l'Antichrist | Citation :
Kant ? Il faut lui reconnaitre son apport dans le domaine de la reception de l'oeuvre. Il a raison d'insister sur le fait que l'art n'est pas une expérience idiosyncrasique. Mais il se trompe, lorsqu'il fait du plaisir la base de l'universalisation de l'experience esthétique.
Un plaisir est irrémidiablement incommunicable : Kant en verité, le sait bien : et il doit admettre l'hypothese couteuse d'un "sensus communis" pour relier les experiences idiosyncrasiques. Mais on peut sauver la communicabilité de l'expérience esthétique a moindre frais, en admettant que ce n'est pas le plaisir qui en est fondateur, mais le jugement critique que tout un chacun enonce a propos d'une oeuvre. Il existe donc bien une rationalité esthétique : celle du jugement critique. Cette hypothèse nous permet de resoudre la seule veritable aporie esthetique : comment parler rationellement de l'infra rationnel... Notre reponse etant : l'infra rationnel comporte une certaine rationalité, mais irréductible a ttoute autre forme de rationalité (cognitive ou morale).
Mais Kant fait une erreur grossiere en faisant de l'artiste un "genie". On comprend d'ailleurs aisement pourquoi les romantiques ont prit a leur compte cette theorie... Il faut arreter de fetichiser l'artiste : apres le crepuscule des idoles, doit on nécessairement en construire de nouvelles ?
L'artiste n'est pas un etre inspiré : c'est un etre au plus haut point lucide, qui fait des choix artistiques, et qui est mu par sa "prétention" artistique...
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Vous avez le sens de la formule mais vous jugez trop rapidement et de manière trop catégorique (ce qui ne signifie pas que je sois en désaccord total avec vous). Non seulement il n?y a pas contradiction entre plaisir et jugement esthétique "critique" mais il n?y a pas non plus contradiction entre "génie" et travail artistique "lucide" : vous faites un mauvais procès à Kant, même s?il est effectivement possible de discuter sa pensée, car ni le jugement de goût (comme jouissance du beau) ni le génie (comme mystère de la création) ne sont des "erreurs" concernant la question de l?origine de l?oeuvre d?art. Hegel l?avait bien compris et il s?attache justement à trouver des solutions aux problèmes (ou aux contradictions) posés par Kant sur le fondement de ses analyses. L?oeuvre d?art est d?abord celle qui unit les contraires : l?inspiration et le travail ("fétichiser" l?artiste ! Quelle idée !), le sentiment ou l?émotion incommunicable et le goût comme "la possibilité de juger de ce qui peut rendre notre sentiment à l?égard d?une représentation donnée universellement communicable sans la médiation de concept" (cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 57).
Ainsi, Kant admet (peut-être contradictoirement) que le génie s?exprime dans les beaux-arts par les relations entre sa liberté créatrice et la soumission aux contraintes des procédés et des règles (cf. Critique de la faculté de juger, § 43). Hegel ira dans le même sens : la création esthétique est le produit de l?union entre la libre inspiration et un travail défini par les servitudes de l?action technique (cf. Encyclopédie des sciences philosophiques, § 560). Le mystère de la création, c?est celui de l?inspiration, cette puissance étrangère qui habite l?artiste, s?impose à lui du dehors sans être lui. Mais cette inspiration est aussi un don naturel et comme tel ne traduit que la spontanéité de l?artiste qui créer avec une certitude immédiate, non délibérée : l?artiste parvient au résultat sans effort et en se jouant. Pourtant, si la création n?est qu?un jeu elle devient quelque chose d?arbitraire et d?insignifiant. C?est pourquoi, le génie chez Kant comme chez Hegel est plus une longue patiente qu?une réussite immédiate : si l?inspiration insuffle à l??uvre l?esprit qui lui donne vie, c?est le travail, la connaissance des procédés techniques, qui seuls donnent corps à l?inspiration. L?artiste doit conquérir sa liberté en maîtrisant l?inspiration. Le talent n?est qu?une offre, une grâce du hasard que le travail transforme en une ?uvre propre à l?artiste. A l?inverse, si l?artiste doit imposer sa "manière" à son inspiration, il ne doit pas tomber dans le maniérisme c?est-à-dire dans une procédure sans idée ou contenu. Il y a toujours dans l?oeuvre d?art une signification profonde qui unifie l?inspiration et la technique (cf. Hegel, Esthétique). Ainsi, si la production artistique n?est ni involontaire ni inconsciente (et même "lucide" comme vous le dites justement), il n?en reste pas moins que les artistes ne peuvent donner la recette de leur réussite, ni les réduire en formules. D?où en effet les dérives de l?art romantique, dénoncées par Hegel, qui recherche moins le beau que le "significatif" ! L?unité de l?inspiration et des moyens est si parfaite que la manière de l?artiste ne peut être séparée de la signification de l?oeuvre.
Mais alors comment juger une oeuvre d?art, puisque ce jugement conspire à sa constitution (autre idée force chez Kant) ? Avoir du goût ou avoir du mauvais goût ? dans les deux cas, le jugement repose d?abord sur une sensation, sur le plaisir ressenti. Le mauvais goût serait alors la non-correspondance de notre plaisir et de la beauté intrinsèque de l?oeuvre. Mais comment une oeuvre d?art peut-elle être belle intrinsèquement ? Qui juge de cela ? Quelle est la norme et le critère utilisée si le jugement ne sert pas à cela mais à établir la correspondance entre la perfection de notre jugement et la perfection de l??uvre (cf. La Bruyère, première partie des caractères) ? Il y a là un relativisme inacceptable intellectuellement ! S?il n?y a pas de norme transcendante pour juger de mon jugement (car tel est le problème : comment savoir que mon jugement n?est pas un jugement de mauvais goût ?), comment peut-on dire (ne serait-ce que dire) qu?il y a du mauvais goût ? D?où les délires du "chacun son goût" ! Mais Kant montre que le mauvais goût consiste à mêler, dans l?interrogation pour savoir si une chose est belle, un intérêt personnel. Quand je mêle de l?agréable à mon jugement, je ne cherche pas à universaliser mon propos. Le mauvais critique d?art est justement celui qui, plutôt que de viser l?objectivité de son plaisir pur désintéressé, dit ce que subjectivement il aime. C?est l?objet de la critique que fait Léautaud dans ses carnets : "le critique doit-il donner son avis ? Non, il doit dire la vérité". Le beau chez Kant serait-il donc, à la manière d?un Plotin, intelligible ? Le beau est ici, non une idée mais un idéal c?est-à-dire une présentation sensible conforme à une idée mais "à laquelle le concept n?atteint pas, parce qu?elle reste esthétique" (cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 57). Mais comment concilier le contenu de vérité de l?oeuvre d?art avec l?idée que le beau est irréductible à tout concept ?
C?est là où je vous rejoins, non en critiquant Kant mais au contraire en l?utilisant (et en le continuant avec Hegel) ! En effet, contrairement à ce qui se passe dans le domaine de la vérité scientifique, où le mouvement de la pensée va des parties, saisies par des médiations conceptuelles, au tout, le jugement esthétique repose sur la saisie immédiate (esthétique c?est-à-dire sensible) de l?union des parties au tout. A un entendement discursif (les sciences), il est donc possible d?opposer un entendement intuitif (l?art) qui fonde une communication universelle. Il est possible de concilier la beauté (sensible) et la vérité (dicible, communicable) de l?oeuvre d?art : la beauté de l?oeuvre n?appartient pas à la pensée conceptuelle car elle concerne la spontanéité sensible, le sentiment, mais le jugement esthétique et donc critique reste possible sans concept car le beau est immédiatement et universellement communicable. Ce qui ne veut pas dire qu?un tel jugement soit seulement subjectif puisqu?il laisse la possibilité d?une évolution historique. C?est seulement aux yeux de l?entendement conceptuel que l?art reste une énigme ! La liberté de l?imagination (tant dans la création que dans le jugement esthétique) ne constitue pas une énigme sans signification vouée au silence mais le seul langage de l?informulable.
Replacé dans l?histoire, le jugement de goût donne sa pleine mesure. Il faut un travail du négatif pour que l?oeuvre accède au rang d?oeuvre d?art. Les ?uvres musicales sont cacophoniques (pensons à Berlioz) avant d?être considérées comme perfections. Ensuite, s?il a été de mauvais goût d?apprécier telle oeuvre à sa parution, il est de bon goût de l?apprécier quelques années ou décennies plus tard. L?histoire est le milieu qui fait passer le mauvais goût et le bon goût dans leurs contraires comme le montre Barthes dans son article consacré à Wilhem Von Gloeden (dans L?obvie et l?obtus). Message édité par l'Antichrist le 13-03-2003 à 10:10:06
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