La biodiversité en danger
Par Nicolas Hulot le 16/02/2004 (libération)
L'humanité est au chevet du vivant. Jusqu'au 21 février, à Kuala Lumpur, se tient la conférence de l'ONU sur la biodiversité. La planète retient-elle son souffle en l'attente des résultats des travaux de cette rencontre internationale ?
Pas vraiment, la petite musique sinistre ou dérisoire du monde couvre largement la moindre note en provenance de Malaisie. L'élection lointaine du président des Etats-Unis préempte, d'ores et déjà, tout autre centre d'intérêt. Chez nous, la ronde politique à l'approche des élections régionales occupe l'essentiel de l'espace médiatique. Nul doute que du score de fin mars dépend notre destinée...
Comme l'on dit dans les lieux publics quand le brouhaha domine : puis-je espérer quelques secondes de votre attention ?
Quel est l'ordre du jour à Kuala Lumpur, quels sont les enjeux ? Rien de moins que le destin du vivant, l'avenir de la biodiversité et, accessoirement et conjointement, celui de la communauté des hommes sur cette fragile planète. Le dernier indicateur qui fait froid dans le dos et que personne n'ose contester a été récemment publié dans la revue Nature. Selon une étude internationale, un quart des espèces terrestres de la planète pourrait être éradiqué par le réchauffement climatique d'ici à 2050. Un facteur désastreux qui coiffe et amplifie ceux déjà identifiés comme la déforestation, la pollution, l'exploitation outrancière des ressources, la destruction des habitats, l'invasion d'espèces intrusives et autres fléaux. Cette tragique prophétie s'ajoute aux innombrables rapports d'experts et d'organismes, comme le PNUE (Programme des Nations unies pour l'environnement) ou l'UICN (Union internationale de conservation de la nature), parfois, d'ailleurs, encore plus alarmistes. Tous vont dans le même sens et s'accumulent sur l'autel de l'indifférence ou de l'impuissance, depuis le sommet de Rio, en 1992. En marche inexorable, la sixième extinction dont nous sommes le facteur majeur, puisque le rythme est de 30 à 70 fois supérieur à celui qu'il serait sans notre tragique contribution.
L'homme peut être crédité d'une alchimie inversée. Alors que la nature a réussi, en quelques milliards d'années, à transformer le chaos en vivant élaboré et prodigieux la biodiversité , il s'octroie le luxe de générer le phénomène inverse. Cap sur la bio-uniformité, en attendant le chaos nouveau. Rappelons que l'érosion de la biodiversité est l'exemple même de l'irréversibilité des dommages. Chaque espèce qui disparaît disparaît définitivement et tous les prix Nobel de la terre n'y pourront rien.
Le préjudice, écologique tant qu'économique, est inestimable. Le comble c'est que tout cela s'opère alors que nous sommes loin d'avoir fait l'inventaire du vivant sur notre propre planète, la majorité des espèces restant à découvrir. Dans le même temps, tous nos regards sont tournés vers l'espace, et notamment vers Mars, dans l'espoir fébrile de la découverte du moindre indice du vivant là-haut dans le cosmos. Notre fascination et notre attention sont curieusement sélectives.
Sauf mobilisation radicale, il est probable que le XXIe siècle consacre la disparition de beaucoup de grands mammifères, notamment en Afrique. Adieu, lions, éléphants, rhinocéros et autres ambassadeurs de la cause animale ; à la trappe aussi les grands singes d'Afrique et d'Asie. Tous les indices sont au rouge pour ceux qui ont plus de 95 % de leur patrimoine génétique en commun avec le nôtre et que même l'anthropomorphisme ne sauvera pas. Une trahison que nous risquons de payer comptant ! Quelle chance alors pour les milliers d'invertébrés, de champignons, d'algues ou autres lichens. Qui s'en émouvra ?
Que les choses soient claires, et que personne ne croie un seul instant que notre sort puisse être distinct de celui du reste du vivant. Penser que l'espèce humaine puisse tirer seule son épingle du jeu de ce désordre écologique annoncé et provoqué n'est pas qu'une simple vanité mais certainement la plus monstrueuse erreur d'appréciation que l'on puisse faire. Nous désolidariser du reste du vivant comme nous avons tendance à le faire depuis quelques décennies dans un schisme prétentieux et ignorant ne peut que précipiter la chute dans l'abîme. De la même manière que Darwin infligea l'une des plus profondes blessures à l'amour-propre de l'humanité en lui révélant qu'elle n'avait pas fait l'objet d'une création séparée, il faut bien admettre aujourd'hui, sans que notre orgueil en soit trop affecté, que nous n'avons d'autre solution que de faire cause commune avec l'ensemble des êtres vivants car nous habitons le même radeau poussé par le même vent de la déraison ; et, de fait, notre avenir est scellé. Réduire la biodiversité, c'est se priver d'autant de chances de succès pour l'avenir. Les clés du futur sont dissimulées dans cet immense réservoir. La médecine, l'agronomie, la science en général se nourrissent de la biodiversité, de ses principes et de son génie. L'industrie et la technologie ont érigé entre nous et la nature un écran tel que nous avons perdu cette évidence première.
La France a-t-elle un rôle à jouer dans cette mission de la dernière chance ? Evidemment oui, à la seule condition d'être exemplaire pour faire entendre sa voix. Malheureusement, nous sommes de bien pitoyables élèves en la matière. Un exemple : la Guyane française est la seule portion de forêt amazonienne administrée par un membre de l'Union européenne, et c'est la seule de toute l'Amazonie qui ne possède pas un parc national. Le projet existe en partenariat avec le Brésil mais stagne dans les marigots guyanais. Pendant ce temps, saccages et pillages écologiques vont bon train. Que dire de la gestion de nos eaux polynésiennes livrées aux liners coréens et autres prédateurs ? Et où en est le classement de la grande barrière de corail ceinturant la Nouvelle-Calédonie, un sanctuaire de biodiversité marine et un foyer d'endémisme tout à fait exceptionnel ? En métropole, le retour naturel de quelques dizaines de loups venus d'Italie sème l'effroi et donne lieu à des affrontements plus que houleux. Sous couvert d'un rapport parlementaire, on s'apprête sans doute à autoriser l'abattage de quelques-uns. Quelle légitimité, ensuite, avons-nous en commission internationale comme la Cites (sur le commerce des espèces en voie de disparition) pour aller demander à des Etats africains de prendre en charge des cheptels de milliers d'éléphants ? Qui se souvient que, le 6 janvier 2002, le dernier bouquetin des Pyrénées a disparu de notre territoire ?
Malgré cela, la France vient de se doter d'une stratégie nationale pour la biodiversité. Tant mieux et bravo ! Mais on attend avec impatience les plans d'action et les moyens dédiés à son application. Peut-on espérer que la loi d'orientation de finance de 2005 affiche clairement comme objectif l'appui à ces plans d'action et aux stratégies nationales de développement durable ? Mais la crainte est fondée que l'on raisonne encore à moyens constants. Il y a deux urgences dans l'urgence : conserver et délimiter les zones à protéger en priorité sans attendre la connaissance absolue sur cette diversité ; et faire un effort considérable sur la recherche en écologie et sur la biodiversité, éternel parent pauvre de la recherche. Dans la même veine, encourager l'enseignement des disciplines biologiques et la formation des biologistes. Il y a pénurie de jeunes chercheurs. Il faut dire qu'il faut parfois avoir l'âme d'un ascète quand on sait que, avec plus de dix ans d'études, certains sont moins payés qu'une secrétaire. Pas étonnant que le nombre de botanistes et de zoologistes ait chuté de manière vertigineuse dans nos institutions.
A Paris en 1988, Elie Wiesel et François Mitterrand réunirent une conférence de 75 lauréats de prix Nobel, toutes disciplines confondues, sur le thème : promesses et menaces à l'aube du XXIe siècle. Une des seize conclusions pour tenter de construire un monde meilleur était celle-ci : «Toutes les formes de vie doivent être considérées comme un patrimoine essentiel de l'humanité. Endommager l'équilibre écologique est donc un crime contre l'avenir.»
Depuis, en cette matière, notre casier judiciaire s'est sérieusement épaissi.
CE QUE L'EFFET DE SERRE SIGNIFIE
"Le Monde Diplomatique" Atlas 2003
Comme l'a confirmé le rapport 2001 du Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), l'effet de serre a déjà amorcé une modification majeure du climat. Seule incertitude : l'ampleur du phénomène. Alors que la température planètaire a seulement varié de quelques dixièmes de degrès depuis l'an 1000, la révolution industrielle a favorisé par ses rejets en CO2 une élévation de près de 0,8°c entre 1860 et 2000. En 2100 l'écart devrait se situer entre 2,2°c et 6,6°c par rapport au XVIIIè siècle.
L'ensemble des simulations prédisent que l'échauffement sera plus important que la moyenne sur les zones terrestres et particulièrement dans l'hémisphère nord. La montée des eaux, une des conséquences prévisibles de ce phénomène, n'esxéderait pas un mètre d'ici 2100. Cela suffira pourtant à rayer de la carte de nombreux Etats insulaires, à innonder les régions cotières, provoquant le déplacement de 150 millions de personnes d'ici 2050.
Dérisoire protocole de Kyoto
Mais les experts n'ont guère travaillé sur l'hypothèse d'une fonte des glaces de l'Antartique, qui pourrait entrainer une montée des eaux plus considérable. Des mesures montrent cependant que la péninsule antartique a perdu 3% de sa calotte glacière depuis 1974 .
En outre, selon le GIEC, la seule fonte des glaces artiques pourrait suffire à freiner, voire stopper le Gulf Stream à l'horizon 2100 (il s'est déjà reduit de 20% entre 1950 et 2000). Dans ce cas l'ensemble des prévisions seraient à revoir puisque l'europe du nord serait soumise à un climat proche de celui du nord canadien.
D'autres conséquences sont envisagées, comme l'accroissement des précipitations et des tempêtes ou l'exacerbation d'aleas climatiques, comme l'oscillation du phénomène El Niño qui, dans l'Océan Pacifique, favorise innondations en Amérique du Sud, sécheresse et incendies de forêts en Asie du Sud-Est. Avec d'importantes conséquences pour les populations, comme l'extension des aires de propagation de maladies (paludisme, dengue hémorragique), la destruction des barrières de corrail ou le caractère de plus en plus aléatoire des récoltes.
Tous les modèles alertent sur le fait que, compte tenu de l'inertie thermique de la planète, même en décidant d'agir énergiquement, il faudra de décennies pour freiner significativement le réchauffement. Le protocole de Kyoto, décidé en 1997 pour limiter l'émission de gaz à effet de serre, ne correspond qu'à 3% de l'effort nécessaire pour enrayer le processus. Son application est donc dérisoire, voire contre-productive : elle favorise des fillières présentant d'autres risques, comme le nucléaire ou le stockage accéléré du carbone, au effet secondaires incertains.
A coté de ces bouleversements climatiques majeurs, les autres pressions ou risques environnementaux ne sont pas moins grave. La déforestation tropicale s'est intensifiée depuis les années 1960 avec l'essor de l'exploitation du bois et de l'agro industrie en Asie de Sud-Est, en Afrique ou en Amazonie. Les destructions atteignent actuellement 1% à 2% de l'espace boisé par an. A ce rythme, ces forêts pourraient disparaitre d'ici un siècle, perte irrémédiable en biodiversité. Si 1,7 million d'éspèces ont été décrites, il pourrait y en avoir de 10 millions à 100 millions, qui se concentrent en majorité dans ces forêts. Cela signifie que 25000 à 500000 d'entre elles disparaissent chaque année.
Par son caractère vital, l'eau est indéniablement l'autre grand problème auquel sera confronté l'être humain au cours des prochaines décennies. Seuls 2,5% des eaux sont douces et elles sont inégalement réparties avec une situation de pénurie d'ici 2025 pour l'ensemble de l'Afrique du Nord, de la péninsule Arabique et de l'Asie du Sud. Même certains régions d'Europe ou d'Amérique du Nord sont confrontées à ce défi aggravé par la pollution. Le dessalement de l'eau de mer ne parait, quant à lui, guère envisageable sur une grande échelle, compte tenu des coûts et rejets en carbone qu'il occasionne.