L'Antichrist a écrit :
Quelle est l?origine de l?oeuvre d?art ? Autant poser directement la bonne question : si une oeuvre d?art est une oeuvre belle, peut-on expliquer la beauté de cette oeuvre ?
Mais cette question renvoie en fait à deux questions :
Peut-on expliquer la production d?une oeuvre d?art ? Et peut-on expliquer une oeuvre d?art par sa production ?
Mais aussi peut-on expliquer pourquoi nous trouvons une oeuvre d?art belle c?est-à-dire peut-on expliquer ce qui, dans l?oeuvre, nous la fait trouver belle et ce par quoi nous la trouvons belle ? C?est le problème du jugement esthétique.
Il est certain qu?il existe des conditions de production de l?oeuvre d?art : conditions techniques (cf. Poe, Philosophie de la composition), sociologiques (cf. Marx, Introduction à la critique de l?économie politique), psychanalytiques (cf. Freud, La création littéraire et le rêve éveillé, in Essais de psychanalyse appliquée). Toutes ces thèses souffrent du même mal : si elles peuvent rendre compte de la particularité de l?oeuvre, de la façon dont se présente la beauté, la beauté elle-même n?est pas expliquée. Quel est donc ce surplus qui fait que l?oeuvre appartient à la sphère de l?esthétique ? L?imitation des beautés naturelles ?
Alain, dans son système des beaux-arts, montre que l?oeuvre est belle par elle-même et non par l?objet (le modèle, si modèle il y a) qu?elle représente. Idée fondamentale que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, formulera de la manière suivante : " L?art n?est pas la représentation d?une belle chose mais la belle représentation d?une chose ". Ce que représente l?art, ce n?est pas la vérité du modèle, mais la vérité de l?artiste. C?est l?âme de l?artiste qui se reflète dans son oeuvre (cf. Hegel, Esthétique). La beauté de l?oeuvre est donc subjective en ce sens qu?elle renvoie à la subjectivité de l?artiste. D?où la question : comment l?art, fondé sur la subjectivité de l?artiste peut-il être l?objet d?un plaisir objectif, universel ?
Heidegger tente de répondre à cette question dans Chemins qui ne mènent nulle part en se plaçant du côté de l?oeuvre elle-même : au-delà de sa présence matérielle qui en fait une chose, l?oeuvre d?art instaure une pure présence à l?intérieure de laquelle l?objet prend un autre statut pour devenir symbolique de l?humanité toute entière. L?art est le moyen d?une immersion dans la totalité, d?une remise en question de nos vicissitudes particulières dans le cours général des choses, d?une adéquation entre le temps de nos épreuves et l?universel temps commun à tous les hommes. Le propre de l?oeuvre d?art est de nous faire accéder au point de vue supérieur d?une contemplation sereine, en nous offrant la vision d?un ordre du monde dans lequel est inséré notre destin. Cette capacité à nous replacer dans l?humanité toute entière, est ce que Kant appelle le " génie " d?une oeuvre. Ce génie n?a de sens que s?il y a un homme pour l?éprouver.
C?est par l?effet produit qu?une oeuvre d?art acquiert son génie et devient belle. On ne peut parler de beauté que pour un amateur qui lui donne son sens et en jouît : " est beau ce qui est reconnu sans concept comme l?objet d?une satisfaction donnée " (cf. Kant, Critique de la faculté de juger). Non seulement c?est le jugement qui accorde sa beauté à l??uvre, mais la contemplation artistique elle-même, loin d?être passivité, pure réceptivité, conspire à la constitution de l?oeuvre. On retrouve alors le problème de la subjectivité de l?oeuvre d?art au niveau cette fois de l?amateur : si est belle l?oeuvre que nous déclarons telle, ne faut-il pas alors faire dépendre la beauté de l?oeuvre d?art de l?avis de chacun ? Tel est l?enjeu de la Critique de la faculté de juger : déterminer en quoi nos jugements esthétiques peuvent être objectifs et universels, même s?ils n?ont de sens que pour nous.
Le jugement par lequel nous déclarons une oeuvre belle est ce que Kant appelle le jugement de goût. Le jugement de goût est un jugement réfléchissant qui est indifférent à l?existence de l?objet. Autrement dit, la satisfaction associée au jugement de goût est désintéressée. Le plaisir que j?éprouve devant une chose que je trouve belle n?est ni l?agréable ni le bon, qui sont liés à des intérêts. L?agréable est ce qui plaît aux sens dans la perception : l?agréable entraîne une satisfaction pathologique. Le bon est l?objet d?une volonté raisonnable : le bon entraîne une satisfaction pratique (morale). Le beau est, lui, purement contemplatif, produit un plaisir désintéressé qui n?est lié ni à la morale, ni à mes désirs ou mes besoins. Le beau produit un plaisir libre : aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison, ne nous oblige à donner notre assentiment. Comment expliquer le plaisir que nous ressentons ? Sans rentrer dans des détails techniques, le plaisir est celui que prend l?esprit à son propre fonctionnement lorsqu?une représentation permet à nos facultés de s?exalter mutuellement sans produire une connaissance déterminée : le plaisir esthétique est produit par un libre jeu de nos facultés. C?est en ce sens que ce plaisir n?est pas subjectif, particulier. En droit, on peut le poser comme universel c?est-à-dire comme universalisable. Dans le jugement de goût, nous éprouvons une correspondance avec nous-mêmes qui induit une correspondance entre moi et l?autre. Il suffit que je considère un objet, non pas pour son existence ou pour mon intérêt pathologique, mais quant à sa forme, pour que ce détachement marque une rupture avec ma particularité. En même temps, ce détachement constitue l?objet comme objet d?une reconnaissance universelle c?est-à-dire comme oeuvre d?art. Le plaisir est à la fois mon plaisir et comme partagé d?avance. C?est en ce sens que Kant pouvait dire : " est beau ce qui plaît universellement sans concept " : le plaisir que l?esprit prend à son propre fonctionnement, nous sommes en droit de postuler que tout homme à notre place l?éprouverait. Le plaisir est universalisable en ce que les facultés qu?il présuppose sont universelles. L?universalité du jugement de goût n?est donc pas objective mais intersubjective. La conclusion de Kant est alors la suivante : le goût est un sens commun ; il existe en l?homme un sens commun esthétique. L?oeuvre d?art m?unifie à moi-même et aux autres esprits.
Le problème fait alors rebond. Si nous pouvons comprendre le jugement de goût, ce qui nous plaît dans une oeuvre d?art, ce qui nous l?a fait désigner comme belle, peut-on alors expliquer sa production ? Le beau est ce qui est représenté sans concept comme l?objet d?une satisfaction universelle : le beau ne correspond à aucun concept. Par conséquent, on ne peut pas poser un concept comme fondement de la possibilité de création artistique. Du même coup, les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d?après laquelle ils doivent réaliser leur produit. L?artiste lui-même ne saurait donner les règles de sa production. Aucun artiste ne peut montrer comment surgissent et s?assemblent ses idées, si riches de poésie et si grandes de pensée soient-elles, parce qu?ils ne le savent pas eux-mêmes et ne peuvent donc l?enseigner à personne. S?opérant sans concept, sans règle déterminée par des concepts, la production d?une oeuvre d?art ne saurait être, ni le fruit, ni l?objet d?une imitation. L?oeuvre d?art va servir, non comme d?un modèle imitable, mais comme héritage exemplaire (ce qui distingue l?art de la science).
Cette faculté de produire des ?uvres d?art ne correspondant à aucune règle, Kant l?appelle le « génie ». Qu?est-ce que ce génie artistique ? C?est un talent, un don naturel qui donne les règles à l?art. Ce talent appartient lui-même à la nature. Ainsi, peut-on dire que le génie est la disposition innée de l?esprit par laquelle la nature donne les règles à l?art. Les beaux-arts ne peuvent eux-mêmes concevoir la règle d?après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or, comme un produit de l?art ne peut être réaliser sans règle qui le précède, il faut que ce soit la nature qui donne la règle à l?art dans le sujet, par la concorde des facultés de celui-ci. Aux règles que l?on pourrait qualifier de « scolaires », de « mécaniques », qui sont la marque que l??uvre est conçue en tant que fin et n?est pas le fruit du hasard, règles déterminées dont on ne peut se libérer mais qui sont indispensables pour mettre une fin en ?uvre, on doit donc ajouter le génie comme disposition innée par laquelle la nature donne les règles à l?art ; règles qui constituent la matière des produits des beaux-arts, leur fond, leur essence, tandis que les règles appliquées par un talent formé par l?école en constituent la forme.
Le génie est donc :
1) Un talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner une règle déterminée. Ce n?est pas quelque chose qui peut être appris. Dans ces conditions, sa première propriété est l?originalité.
2) Les produits du génie doivent pouvoir être des modèles c?est-à-dire des exemples pour l?élève. Sans avoir été engendrées par l?imitation et ne pouvant être imitées, les productions du génie doivent toutefois servir de mesure ou de règle au jugement.
3) Le génie ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement la manière dont il réalise son produit : c?est en tant que nature qu?il donne la règle. C?est pourquoi, nous dit Kant, le mot « génie » est vraisemblablement dérivé de « génius » : l?esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger et qui est la source de l?inspiration dont procèdent ses idées originales.
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