Un soir de demi-brume à Londres, le festin s'annonçait particulier.
Un vin de propriété était à l'essai entre sommeliers auto-proclamés. Sa robe terre de sienne traduisait d'emblée ce que les naseaux gonflés des oenologues amateurs confirmaient. Tant pis!
- "Il grandira car il est espagnol" commentait savamment un moustachu satisfait.
Un troisième regardait ses deux acolytes, timide, n'osant approcher ses lèvres du taste-vin.
- "avale, c'est pas des balles" trancha le moustachu, qui se pavanait devant ses amis.
Le moustachu, fier paon issu d'une aristocratie londonienne autrefois resplendissante, aimait à renouer avec ses salons obsolètes que ses aïeux avaient jadis affectionnés.
Mais cette soirée ne s'annonçait pas comme à l'accoutumée, il y avait comme un vent de malice, de provocation malsaine. D'ailleurs cette piquette qu'il avait présenté à ses hôtes comme étant un fin Marquez del Rizcal n'était pas sa plus subtile approche.
Le dîner était généralement suivi d'un concert. Ce rite antédiluvien proche d'un remake du "Dîner de Babette" était malmené. Des danseuses remplaçaient les cordes, et les fins mets n'étaient ce soir qu'un vulgaire boeuf-carotte après une fade entrée d'endives tout juste assaisonnées.
Les convives se saluent et se pressent autour de la petite table, alléchés par les succulents souvenirs des précédents galas. Pas de nouveaux venus cette année, seuls les plus dévots ont été invité.
Le rendez-vous est là, le moustachu l'attendait, et convaincu de son effet il commande le maître d'hôtel qui met aussitôt ses gens en branle.
C'est décontenancés que les hôtes découvrent les chicorées dans leur assiettes. Pire encore, le vin détestable du maître de maison s'introduit dans les verres. S'ils le boivent à grande gorgées pour laver l'amertume des endives, ils le regrettent aussitôt, assaillis par une nuée d'ulcères.
La suite n'est guère mieux vécue par des hôtes dépités. Le silence a pris le dessus et les conversations se sont retranchées derrière un monologue du moustachu qui déclame des inepties que ces invités s'empressent d'agréer.
Les onomatopées guindées amusent le maître de maison qui s'en amuse, déclinant les "ah" et autres "oh" dans divers dialectes qu'un polyglotte averti ne saurait distinguer.
Point trop n'en faut, s'il est légitime qu'il tire un profit non dissimulé de sa soirée, autant user d'un peu de tact pour conserver son assemblée jusqu'au bouquet final.
Le boeuf encore servi sur l'os fait figure de trésor, d'autant qu'un nouveau vin est apporté. Pas un grand cru, mais cette saveur de vanille suscite un regain de vie chez les convives qui se plaisent à penser à une farce de leur bienfaiteur.
Pourtant le moustachu s'est éclipsé et bientôt les regards s'affairent à le chercher. Les femmes surtout qui prennent plaisir à l'observer vrillant ses fines moustaches, fronçant ses sourcils à la manière d'un Sean Connery.
Aucune ne manquerait l'invitation du galant homme qui sait charmer époux comme épouses, timides demoiselles ou arrogantes rombières.
Londres est son terrain de chasse et si l'amant est tabou dans toutes les bouches, il n'en demeure pas moins sournoisement détesté par ses pairs.
Mais nulle trace de lui.
La musique inonde doucement le séjour qui disparaît sous une lumière rougeoyante. Les pupilles écarquillés, pépites anodines, tente de photographier les lieux avant de se laisser capter par un étrange totem.
Deux danseuses s'élancent dans une sulfureuse chorégraphie. Une nuit de sabbat où le totem, statue familière, devient l'objet de vice des lesbiennes de la honte.
L'orgie s'amplifie, le totem décalotté est un jouet consentant. Tour à tour pommeau de douche diffusant son plaisir en elles ou objet de culte qu'elles vénèrent et gratifient de caresses et baisers. L'assemblée muette, Duègne pathétique, secouée dans ses plus intimes perversions se fige dans une admiration écoeurée.
Et là c'est le drame! une danseuse s'avance vers la femme qui la montre du doigt, paniquée, pétrifiée. Elle ôte son masque devant celle qui, évanouie, avait reconnue sa fille.
Le totem se dirige vers une masse désabusée, rejoignant sa partenaire de jeux coquins.
"Qui veut voyager loin ménage sa monture... Où en change à son gré. Aujourd'hui je ne veux plus voyager dans l'ombre avec des secondes mains."