Citation :
Il ne fait aucun doute pour moi que c'est le 2e choix le bon.
"Mieux vaut se changer soi que l'ordre du monde." (Descartes)
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L'expression est " Mieux vaut changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ". Or, la question du désir est une question socratique et platonicienne (cf. Le Banquet, 177 d). Le désir est condition de toute philosophie. Nous avons l'impression d'être pris dans le flux incessant et toujours changeant du désir. Mais comment y échapper ? Comment aller voir de l'autre côté du désir ? Mais, au fait, pourquoi mettre à distance mon désir ? En rajouter sur le désir, c'est peut-être le détruire et dire qu'il ne se suffit pas lui-même. Or, j'aime cette femme et cela n'a pas besoin de s'expliquer. Mais cela est suspect : une simple enquête sociologique ou psychanalytique rend mon désir étranger. Je croyais désirer cette femme pour ce qu'elle est et je m'aperçois que je l'aime pour ce qu'elle n'est pas : des souvenirs d'enfance mal digérés au fond de ma conscience ou, pire, une petite mode parisienne qui ne survivra pas l'été. Qu'est-ce donc que le désir ? C?est bien une question qui renvoie à la quiétude. On veut être heureux mais qu'est-ce qui me rend inquiet ? Des désirs : la peur de grossir même si j'ai faim par exemple. Parfois nous nous sentons tyrannisés par nos désirs. La vraie question du désir est donc bien celle du bonheur : elle vise une maîtrise idéale de notre existence qui nous conduirait hors de la vallée des larmes, de ce monde-ci où tout n'est qu'illusion, souffrance, pour vivre comme un dieu parmi les hommes.
Comment maîtriser les différents types de désirs ? C'est la question de la philosophie grecque qui conçoit le philosophe comme médecin de l'âme. Certains désirs sont nécessaires au bonheur, point commun entre Epicure et Hume (cf. traité de la nature humaine, II, p. 272). On voit donc que la question du désir est pratique. Le désir nous inquiète, alors comment faire pour atteindre la quiétude ?
Problème : pour être tranquille, je désire en finir avec tout désir. La solution pour vivre sans trouble serait alors de ne surtout pas le désirer ! Car plus je désire être tranquille, plus je m'en inquiète. D'où Epicure et Epictète : distinguer les désirs de la volonté, le passionnel et le rationnel, désirs inquiets qui tendent au plaisir et désirs jouissifs qui en procurent. Mais paradoxe : si le désir est naturellement inquiet de ce dont il manque, le désir de quiétude est impossible, même au nom de la raison. A moins de faire un désir d'exception : distinguer l'amour divin et l'amour vulgaire. On voit des désirs qui ne sont pas de même nature que les autres. Que faire ? Abandonner la partie ? On peut le faire en croyant que les paradis sont toujours ceux que l'on a perdus. Versant positif: les pays des chimères n'est-il pas le seul digne d'être habité ?
Mais est-il si sûr que le bonheur soit " absence de trouble " ? Si les désirs nous tyrannisent et s'il faut les dominer, c'est qu'il y a une similitude entre politique et éthique. La naïveté bourgeoise est de croire que l'Etat incarnant la volonté rationnelle peut supprimer entièrement la violence, comme s'il n'était pas lui-même une forme de violence. Le pouvoir de l'Etat-Raison n'éradique pas la violence mais s'en réserve le monopole. L'Etat ou la volonté engendrent-ils certaines violences ? L'ascétisme : fais-toi du mal pour te débarrasser du mal ! L'ascétisme est une forme de répression, de lutte et non de quiétude. D'où l'école sceptique : rien n'est plus illusoire que " l'art de vivre ". Ainsi Pascal (cf. Pensées, 412, 621) : la recherche éthique du bonheur ne doit pas être dirigée par ce mythe rassurant de la raison (quiétude) mais vers le plaisir de la lutte. C'est Zarathoustra contre Kant : l'idéal apathique de la bonne santé des affects s'oppose à la grande santé qui est épanouissement de l'être (d'où la volupté). D'où la solution sceptique : abandonner la raison qui crée le conflit. Car la répression est refoulement et pas quiétude. Mais quelle est la nature du désir, qui apporte à la fois pure puissance et pure impuissante.
Désirer maîtriser ses désirs n'est pas paradoxal s'il est entendu que de désir n'est pas une lutte perpétuelle contre mes passions, mais une volonté qui peut trouver satisfaction dans la sagesse. Le problème serait seulement pratique : je n'ai pas toujours assez de raison pour réaliser ma volonté. Mais problème : le désir est toujours inquiet parce que l'insatisfaction renaît après la satisfaction. C'est la continuelle marche en avant du désir. On voit se dessiner l'approche économique de la question. Pour Marx, l'aliénation n'est pas seulement dépossession économique mais aussi la dépossession du désir : impossibilité de désirer autre chose que la valeur fondamentale de l'idéologie dominante. D'où la société de consommation qui interdit le strict nécessaire (le besoin) : on n'en finit jamais, disent la société et la publicité ! Mais le désir n'est-il pas un mixte ? Socrate montre qu'Eros n'est ni Dieu ni homme mais un démon. Si le philosophe dit que le désir est manque, il poursuit dans l'analyse de l'oeuvre d'Eros : la (pro) création.
Il y a donc deux voies :
1) Du côté de l'excès : l'excès ne doit pas être inquiet pour fonder la quiétude. Le désir ne doit pas être réductible au manque pour permettre le plaisir de la lutte.
2) Du côté du manque : Descartes montre que le désir comme manque d?être et le doute comme manque de connaissance valent pour signe de l'existence de Dieu. Rien de plus inquiétant que d'être entièrement plein. Le vide du manque est le lieu de l'espoir, de la liberté. Le désir est donc ontologiquement positif. La faille ontologique est absolument essentielle à l'idée de sujet. La faille instaurée par le désir est la marque de notre rapport au temps.
Sans la faille instaurée par le désir dans l'être entre ce qu'il est (être) et ce qu'il n'est pas (néant), il n'y aura jamais de possible. Liberté, sens intime du temps, finitude du moi, on retrouve les conditions d'existence d'un sujet. Mais ne faisons pas de pétitions de principe : il faut sauver la liberté et l'homme dont l'être du désir est de présenter l'absence. Paradoxe : le désir-manque conduit à dire que l'absence se présente dans le manque. Le désir manque de ce qu'il a et donc manque toujours de lui-même. Le désir est toujours en quête de lui-même. Rien ne prouve que le désir soit un manque sauf à faire valoir qu'on ne peut quand même pas contester l'existence de Dieu, la finitude de l'homme, la liberté et son rapport au temps. Il faut donc prouver pourquoi le désir doit être un manque.
Mais quel est l'opposé de l'être ? L'opposé de l'être qui manque, ce n'est pas le " gros plein d'être " mais l'être en excès. Eros est la procréation, l'autre manière de se jeter au dehors. On rejette le désir comme manque au nom de la puissance, de la procréation, de l'excès, du débordement. La logique de l'avoir ne convient pas au désir : le désir de connaissance n'est pas le fait d'avoir une vérité mais de créer le savoir. Le désir amoureux, est-ce seulement posséder l'autre ? D'où la psychanalyse : l'objet dans la pulsion est totalement indifférent (Lacan). Si je désire la chaussure d'une femme, c'est qu'il y a fétichisme par exemple. La dynamique du désir est donc productrice. La question du désir est " Comment ça marche ? " (Deleuze-Guattari).
La théorie psychanalytique permet d'aborder le problème de toute discussion sur la nature du désir : celui de son rapport à la valeur. Exemple : je désire cette femme et on ne dit pas que cette femme est belle parce que je la désire. Mais Freud fait voir que mon attirance se justifie moins par un manque objectif que par la constitution de ma subjectivité psychique (souvenirs d'enfance). On le nomme pulsion et son objet est indifférent. Relais de la sociologie : Bourdieu pour l'art. Là où je croyais trouver une valeur objective, c'est la constitution de mon désir (mon appartenance sociale) qui valorise les objets. Le désir n'est pas réductible à un simple rapport (manque) à l'objet dont la valeur serait intrinsèque. On ne regarde pas de la même façon une photo suivant son origine sociale. Les déterminations du désir créent la valeur des choses. Mais le dominant, sachant cela, l'inverse :
- Le dominant a intérêt à dire qu'il a éradiqué toute violence en exerçant la violence de sa domination.
- Le désir est provoqué par les choses pour masquer qu'il est déterminé par les conditions sociales.
Ainsi, se maintient le mythe de la société de consommation qui promeut le bonheur dans la réplétion matérielle et la satisfaction véritable comme celle du propriétaire. Nous venons de mettre à nu le désir-manque mais on le trouvait déjà chez Kant (cf. note de préface de la Critique de la raison pratique), Spinoza (cf. Ethique, III, 9, scolie) et même Plotin (cf. Ennéades, I, 5, 2). Le désir veut ce qu'il est et non ce dont il manque, la valeur se révélant désormais toujours seconde par rapport à la puissance originaire du désir.
Mais le désir est aussi manque : je désire cette robe que je n'ai pas. Achevons la démonstration par deux voies : l'expérience et l'ontologie.
- L'expérience. Des désirs ne relèvent pas du manque. L'amour n'est pas la convoitise. Il ne s'agit pas de se désoler de la possession impossible de l'autre mais de se réjouir de sa seule existence. Amour productif, joyeux, " joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ". Donc le désir n'est pas par nature manque. D'autres cas ? L'assimilation du désir-manque au besoin (la soif). L'anorexique a besoin de manger mais ne le désire pas. Le désir n'est pas déterminé par le manque objectif de la nourriture.
- L'ontologie. Exemple de l'hydropique de Descartes qui montre que le manque n'est pas fondé dans l'être. Argument simple : il n'y a pas de néant dans l'être (Parménide). Argument complexe : une chose n'est vivante que pour autant qu'elle renferme une contradiction (Hegel). Mais problème : Pourquoi accepter la contradiction quand cela nous arrange ? De plus, refuser de faire pénétrer le néant dans l'être ne signifie pas enlever la réalité au manque. Mais c'est oublier que l'imaginaire a une réalité et on peut refuser l'être au manque et pourtant lui accorder la réalité d'une interprétation imaginaire. L'astrologie n'a pas de fondement ontologique mais a une réalité sociale et culturelle (cf. Lettre XXI de Spinoza à Blyenbergh).
Mais tout cela est-il convaincant ? Est-ce ce que nous vivons ? N'est-ce pas seulement une interrogation philosophique déjà surdéterminée par les problématiques de la liberté, de la finitude... ?
Le désir est réellement en excès et imaginairement en manque. Il ne s'agit plus d'atteindre la sérénité comme un état qu'on possède mais d'exercer sa puissance de penser et d'y trouver une joie. On a une lutte entre des désirs de même nature. Il s'agit de développer une puissance de la joie sûre et non plus de combattre des joies passagères. Il s'agit de développer notre puissance de créer, qu'elle s'épanouisse dans nos relations amoureuses, dans nos activités artistiques, dans nos puissances de penser. Plutôt que de s'épuiser dans une lutte sans fin avec les prétendus mauvais désirs, occupons-nous de notre joie, de notre connaissance et de notre travail. Pour ébranler la figure omniprésente du sujet fendu, nous avons donné des déterminations du désir. Peut-on sortir du désir ? L'erreur serait de croire qu'il y a des " causes " sociologiques ou psychanalytiques. C'est loin d'être le cas : la psychanalyse prend soin de faire remonter le désir présent à un autre désir (inconscient). Le désir est le déterminant ultime des mailles du réseau. " Il n'y a que du désir et du social et rien d'autre. " (cf. Anti-Oedipe p. 36). Désir désirant et non plus désir désiré. Les rapports de force déterminent les rapports de production et sont de l'ordre du désir. Il ne s'agit donc pas tant de le soumettre à l'examen que de le laisser s'épanouir en se gardant bien de le réduire. Comment le désir peut-il être à la fois manque et débordement ? Versant triste, le manque : " Pour quel destin suis-je né ? La vieille mélodie me répète : pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer. " (cf. Wagner, Tristan et Isolde). Versant joyeux, l'excès : " Je te le dis en vérité, Nathanaël, chaque désir m?a plus enrichi que la possession toujours fausse de l?objet de mon désir. " (cf. Gide, Nourritures terrestres, I, 1).
Le désir est production, action, joie, essence de l?homme comme force productive. Il y a assez de tristesse. Pourquoi en rajouter ? Est-ce tout ce que nous parvenons à faire avec nos désirs ?
Message édité par l'Antichrist le 05-12-2003 à 11:36:16