Un soir de demi-brume à Londres… Enfin, je dis ça pour rendre hommage au poète, parce qu’en fait, il faisait tout à fait clair ce soir-là, si ce n’est dans mon esprit encombré de vapeurs éthyliques. J’étais invitée à une soirée chez une amie danseuse que je connaissais depuis des temps antédiluviens – et dont je redoutais un peu le sourcil désapprobateur lorsqu’elle se rendrait compte que j’arrivais à son raout complètement déchirée, Rebecca ayant toujours eu une tendance un peu duègne par rapport à mes excès de toute sorte.
 
Mais tant pis ! Son désir secret de voir chacun respecter le sabbat tous les jours de sa vie était ce qui l’avait amenée à son job de danseuse étoile, et elle n’était pas si terrible pour les autres une fois affronté le légendaire froncement de sourcil.
 
J’avais des excuses – évidemment, on a toujours des excuses : ma sœur Louise avait débarqué le matin même, et comme à son habitude, elle avait décidé de me montrer son amour en me préparant un festin – carpaccio de lotte à la vanille, os à moelle rôti sur toast Poujauran et lasagnes de bœuf carotte accompagnées d’endives braisées au jus d’orange sanguine (j’avais un peu hésité mais devant le « Avale, c’est pas des balles » limite menaçant de ma sœur, j’avais pas fait ma fière et c’était succulent) le tout arrosé de vins de propriété made in le chai de Louise et Carine à Pouilly sur Loire.
 
Longtemps lesbienne de la honte, ma frangine avait fini par sortir du placard par amour du vin, quand elle avait rencontré Carine, œnologue et hyper bonne. Elles s’étaient donc installées dans un grand corps de ferme où elles produisaient aussi des légumes et des volailles bio.  
 
Alors que je décalottais mon soufflé pistache-chocolat, dont l’arôme me fit palpiter les naseaux, je jetai un œil vers Louise qui tournait autour d’une troisième bouteille de vin blanc et je m’interposai :
 
- Point trop n’en faut, sister. Tu sais très bien que si on ouvre cette bouteille, elle va s’évaporer comme par magie et nous ne serons capables ce soir que d’éructer des onomatopées avinées.
- T’as raison, mon trésor. D’ailleurs, faudrait qu’on se prépare, je veux que tu sois resplendissante, tu manques de sexe, ça se voit.
 
Je ne détrompai pas ce qui était une conviction parfaitement obsolète chez elle comme quoi je ne baisais pas. Si c’avait été le cas, le fait de vivre à Londres dans un univers polyglotte, cosmopolite, bourré de mecs et de nanas sexys, mignons et cultivés avait tout à fait remédié à cette prétendue froideur… Mais elle adorait me brancher avec des gens en soirée, et elle était plutôt pas mauvaise pour ça, alors pourquoi la contrarier ?
 
J’étais un peu nerveuse parce que plusieurs indices me faisaient espérer la présence à la soirée de Rebecca d’un garçon que je ne connaissais pas, un mec vaguement connu, et – l’horreur absolue – dont j’appréciais vraiment sincèrement la musique tout en étant limite groupiesque sur le charisme sexuel… En effet, son groupe (que j’avais vu la veille) donnait un autre concert le soir même à 100 mètres de chez Becca, et celle-ci avait tout simplement bossé avec le groupe en question. Et je la soupçonnais d’avoir organisé sa soirée aussi en fonction de cela. Et du fait que son grand ami Sean (Connery) était de passage en ville.
 
Quand on était gamines, on chantait toujours à son propos « elle grandira, elle grandira, elle grandira car elle est espagnole, tadada, tadada ! » Rebecca Lopez avait en effet toujours fait preuve d’une grande intelligence pour grimper aux échelons, que cela soit par son travail, ou par des amitiés bien entretenues. Jamais par la terreur, toujours par la manière douce, convaincue qu’elle est que qui veut voyager loin ménage sa monture. Je l’admirais et la redoutais un peu.  
 
Et pour ce soir, je redoutais que tout ce Pouilly ne me fasse perdre mon sang-froid. Je précise : j’ai une relation coupable avec mon pommeau de douche (mode massage TRES pulsé). Eh bien, mon pommeau de douche, il a un surnom.
 
Celui du gars que je risquais de rencontrer ce soir. Une sorte de totem à la gloire de la virilité terre de Sienne (c’est un VRAI rouquin), au charisme presleyien, objectivement laid, mais terriblement sexy.
 
D’où la grande nécessité de prendre une bonne longue douche chaude pour se calmer, évidemment.
 
Et c’est donc encore bien imbibée, mais l’haleine fraîche, le poil brillant, la jambe gainée de résilles et perchée sur des talons aigus que j’entraînai ma sœur vers l’entrée ouest de Hyde Park où un bus à impériale devait nous emmener au lieu ultra confidentiel de la party de Becca.
 
Louise – comme souvent depuis qu’elle est devenue millionnaire – se mit à chouiner : « oh non, pas le bus, tu veux pas prendre un taxi plutôt ? »
- Le rendez-vous est là, Louise, c’est un bus privé pour les invités.
- Oh comme c’est charmant !
 
J’ai une sœur lesbo. Lesbienne bourgeoise. Je lui dis cela, elle éclata de rire et comme à son habitude, se piqua d’apostropher quelqu’un derrière mon épaule en lui disant que ces petites sœurs n’avaient vraiment aucun respect et là c’est le drame, car devinez qui ma frangine avait bien pu apostropher comme ça ?
 
(Suite au prochain épisode)