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Le routard, un touriste qui s’ignore
Ils honnissent le Club Med et les circuits organisés, mais à force de vouloir se distinguer, les backpackers finissent par tous se ressembler. L’itinéraire bis est devenu un tourisme de masse.
Moi aussi j’ai voulu voir l’Asie, « faire » l’Asie, comme ils disent. A 18 ans, sur les bancs de la fac, mon voisin de partiels était beau et parlait fort. Pour valider son inscription, il fallait présenter une pièce d’identité, pas l’ennuyeux morceau de plastique, non, le passeport, usé, aux coins fatigués par sa poche de baroudeur. A l’intérieur, un festival de visas ; du tampon mal imprimé par un douanier au timbre coloré, en passant par celui qui prenait une pleine page de son exotisme.
Comme on faisait la guerre, il avait « fait » l’Asie – l’Indonésie, les Philippines, le Vietnam, le Cambodge. Je suis sortie six mois avec lui. Alors moi aussi, j’ai rempli mon passeport avec les passages de frontières. J’ai acheté à chaque voyage un bracelet, ou un pendentif qui me rappelaient mon périple – une perle du Cambodge, une médaille de Bolivie, une corde rouge autour du poignet, offerte dans un temple en Inde. J’ai entassé dans ma bibliothèque les éditions du Lonely Planet, commencé mes phrases par « Tu vois, moi quand j’étais au Cambodge à longer le Mékong à moto… »
Il aime la compétition
Je me suis aperçue que je n’étais pas la seule. Que ces symptômes avaient un nom, le backpacking – littéralement, « le voyage avec un immense sac à dos », par opposition au touriste avec sa valise à roulettes. Drapeaux accrochés au sac comme autant de trophées, magnets collés sur les frigos, pays cochés sur le planisphère, le backpacker – ou routard – apprécie la compétition.
Comme Sunny Amin, 35 ans et plus de cheveux. Ingénieur à Montréal, il est actuellement à Bichkek, au Kirghizistan, en train de visiter sa 426e ville, après avoir franchi sa 77e frontière – il les compte. « Vous savez si quand on est en France, et qu’on va au Luxembourg ou en Andorre, on a un tampon sur le passeport ? », demande-t-il.
Qu’en est-il du voyage lorsqu’il s’agit de cocher autant de cases que sur une to-do list professionnelle ? « Quand je pars en vacances, j’achète un guide, et puis je m’organise comme au boulot, pour voir un à un les lieux recommandés. Le matin, le temple, l’après-midi, la forêt avec les animaux, le soir, la plage, et, à la fin, je suis contente, je peux dire que j’ai fait un pays », s’enthousiasme Julie, cadre commerciale de 30 ans.
Jocelyn Lachance, socio-anthropologue enseignant à l’université de Pau, a lui aussi été routard. Il en a tiré un terrain de recherche et explique qu’il est désormais plus humble par rapport à ce qu’apporte vraiment un voyage. « Le backpacking ne change pas les comportements. En rentrant, vous pouvez avoir été sensibilisé à la pauvreté, vous dire “je vais moins gaspiller” et être plus écolo, mais ça s’oublie vite. »
Le backpacker, cet être aux vêtements flottants, aime à trouver des pizzas, du Wi-Fi et la dernière chanson pop dans un petit village de montagne du Sri Lanka ou dans un hameau de pêcheurs en Colombie.
Ce qui compte, c’est l’expérience
En réalité, les lieux ne sont pas importants. Ils sont même parfois interchangeables. Ce qui compte, c’est l’expérience. « Le backpacker utilise le monde comme son jardin personnel d’expérimentations. Il part à la découverte de son monde, pas du monde », analyse Jocelyn Lachance.
A l’origine, il y a Jack Kerouac, les beatniks, l’asphalte que l’on foule à s’en user les semelles, les hippies, l’idée de sortir des sentiers trop battus. L’ennemi honni, le touriste chinois dans son bus, « qui n’a aucune autonomie », selon Julie. Le touriste de masse, de clubs de vacances ou d’hôtels, bref, le touriste qui s’assume. « Le backpacker n’est pas un touriste, c’est un voyageur ! », affirme encore Sunny Amin, notre recordman du passage de frontières. Et pourtant, les sciences sociales, qui étudient le phénomène depuis des années, développent l’idée inverse.
Erik Cohen, sociologue israélien, s’intéresse de longue date aux routards dans son pays où la jeunesse, assommée par le service militaire obligatoire, s’empressait de prendre la route. Il a écrit son premier article sur le sujet en 1972 avant de devenir spécialiste des « tourism studies ». Il nous répond de Chiang Mai, en Thaïlande, ce haut lieu du tourisme sac à dos où il donne un séminaire. Là-bas, cours de cuisine, de yoga, balade avec les éléphants et autres visites de temples attendent les routards.
« Il y a une ironie inhérente à la quête de liberté des backpackers : alors qu’ils ont tous l’impression de réaliser leur propre parcours, ils se retrouvent à faire tous la même chose, comme les touristes de masse, desquels ils veulent absolument se distinguer. Ils reproduisent des habitudes caractéristiques de leur culture d’origine, suivent les mêmes itinéraires, restent dans les mêmes enclaves populaires, visitent et font la fête aux mêmes endroits. »
Enclave de baroudeurs
A Siem Reap, au Cambodge, la ville voisine des temples d’Angkor, une rue leur est consacrée. Comme une enclave de baroudeurs, avec ses guesthouses, ses bières à 50 cents et ses marcels floqués Angkor Beer. Nicolas, un Français expatrié qui travaille dans le tourisme, les observe depuis un moment. « Il y a bien quelques étudiants qui jouent le jeu de s’intéresser vraiment. Mais les autres… Sur une semaine à Siem Reap, ils vont passer une journée dans le temple, faire trois selfies, sinon rien. Le reste du temps, ils regardent des films occidentaux et chatent sur Facebook. Je ne vois plus trop la différence avec les cars de Chinois. »
Les commerçants sont contents, cela leur apporte une clientèle toute l’année, un backpacker dépensant en moyenne 3 000 dollars pour cinquante jours de voyage.
Les habitants, eux, sont parfois déstabilisés. Angkor est un haut lieu de la spiritualité khmère, pourtant, des jeunes déambulent là en maillot de bain, alors qu’il n’y a ni mer ni piscine. A tel point qu’un code de conduite a été instauré.
Quid alors des rapports avec les habitants des pays visités ? De cette authenticité du voyage rabâchée à longueur de posts de blogs et de récits de voyages ? Laura vit à Cannes, voyage avec son sac à dos depuis l’âge de 16 ans – elle en a 49. Tous les week-ends, elle part en camping-car, et tous les ans, à l’autre bout du monde. « Pour moi, c’est comme vivre dans un épisode de “Rendez-vous en terre inconnue”. En Mongolie, j’ai passé quatorze jours à cheval, de famille en famille. Ils vivent à la dure, mais en pleine nature. Maintenant, quand je n’ai plus d’eau chaude chez moi, je pense à eux qui se lavent dans des rivières. »
Si elle est allée loin dans l’immersion, d’autres voyageurs ne connaissent des « locaux » que le chauffeur de taxi, le veilleur de nuit ou le serveur de la paillote sur la plage. « On n’est jamais très loin du mythe du bon sauvage, rappelle Matthias Debureaux, auteur de l’hilarant De l’art d’ennuyer les gens en racontant ses voyages (Allary, 2015). Le jugement sur les autochtones est indexé sur l’expérience personnelle : vous vous faites voler votre téléphone, et c’est foutu pour le peuple tout entier. »
Les mendiants voyageurs
Et l’écrivain de raconter l’histoire de ce blog sur une traversée de l’Afrique à vélo. Des pages de photos de villages avec des cases, un post où l’auteur fait la morale à un habitant qui avait construit une partie de sa maison en ciment et non en torchis séculaire. « C’est comme si un Africain venait dans le Cantal gueuler contre un paysan car son sol n’est plus en terre battue. On ne voit jamais le monde moderne dans ces photos. »
Olivier Homs, intérimaire en jardinage, neuf mois de boulot et trois mois de voyage par an, a vu apparaître il y a deux ans un phénomène qui prend de l’ampleur, le begpacker (beg veut dire « mendier »). A l’époque, il est en Thaïlande, dans l’artère bondée d’une ville touristique. Il remarque deux Australiens assis par terre, un panneau planté devant eux : « Aidez-nous à continuer notre voyage. » « Ça m’a choqué, ces Blancs qui faisaient la manche ! Tu pars en voyage, tu te débrouilles pour te financer, c’est insultant vis-à-vis des populations locales. »
Thierry, begpacker assumé, se défend : « Les troubadours, ils faisaient quoi ? Je vis dehors depuis si longtemps, j’ai fait la manche presque partout en France. Là, je suis en Norvège, et j’y suis allé à pied, en faisant la manche avec ma guitare à chaque fois que j’en avais besoin. »
Si les backpackers se targuent de fuir les sentiers battus, d’autres touristes fuient aujourd’hui la route des backpackers. Comme Jules Giraudat, 30 ans, parti quatre mois au Nicaragua. Pas d’auberge de jeunesse, mais une petite maison louée dans un village au bord de l’océan. Des journées à surfer, des soirées à faire des barbecues de poisson sur la plage, l’impression de partager un quotidien. « On était émus quand on est partis, mais on ne gardera pas le contact. Un Blanc dans un pays en voie de développement, ça restera toujours un touriste. » Quant à moi, mon nouveau passeport n’a que trois visas. Et je pars tous les ans en Grèce.
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