Suite à un débat, j'aimerai vous faire partager la pensée d'un philosophe français que je juge extrêmement intéressant et utile pour comprendre le monde actuel. Il s'agit de Jean-Claude Michéa, né en 1950 et enseignant la philosophie au lycée Joffre de Montpellier jusqu'en 2010. Thèmes de prédilections : le petit peuple, le socialisme et le libéralisme. Michéa se réclame du "socialisme conservateur" de Georges Orwell et s'oppose à ce titre autant à la droite actuelle qu'à la gauche libérale.
Pour présenter rapidement la pensée de Michéa (assez dense, cf ses ouvrages), je propose quelques extraits d'un interview donné au Point il y a 5 ans : (questions du Point en gras). Source : http://www.lepoint.fr/actualites-c [...] 9/0/199481
Jean-Claude Michéa et la servitude libérale
Le Point : A vous lire, le libéralisme des Lumières qu’affectionne la gauche, et celui du MEDEF préféré par la droite sont les deux faces d’un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L’extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de « pointe avancée du Spectacle contemporain » – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.
Jean-Claude Michéa : Quand on aura compris, une fois pour toutes, que le libéralisme - pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à ce titre à toutes les positions « conservatrices » ou « réactionnaires » (termes d’ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés des différentes variantes de l’ « anticapitalisme de gauche » perdront une grande partie de leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu’on pourrait développer jusqu’au bout le programme du libéralisme politique et culturel, c’est-à-dire le programme de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l’économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu’on pourrait étendre à l’infini la logique du marché sans accepter la « libéralisation » des m?urs qui en est le complément culturel, comme n’importe quel bureaucrate communiste chinois a l’occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège. Quelqu’un peut il citer, du reste, un seul texte de Marx où celui-ci appellerait à l’ « union de la gauche »?
Pour vous, le libéralisme est l’accomplissement du projet moderne dont l’ambition est la maitrise et la possession de la nature. Mais la modernité se caractérise d’abord par le passage de l’hétéronomie à l’autonomie, c’est-à-dire la possibilité pour l’homme de maitriser son destin. Est-il permis de préférer la « légitimité rationnelle » au droit divin ?
Sous l’influence de l’interprétation marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat « historiquement nécessaire » du développement de l’économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen-âge et la Renaissance. C’est en grande partie une illusion rétrospective. Bien des civilisations, comme par exemple la Chine des Song, ont connu un essor comparable des processus marchands sans pour autant devenir « modernes » ou « capitalistes ». Ce qui est, en revanche, spécifique à l’Europe occidentale du XVIème et XVIIème siècle c’est l’ampleur et la durée inédites d’une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or si la guerre civile est « le plus grand des maux », comme l’écrit Pascal, c’est parce qu’en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, elle met en péril l’idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est précisément né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s’agissait, en somme, pour les élites du temps, d’imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers - telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l’âme - mais sur une base tenue pour « axiologiquement neutre ». Cela explique le rôle joué par la Raison et l’idéal de la Science dans les sociétés modernes. Après Galilée et Newton, il est devenu possible de croire qu’il existerait une manière purement « technique » de régler l’ensemble des problèmes que pose la vie en commun.
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Est-ce l’origine de la ruse de l’Histoire qui explique que, prétendant en finir avec la guerre civile idéologique, le libéralisme d’aujourd’hui peut aboutir à la guerre de tous contre tous ?
C’est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu’à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d’un film antichrétien, un troisième l’interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.
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La gauche s’estime au contraire dépositaire d’une Vérité qui lui permet d’exclure tous ceux quoi n’y adhèrent pas. On aimerait que certains rebelles officiels fassent preuve d’une certaine « neutralité axiologique »…
Cette dérive est, en réalité, inscrite au c?ur même de la logique libérale dont la gauche moderne, il est vrai, constitue l’incarnation politique la plus cohérente. Une société refusant par principe tout statut politique à l’idée de common decency est, en effet, inévitablement conduite à vouloir tout trancher par le droit. Or du point de vue du droit libéral, le seul critère « technique » pour juger de la légalité d’une opinion ne peut être que son caractère « nuisible » ou non. De là, la tendance inéluctable des sociétés libérales contemporaines à interdire graduellement tout ce qui est jugé « politiquement incorrect » selon les rapports de force du moment. C’est ainsi que l’on glisse, sans la moindre solution de continuité, des idées généreuses d’un Constant ou d’un Tocqueville à celles d’Act Up ou des Indigènes de la République. Et encore, je ne parle pas ici de la tentative récente, et provisoirement avortée, de constitutionnaliser le libéralisme au niveau européen c’est-à-dire d’en criminaliser à terme toutes les contestations pratiques. Je ne m’oppose donc pas au système libéral au nom du caractère purement « formel » des droits qu’il accorderait. De ce point de vue, je suis résolument anti-léniniste. Je le critique d’un point de vue démocratique radical, ou, si l’on préfère, anarchiste, en raison des menaces croissantes qu’il est logiquement conduit à faire peser, à terme, sur les libertés démocratiques les plus élémentaires. C’est un point que Chomsky a admirablement théorisé.
Bref, si l’Etat affiche des préférences « idéologiques » il pénalise une partie de la société (les fumeurs ou les non-fumeurs) et s’il s’y refuse, il abandonne de fait le gouvernement des hommes aux rapports de force. Que faire, comme disait l’autre ?
Pour s’opposer aux effets désocialisants de cette logique il suffirait, bien sûr, de se référer à nouveau à un minimum de valeurs humaines partagées, ce qu’Orwell, par exemple, nommait la common decency. Mais le libéralisme exclut, par définition, tout appel à des vertus morales communes. Pour les libéraux la morale est, au mieux, une croyance privée qu’on ne pourrait chercher à universaliser qu’en portant atteinte à la liberté d’autrui. Dans ces conditions, les seules normes qui demeurent susceptibles d’accorder des individus, que tout oppose par ailleurs, seront forcément celles du marché. Elles sont, en effet, fondées sur le seul langage que les libéraux supposent commun à tous les êtres humains : celui de l’intérêt bien compris. Une société qui consacre ainsi ses principaux efforts à se rendre à la fois individualiste et « multiculturelle » ne peut donc trouver un semblant de cohérence anthropologique que si elle invite parallèlement ses membres à communier dans le culte de la croissance et de la consommation. C’est pourquoi l’économie est logiquement devenue la religion des sociétés modernes. Elle représente, en somme, l’unique moyen de relier les individus atomisés d’une société qui se veut, et se croit « axiologiquement neutre ».
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Vous êtes bien méprisant pour la société bourgeoise et son idéal de tranquillité. Peut-être les Juifs chassés d’Espagne ou les paysans massacrés par Staline eussent-ils apprécié un peu moins d’héroïsme et de Vertu et un peu plus de relativisme culturel et politique. Autrement dit, le « moindre mal » n’est-il pas préférable au Mal absolu ?
Je ne vous contredirai certainement pas sur ce point. Il vaut assurément mieux vivre dans l’Amérique de Bush que dans le Cambodge de Pol Pot ou la Corée de Kim Jong Il. En bon orwellien, j’accorderai aussi aux libéraux que la racine de toute entreprise totalitaire, qui représente effectivement le « mal absolu », est incontestablement la volonté de soumettre les peuples à telle ou telle variante de la « tyrannie du Bien ». Mais l’erreur fondamentale des libéraux, dans leur désir compréhensible de conjurer le retour des guerres de religion, est de réduire par principe toute référence politique à des vertus morales partagées à cette seule perspective effrayante d’une tyrannie du Bien. Pour éliminer cette difficulté philosophique, il suffit de distinguer à la suite, par exemple, d’Orwell, de Camus ou de Zygmunt Bauman, le sombre univers des idéologies morales et celui, beaucoup plus humain, de la common decency. J’appelle « idéologie morale » une construction métaphysique particulière, généralement fondée sur une théorie de l’ordre naturel, de la volonté de Dieu ou du Sens de l’Histoire, voire sur une mystique de la race ou de la tribu. En tant que telle, et comme l’expérience des mouvements intégristes ou totalitaires le prouve abondamment, elle peut se marier sans difficulté avec un mépris pratique absolu de ces vertus humaines de base que sont, par exemple, les dispositions à la loyauté, à la bienveillance, à l’entraide ou à l’amitié (ce que Spinoza définissait comme la pratique effective de « la justice et de la charité »). Défendre la common decency, c’est donc, à l’inverse, défendre l’idée que l’égoïsme, l’esprit de calcul et la volonté de dominer ou d’exploiter ses semblables ont une valeur morale nécessairement inférieure à la générosité, l’honnêteté (ce qui inclut, naturellement, l’honnêteté intellectuelle), la bienveillance ou l’esprit de coopération. La mise en oeuvre quotidienne de ces vertus humaines de base, qui s’enracinent comme on le sait depuis Mauss dans la triple obligation immémoriale de « donner, recevoir et rendre » - fondement de tout lien social réellement humain - ne saurait en aucun cas être confondue avec cette adhésion purement idéologique à un catéchisme particulier, qui est presque toujours le masque du désir de pouvoir et des passions tristes. C’est toute la différence qui existe entre un ordre moral (et la bonne conscience étouffante qui le caractérise) et cette société décente qui était l’idéal des premiers socialistes. En ce sens il est faux de dire que toutes les manières de vivre se valent. L’égoïsme tranquille des libéraux est certes un moindre mal si on le compare à la volonté de puissance déchaînée des fanatiques du Bien. Mais une société égalitaire, solidaire et amicale, qui inviterait les hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes, me parait toujours moralement supérieure et infiniment plus désirable.
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Je me permet de conseiller quelques articles et vidéos qui permettront aux gens intéressés d'aller un peu plus loin :
Bibliographie
- Orwell, anarchiste tory, Castelnau-le-Lez (Hérault) : Climats, 1995.
- Les Intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats, 1998.
- L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes Climats, 1999.
- Les Valeurs de l'homme contemporain, éditions du Tricorne-France Culture, 2001 (avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner).
- Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002. Réédition Paris : Champs-Flammarion, 20068.
- Orwell éducateur, Climats, 2003.
- L'Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007. Réédition Paris : Champs-Flammarion, 2010.
- La double pensée. Retour sur la question libérale, Champs-Flammarion, 2008.
- Le complexe d'Orphée : La Gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, 2011 (bonne synthèse de sa pensée)
J'espère avoir contribué à la connaissance de ce philosophe, et je compte sur ce topic pour devenir un lieu de débat