent croit quil a le pouvoir dagir. Capacité dagir en général, il doit croire en son efficace, cest à dire encore dune part dans le pouvoir de son corps et de ses mouvements sur le monde, mais aussi que le cours des choses est indéterminé. Il doit aussi croire en son pouvoir dagir dans cette situation : croire que rien ne len empêche, que les obstacles soient intérieurs ou extérieurs. Deuxièmement, sont en jeu des croyances instrumentales tournées vers le monde : lagent doit croire que les moyens de se procurer ou de faire advenir ce quil désire sont disponibles, mais aussi que ce quil fait ou a lintention de faire est un moyen adéquat pour parvenir à ce quil désire. On voit facilement que les deux orientations de croyances se chevauchent, parce que lagent est toujours immergé dans le monde. Dautre part, il faut remarquer que des croyances suffisent pour nous pousser à agir, et que lon a pas besoin de savoir ; si cétait le cas, on nagirait pas beaucoup. Bien sur, ces croyances peuvent être vraies ou fausses : si elles sont fausses, jai lintention de faire X, mais je ne peux réaliser cette intention, je ne peux pas agir.
Ainsi un désir, sil peut et doit expliquer une action, ne le fait quassocié à un tel ensemble de croyances. Elles sont donc à part entière des raisons dagir. Dans son essai Actions, Raisons, et causes, Davidson explique que lon peut analyser lintention avec laquelle une action est faite, cest à dire expliquer cette action en termes dune raison primaire. La raison primaire est la cause de laction, en un sens assez complexe pour Davidson ; je naborderai pas la question épineuse de savoir si les raisons sont des causes ici. Disons simplement que la raison primaire possède deux caractéristiques, dune part une pro-attitude et dautre part une croyance associée. Cette croyance est dordre instrumentale : cest la croyance selon laquelle laction A appartient au type dactions visé par ma pro-attitude ; ce qui revient à dire que cest une croyance selon laquelle A est un moyen adéquat de me procurer lobjet de mon désir, puisque le type dactions visé par la pro-attitude est le type daction susceptibles de me procurer lobjet de mon désir. Les raisons dagir font donc toujours référence à deux éléments essentiels, dont des croyances.
Davidson fait léconomie du pluriel pour les croyances quant aux raisons primaires ; pour une bonne raison dailleurs, de raisonnement pratique. Il nempêche que lorsque lon explique une action, ou que lon agit pour des raisons, ce sont des croyances qui entrent en jeu. Sans s'étendre trop sur le sujet, on peut dire que les croyances fonctionnent en réseaux : si jachète un paquet de cigarettes, parce que jai envie de fumer, je crois que cette action est un moyen adéquat pour la fin désirée, je crois que je peux fumer, dans tous les sens possibles de "pouvoir" ; mais un grand nombre dautres croyances sont aussi supposées. Avoir lintention dacheter un paquet de cigarettes suppose la maîtrise du réseau conceptuel qui sattache au paquet de cigarettes, à savoir les concepts de tabac, dargent, de paquet, de cigarettes, etc..., et à chacun de ces concepts des croyances sont associées. Par exemple, pour largent, je crois quon est passé à leuro le premier Janvier 2002, quun petit billet bleu est un billet de cinq euros, etc... Jusquoù va ce réseau ? Il se ramifie, chaque croyance supposant la possession dautres croyances qui supposent la possession de certains concepts qui en retour amènent dautres croyances, etc... Sans aller plus loin concernant ce point, on voit bien que comprendre une action intentionnelle, cest lexpliquer, et que lexpliquer, cest dire que lagent avait agi en fonction de ses croyances.
Le rôle des croyances dans laction est donc défini : les croyances sont des raisons dagir, autrement dit ce qui est supposé mener lagent à agir, et par là ce qui explique son action et lui confère un sens.
La deuxième question est celle du statut des croyances : lexamen du raisonnement pratique va y répondre.
Le raisonnement pratique se présente premièrement comme un modèle de laction, qui permet dexpliquer comment des éléments hétérogènes (des désirs et des croyances) peuvent concourir à produire un seul acte. Chez Aristote, le raisonnement pratique constituait déjà un modèle permettant dexpliquer comment les différentes facultés pouvaient se combiner dans un même acte. Le raisonnement explique donc laction en ordonnant les raisons dagir justement sous la forme.
Sans entrer dans le détail, on peut dire quun raisonnement pratique "classique" a la forme suivante : une première prémisse, la majeure dAristote, qui pose la fin à réaliser ; elle représente la pro-attitude, parfois sous forme dune caractéristique de désirabilité, cest à dire un jugement énonçant quel trait de lobjet désiré est désirable. La mineure concerne les moyens de cette fin : cest la prémisse de la croyance ; elle représente plus particulièrement les croyances instrumentales qui sattachent directement à laction, et qui permettrait de réaliser létat de chose caractérisé comme désirable la conclusion du raisonnement étant une action, ou, de manière élargie, un jugement susceptible de représenter laction (quelque chose comme "alors je vais faire cela" ou "alors je fais cela" ). On ajoute parfois une prémisse mineure concernant lagent lui-même. Nous pouvons nous en passer pour notre examen. Voici un exemple dAnscombe : imaginons un fermier, qui désire posséder un vache Jersey : la première prémisse du raisonnement se présentera sous la forme "un fermier qui possède une ferme comme la mienne se trouverait bien davoir une vache de telle et telle qualité". La seconde prémisse serait quelque chose dans le genre "une vache Jersey possède ces qualités", et la conclusion serait "il convient pour moi davoir une vache Jersey". Cette seconde prémisse peut être développée, sous forme de ce quAristote nomme une délibération, cest à dire un calcul sur les moyens pour conclure à laction directement en mon pouvoir. Par exemple, à partir de "il convient pour moi davoir une vache Jersey", on pourrait avoir comme prémisses instrumentales supplémentaires : "acheter une vache Jersey me permettrait den posséder une", "aller au marché me permettrait dacheter une vache Jersey", etc, etc... Evidemment, ceci est fastidieux, mais utile pour montrer que les prémisses mineures dun raisonnement pratique concernent les croyances instrumentales attachées directement à laction. On dit parfois que ce sont les prémisses de la perception, mais croyance est plus approprié, en ce sens que lobjet qui peut satisfaire mon désir peut ne pas être là, perçu, et pourtant être considéré comme lobjet propre à satisfaire ce désir. Cest bien ce qui se passe dans le cas de la vache Jersey. Ces prémisses de la croyance subsument un objet, un contexte particuliers, sous le caractère désirable, qui lui présente une forme universelle. En ce sens le raisonnement pratique se définit comme calcul de moyens en vue dune fin, qui explique pourquoi lagent fait X.
Le raisonnement pratique ne correspond pas à quelque chose de conscient. Je peux bien sûr délibérer, calculer pour atteindre mon but, mais pas sous cette forme. Il est absurde de la faire correspondre à des "processus mentaux effectifs" : les raisonnements pratiques développés paraîtraient souvent absurdes. Lintérêt du raisonnement pratique nest pas de correspondre à des opérations mentales effectuées par le sujet, mais à modéliser ce qui explique la production dune action à partir délément différents. En les mettant en ordre, il explique comment, à partir déléments hétérogènes comme des désirs et des croyances, on peut agir. Aristote est clair dans le mouvement des animaux : ce à quoi on a affaire dans le raisonnement pratique, cest à quelque chose qui représente les mécanismes de laction, dont les éléments sont figurés sous forme de pensées, comme si elles étaient effectivement des pensées présentes dans le raisonnement. En fait, il met au jour un ordre présent dans laction, il lexplicite. Peut-on penser que ce modèle représenterait des processus implicites ?
On ne peut se passer facilement de ce modèle de laction ; quand nous attribuons des raisons à un agent, nous les ordonnons dune manière sapprochant dune ébauche de ce modèle formel : "je voulais quelque chose de frais, ils avaient du soda au frigo, je suis allé me servir". Tout en semblant artificiel, le raisonnement pratique représente donc bien nos manières de rendre compte de la production dune action. Par là il doit donc être susceptible dêtre appliqué à toute action intentionnelle.
Mais il y a des cas dactions intentionnelles très étranges : ce sont les cas dacrasie, ou de faiblesse de la volonté. Selon la définition de Davidson, ce sont les cas où un agent agit intentionnellement contre son meilleur jugement : je juge que faire a est meilleur pour moi que de faire b, et pourtant je fais b. Face à laxiome semblant indestructible affirmant que "lhomme agit toujours à la lumière de quelque bien quil imagine", les cas dacrasie où lon fait le "moins bon" semblent impossibles, et relever de la réponse de Socrate à Protagoras : ceux qui croient faire le mal en sachant où est le bien se trompent, ils ny regardent pas dassez près, et cela est impossible. Aristote, en opposition à cela, a pourtant considéré que ce type dactions était possible, le livre VII de lEthique à Nicomaque étant attaché à lexamen de lacrasie. Suivons Aristote : lacrasie est possible, et même assez courante. Combien de fois, sachant où est le mieux, je fais autre chose ? Je reprends une cigarette tout en sachant très bien quaprès avoir toussé pendant une heure il est mieux pour moi de laisser ma gorge en paix, je sors parce quil fait beau dehors tout en sachant très bien quil vaudrait mieux travailler, je dis la vérité dans un cas où je sais quil vaudrait mieux mentir. La faiblesse de la volonté est quotidienne. Mais si lacrasie peut être qualifiée daction intentionnelle, alors il doit exister un raisonnement pratique qui lexplique.
Dans le mouvement des animaux, Aristote compare le raisonnement pratique à un syllogisme déductif ; ce point de vue est présent dans lEthique à Nicomaque. Cest de là que lon tire lappellation de "syllogisme pratique". Si le raisonnement pratique est comparable à un syllogisme déductif, cela veut dire que lordre présent dans laction est un ordre logique, nacceptant pas la contradiction. On aurait un désir et une croyances, qui en se combinant entraînerait laction comme une conclusion nécessaire, produite par lopération logique quest la déduction, et expliquerait une action en montrant cette opération logique. Mais entrons plutôt dans le détail de la forme du raisonnement pratique.
Si la conclusion du raisonnement doit être entraînée nécessairement par les prémisses, autrement dit si laction découle directement de la combinaison dun désir et dune croyance, il faut que la première prémisse, celle du désir, porte une force pratique nécessaire pour pousser à la conclusion, car ce ne sont pas les prémisses de la croyance, dont le seul rôle est de subsumer la situation singulière sous le désir, qui sexprime de manière générale (on dit "je désire une glace, une cigarette, une voiture". Cest à un type dobjets auquel on fait référence dans lexpression dun désir). La première prémisse doit être oblative, cest à dire exprimer directement la pro-attitude, pour avoir une force pratique : "je désire X" peut me pousser à conclure "alors je vais faire Y, moyen de X", mais ce nest pas le cas pour "X est bon" : je peux juger que X est bon de manière détachée, sans mimpliquer aucunement pour me procurer ce X. Mais ce type de prémisses semble absurde, si elle doit nécessairement entraîner la conclusion. Admettons "je désire manger un bonbon", "ceci est un bonbon", conclusion : je mange ce bonbon. Mais sil est empoisonné, je vais le manger quand même, parce que mon raisonnement me pousse à agir nécessairement. Ce qui est absurde. Un tel raisonnement avec une prémisse universelle catégorique me pousserait à faire des choses indésirables pour moi. De lautre côté, la première prémisse ne peut être quuniverselle, catégorique, parce quil est impossible que je spécifie des conditions de mon désir : "je désire manger un bonbon, mais pas empoisonné, mais pas acide, mais pas gluant...". On peut aller à linfini dans la stipulation de conditions. Quelle forme devrait donc avoir le raisonnement pratique ?
Un cas de faiblesse de la volonté est un cas de conflit moral, où loption "la moins bonne" est choisie par lagent. Pour rendre compte dun cas dacrasie, il faut donc considérer que le raisonnement pratique se présente comme une conjonction de deux raisonnements dont les majeures sont opposées. Cest une idée que Davidson tire de Thomas dAquin. On aurait, dans lexemple donné, dun côté : "le plaisir doit être poursuivi, cet acte est plaisant, donc il doit être poursuivi = je dois laccomplir", et de lautre "aucune fornication nest licite, ceci est une fornication, cet acte nest pas licite = je ne dois pas laccomplir". Ici la conclusion nest pas une action, mais quelque chose comme un jugement précédant laction. Le problème étant que les deux conclusions sont clairement opposées, chacune contredisant la première prémisse du raisonnement qui lui fait face. Cest un gros problème : les deux prémisses sont vraies, le raisonnement est conduit logiquement, et pourtant il y a contradiction : cest illogique, et va contre le principe de non contradiction et son application: une conclusion dérivée dune prémisse vraie ne peut pas contredire une autre prémisse vraie.
Ce problème sétend plus loin que le simple cas dacrasie : il est valable pour tout conflit moral ; mais on a affaire à ce type de conflit quotidiennement. Toute action met en jeu des conflits entre motifs, des comparaisons entre pro-attitudes, et les croyances qui leur sont associées : désirs contre devoirs, désirs contre désirs, devoirs contre devoirs, désirs contre évaluations économiques...Toute action est la résultant du choix dune ligne daction entre des possibles, et en ce sens résulte dun conflit. Donc ce type de raisonnement pratique ne rend compte daucune action.
Afin de régler ce problème, Davidson va faire appel à des jugements prima facie, cest à dire "à première vue" : le jugement prima facie, cest celui qui est émis indépendamment de la situation singulière et contextualisée. Par exemple "à première vue, il ne faut pas mentir" est un devoir prima facie, mais face à une situation où mentir sauvera un innocent, mon devoir immédiat, en situation, peut être de mentir, sans que pourtant il y a ait contradiction entre les deux devoirs. Pourquoi ? La première évaluation nest pas catégorique, mais "à première vue", alors que la seconde lest.
Davidson intègre cela dans le raisonnement pratique, en expliquant que les jugements prima facie sont en fait des énoncés fondés sur des probabilités, cest à dire sur linduction ; il sinspire en cela de lexplication inductive statistique de Hempel. Le principe est simple : étant donné les informations qui sont à la disposition de lagent, il est probable en première estimation que mentir soit mauvais, manger quelque chose de sucré soit désirable, etc... Mais ce type de jugements ne peut entrer en contradiction avec un autre jugement de même type.
On comprend bien que les jugements prima facie comme prémisses de raisonnements ne soient pas contradictoires, et que chaque conclusion ne contredit pas la prémisse opposée : la probabilité, linduction, laisse place à un flottement qui était évacué par la forme déductive. Le prima facie ne fait que mettre en relation un jugement avec un ensemble de données, un corps de croyance relatif à cette caractéristique. On aurait, pour le cas de conflit moral, un raisonnement de ce type : en première prémisse un jugement mis en rapport avec un corps de données, comme mineure la croyance instrumentale ; un autre raisonnement ferait face à celui là, avec une première prémisse énonçant un jugement de désirabilité opposé mais pas contradictoire avec la prémisse du premier raisonnement, et encore la prémisse instrumentale. La conclusion résulterait dune comparaison entre les deux.
Mais on voit bien que cette conclusion est logiquement indépendante des prémisses, elle est seulement mise en relation avec elles : ce nest pas à une déduction à laquelle on a affaire. En dautre termes, un acrates peut bien juger que, prima facie, telle action envisageable est désirable sur la base des données dont il dispose, et agir autrement, sans être illogique. On peut expliquer son action.
Si laction nest pas conclusion du raisonnement, sur quoi senclenche-t-elle ? Sur un jugement catégorique, qui tranche et arrête le passage en revue des données et des lignes daction possibles, en affirmant que tout bien considéré, je ferai a plutôt que b. Je peux en effet toujours trouver des raisons pour ou contre, qui donneront naissance à de nouvelles évaluations prima facie. Pour agir, il faut donc toujours arrêter de manière arbitraire le passage en revue des données disponibles, et ignorer des informations. Laction senclenche sur un jugement catégorique, que lon peut considérer comme une décision pratique, qui est toujours au final une décision aveugle. Seule une telle interprétation de la nature du raisonnement pratique peut expliquer comment la faiblesse de la volonté, et en fait toute action, est possible.
Cela signifie que le raisonnement pratique na rien de logique. Ce qui veut dire par contrecoup que les raisons dagir attribuées à lagent, ne pouvant être représentées sous la forme de prémisses dont on déduirait laction, ne participent pas dun mécanisme de production de laction. Elles sont attribuées a posteriori, mises en relation avec laction pour lexpliquer en la justifiant ; elles permettent certes de rationaliser le jugement catégorique sur lequel senclenche laction, mais pas de rendre compte de sa production. Fournir un modèle inductif du raisonnement pratique, cest aller de lacte à ses raisons, et non des raisons vers lacte, non pas de la croyance à laction, mais de laction à la croyance.
Voilà le statut des croyances dans laction : elles sont de lordre de rationalisations a posteriori, dune perspective dexplication de lacte, sans nous éclairer aucunement sur les mécanismes de sa production. Il y a un fossé entre laction et les croyances. Ce qui signifie quattribuer des croyances pour expliquer une action, cest une question dinterprétation.
Le problème, cest quil semble que face à lidée quexpliquer une action en attribuant des croyances, cest linterpréter, on déclare une allergie. Comprendre une action ne semble pas quelque chose de subjectif, comme peut lêtre une interprétation. Dans la plupart des cas simples, il savère en fait que la plupart des observateurs tendent à expliquer de la même manière et à attribuer les mêmes croyances à lagent, et cette explication et attribution de croyance se recoupe avec celles de lagent lui-même. Si jexplique une action, jai envie de penser que lagent croit vraiment ce que je crois quil croit. Comment alors concilier interprétation et objectivité ?
La croyance possède une fonction explicative par rapport à laction, mais aussi prédictive : si jattribue à un agent tels croyances et tels désirs, je prévois quil sera enclin à faire telle action x ou y. Attribuer une croyance fait d'ailleurs partie de ce que Daniel Dennett nomme une "stratégie intentionnelle".
La stratégie intentionnelle est, comme son nom lindique, une stratégie, cest à dire un instrument, dexplication et de prédiction de laction. Le raisonnement pratique, selon le modèle inductif, serait un cas de ce type de stratégie. Mettre au point une stratégie intentionnelle consiste premièrement à attribuer une rationalité à lagent : cest fondamental ; si je veux ne fut-ce que commencer à esquisser la moindre tentative dexplication ou de prédiction dune action, je dois supposer que lagent qui me fait face est rationnel, quil ne fait pas nimporte quoi. A partir de ce présupposé, qui constitue une condition de possibilité même de la stratégie, je vais attribuer à lagent des croyances quil devrait avoir en fonction de sa situation et de ses désirs, et des désirs quil devrait avoir en fonction de ses croyances et de sa situation. Celui ou ce à quoi sapplique une telle stratégie est défini comme système intentionnel. Cest donc à une attribution de croyance normée selon un principe de rationalité à laquelle on a affaire. Selon Dennett, la définition dun vrai croyant, de quelquun qui croit réellement quelque chose, est de pouvoir se voir attribuer une telle stratégie, qui le définit comme système intentionnel. De ce point de vue, la croyance serait comme un centre de gravité, ou un parallélogramme de forces : se référant non pas à un mécanismes interne de production de laction, elles seraient les instruments dun calcul explicatif et prédictif. De là, le problème surgit immédiatement : cette stratégie est justement un instrument. Qui marche très bien, pour les grenouilles comme pour les thermostats, les huîtres comme les humains (la grenouilles croit quil y a un prédateur derrière elle, alors elle saute à gauche, le thermostat croit quil fait plus froid dans la pièce alors il augmente la température). On peut très bien expliquer le comportement dune huître en lui attribuant des croyances et des désirs. Mais on na pas envie de dire que lhuître agit intentionnellement, ni quelle croit quoique ce soit. Le problème de cette définition de ce quest un vrai croyant comme système intentionnel, et de la croyance comme fonction dans cette stratégie, est son instrumentalisme, déjà ouvert par la position du rôle de la croyance comme explication dune action et de son statut comme rationalisation a posteriori : la croyance est uniquement un instrument, et croit celui pour qui il est pratique et utile de dire quil croit, afin dexpliquer et de prédire son comportement : tant que ça marche, cest bon. Ce qui revient au final au même que linterprétationnisme, position pour laquelle les croyances sont relatives au point de vue de linterprète : on perd lobjectivité. Si on prend lexemple des Martiens de Dennet, quil emprunte à Nozick, on comprend à quel point cela pose problème. Les Martiens en question seraient comme des démons de Laplace, capables de prévoir tout dun point de vue physiques : ils expliqueraient la conduite humaine de ce seul point de vue, en laissant de côté tout aspect intentionnel quils ne pourraient pas saisir chez les Humains. Cela voudrait alors dire que la perspective intentionnelle nest quune perspective, relative uniquement à loeil du spectateur. On a pourtant envie de croire quil y a chez lagent une réalité de ses croyances, qui nous empêche de tomber dans cet écueil : même si les croyances sont attribuées à posteriori, je peux vérifier si ce sont vraiment les croyances qui expliquent laction en confrontant mes interprétations avec ce que lagent a dans la tête, lui qui aurait sur ses croyances une autorité. En dautres termes, on peux déterminer les conditions de vérité des phrases rapportant des contenus de croyances en se confrontant avec ce que lagent a dans la tête. Mais lagent na pas tant que cela dautorité sur ce quil a dans la tête, et de plus il na pas grand chose dans la tête.
Dabord, de fait, il est difficile de mettre au point une quelconque procédure de vérification. Le plus simple serait de demander à lagent. Mais il peut se mentir sur ses motifs, sur ses désirs : il préfère penser quil désirait X plutôt que Y, parce que Y nest pas moral du tout. Ce qui veut dire que les croyances attachées à ce motif inauthentique le sont elles aussi, et que les croyances qui devraient expliquer vraiment laction sont enfouies avec le motif véritable. De plus, il est bien des cas où je ne peux pas poser la question. Et comment faire pour les animaux et les bébés, qui eux ne peuvent clairement pas répondre, même sous la menace ? Pourtant beaucoup saccorderaient pour dire que Bébé qui referme ses doigts sur un cube pour le lancer ensuite sur le chien croyait que le cube allait atterrir sur le chien, avait envie de lancer le cube, etc... Beaucoup de monde expliquerait donc laction de Bébé : Bébé nest pas une huître, et il est plus difficile de lui refuser des croyances.
Peut-être na-t-on pas besoin de procédure de vérification : la seule observation des mouvements corporels de lagent nous livrerait ses croyances. Malheureusement, ça ne marche pas. Prenons un exemple de Von Wright : je suis en position dobservateur, face à un homme devant une armoire qui tient dans une main une clé, et de lautre saisit la serrure de larmoire. Il bouge la clé. A partir de cette simple observation, il mest impossible de dire ce quil fait : il peut être aussi bien en train dessayer douvrir larmoire, que de tester sa clé pour voir si ce nest pas celle du garage, ou tout simplement de la remettre parce quelle était tombée. Rien dans ses mouvements ne me permet didentifier laction qu'il est en train de faire. A fortiori pas de lexpliquer non plus : les mouvements corporels sont en fait muets, et ne peuvent être considérés comme livrant une explication de laction.
En fait, lagent lui-même nest pas mieux loti que lobservateur quant à ses croyances : il sattribue des croyances a posteriori, il met lui aussi en place une procédure dinterprétation de ses propres actions : car quant il donne ou se donne ses raisons, le fossé entre les raisons et laction quon a décelé dans le raisonnement pratique est aussi valable pour lui : il sattribue ses raisons a posteriori, il ne fait pas appel à quelque chose quil a et aurait eu dans la tête dans laction. Comme le dit Daniel Dennett, nous sommes en fait tous des auto-psychologues invétérés, virtuoses de lauto-interprétation. Dennett cite le cas de pathologies où lon a affaire à des auto-interprétations qui sont de pures affabulations ; il ne sagit pas dans ces pathologies de capacités nouvellement acquises, mais de la mise au jour de nos capacités habituelles, dune "façon de réagir qui se révèle en ces occasions".
Dans tous les cas, ce nest pas seulement en fait mais aussi en droit quune procédure de vérification fondée sur la comparaison avec les croyances quon attribue à un agent et celles quil a "vraiment". Car aux attributions de croyances sapplique un principe dindétermination de traduction, qui se mue ici en indétermination de linterprétation, qui revient à affirmer que le contenu de nos croyances est indéterminé. Lindétermination de la traduction peut sexpliquer en deux mots en disant que deux manuels de traduction dune langue donnée pourraient être radicalement différents, sans quaucune donnée nous permette de trancher en faveur dun des deux manuels. Appliquée à laction, cela veut dire que deux interprétations du point de vue intentionnel pourraient être à égalité, sans quil y ait un fait déterminant pouvant fixer ce que le système intentionnel, le croyant, croit réellement. En suivant Quine, on peut dire que se demander ce que X croit réellement est une question qui na pas de sens, car le contenu de cette croyance est indéterminé de fait, et indéterminable.
Disons que X est une grenouille. Jessaie dattraper X, jarrive derrière elle, et elle fait un bon à gauche pour méchapper : elle croyait que jarrivais derrière elle, elle avait une intention de méchapper, et elle a sauté à gauche parce quelle croyait pouvoir sen sortir par là. Mais quel est le contenu de la croyance "la grenouille croyait que jétais derrière elle" ? Est-ce une croyance quil y a un prédateur derrière elle, ou plus vaguement une chose à éviter derrière elle ? En sautant à gauche, croyait-elle que sauter à gauche lui permettrait de sen sortir ? ou simplement qualler par là était plus prudent ? La grenouille maîtrise-t-elle le concept de gauche, de prudence, de prédateur, qui lui permettraient davoir de telles croyances ? On va dire que ceci est valable pour les grenouilles, mais pas pour nous. Pourtant, nous ne sommes pas logés à meilleure enseigne que les grenouilles : peut-on déterminer le contenu exact de ma croyance quant une ombre se profile dans mon champ de vision ? Est-ce que ce que je crois vraiment, cest quun homme menaçant approche ? Ou que quelque chose de pas clair à lair de men vouloir ? Ou simplement quil y a une ombre dans mon champ de vision ? Mon problème est le même que celui de la grenouille. Cest pour cela que la question "quest-ce que X croit réellement" na pas plus de sens pour une grenouille que pour moi, parce que le contenu de mes croyances est indéterminé, et indéterminable.
Mais dire que mes croyances nont pas de contenu déterminé, cest dire que rien ne correspond à lexpression de croyance nominale alléguée comme raison dagir "X croit que p" dans lesprit de lagent : amusez vous à chercher ce que lagent croit, p, ça risque dêtre long...
Il ny a donc pas en droit de procédure de vérification de nos attributions de croyance, parce que se demander ce que X croit réellement na pas de sens : les croyances en jeu dans laction ne sont pas dans la tête de celui qui croit.
On retombe malheureusement sur le même problème : les croyances ne seraient que relatives à une interprétation ou à une stratégie, ce qui revient au même : elles ne correspondent à rien dobjectif. Ne correspondant pas à la réalité détats mentaux découverte mais à une réalité produit même de linterprétation. Certes, les croyances ne correspondent à rien de réel dans lesprit, à rien dans sa machinerie interne qui mènerait à laction, elles nappartiennent pas à lameublement du monde. Mais elles font pourtant partie de structures objectives. Que linterprétation ait un caractère indéterminé ne veut pas dire quil ny a rien à interpréter.
Attribuer des croyances à un agent, cest toujours le faire sur un présupposé préalable de rationalité : pour pouvoir expliquer la conduite dun agent, la rationaliser, je dois penser quelle a du sens, quelle est rationalisable. Ce principe de rationalité est un principe de charité interprétative : charité parce que je lui attribue une rationalité, non pas décelée de fait, vérifiée, mais idéale, et que je le fais a priori. Charité parce quil mest impossible, si je veux comprendre autrui, de supposer quil nest pas rationnel : cest comme si je lui faisais don de la rationalité. Mais à la base de toute interprétation, je suppose que lautre est comme moi, quil entretient une communauté avec moi, qui fait que je peux le comprendre. Ce principe dinterprétation est donc double : je suppose que lautre est rationnel, je suppose quil entretient une communauté avec moi, mais par là même je mattribue cette rationalité idéale : je suis loti à la même enseigne quautrui, parce que cest la condition de possibilité de toutes explication et compréhension dune conduite.
A partir de là, les croyances que lon attribue à un agent sont non pas celles quil a en fait, mais celles quil devrait avoir, selon cet idéal de rationalité, et le contexte dans lequel laction à interpréter sinscrit. Les croyances se présentent donc comme des hypothèses dinterprétation, mais dans ce cadre de rationalité idéale. Cest pour cela que, tout en étant relative à un point de vue, à un interprète, à une perspective intentionnelle, les croyances attribuées et auto-attribuées appartiennent à une structure objective : elles sinscrivent en effet dans le cadre dune communauté posée avant toute interprétation, dans un cadre public, cest à dire intersubjectif, qui fonde le schème normatif dont on peut dire maintenant que les croyances sont des concepts. Ainsi, tout en étant des concepts interprétatifs, la réalité des croyances ne se réduit pas à de simples hypothèses subjectives. Elles sinscrivent dans le cadre de structures qui sont discernables certes dun certain point de vue, mais qui sont pourtant là, présentes de manière objective, en attendant dêtre discernées par les interprètes singuliers qui, à travers la communauté rationnelle posée au principe, sy réfèrent toujours. Magicpanda, en bon sociologue pourrait vous en parler mieux que moi...
Message édité par l'Antichrist le 18-01-2006 à 14:42:55