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LES SONDAGES
Chaque année, des centaines de sondages d'opinion sont publiés par la presse, la radio, la télé : plus
un jour ne se passe sans qu'un journal ou une chaîne ne livre « ses » chiffres sur telle ou telle
question d'actualité. Rendus publics, brandis par les élus, commentés par de prétendus spécialistes,
ces chiffres sont, en général, aussitôt oubliés et remplacés par d'autres. Qu'importe, ils semblent
désormais faire partie du paysage et du jeu politiques, et rares sont ceux qui s'étonnent ou
s'inquiètent de cette omniprésence.
Une technique venue d'Amérique...
C'est que les sondages n'ont cessé de gagner en importance depuis ce mois de novembre 1936 où le
statisticien et entrepreneur américain Gallup annonça, contre toutes les prévisions des journaux, la
réélection de Franklin Roosevelt à la présidence des USA. À partir de cette date mythique, la
pratique du sondage n'a pas tardé à se généraliser dans la société américaine. Pourtant, dès l'origine,
des scientifiques de renom avaient émis des réserves sur le procédé, et avaient souligné ses
faiblesses. Mais la pratique du sondage répondait à une forte demande sociale, et le « Dr.Gallup »
avait raison d'affirmer, un an après une retentissante erreur de pronostic (il avait, à tort, donné
Truman battu à la présidentielle de 1948), « qu'une armée entière de critiques ne saurait
[l]'arrêter ». Même critiqué, Gallup continua donc à faire des affaires, et des émules.
Introduits assez tôt en France, les sondages ont connu un essor considérable à partir des années 70,
grâce aux efforts combinés de grands instituts comme l'IFOP et de quelques politologues
médiatiques liés à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.
Une critique radicale : l'opinion publique n'existe pas
À la fin des années 70, Pierre Bourdieu voulut répondre à cet engouement pour les sondages. Dans
un article devenu célèbre, « L'Opinion publique n'existe pas », il adressa aux sondages une critique
de fond : la pratique sondagière présuppose que tous les individus sondés connaissent
l'existence des problèmes sur lesquels on les sonde, qu'ils en ont une connaissance au moins
approximative, et qu'ils possèdent un avis sur ces questions. Or on sait que, d'un groupe social à
l'autre, ce n'est pas seulement l'opinion sur un sujet qui varie, mais bien l'intérêt pour le sujet, le fait
de le concevoir ou non comme un objet de pensée et de jugement, et en fin de compte l'existence
même d'une opinion. Dans la mesure où ils occultent ces réalités sociologiques, les sondages en
sont réduits à agréger artificiellement des déclarations radicalement hétérogènes, donc à produire
des résultats fondés sur des malentendus et des confusions, et dénués de signification.
L'opinion publique n'est donc pas cette réalité constituée a priori, que les sondages prétendent
recueillir, mais un artefact construit par le fait même de sonder, c'est-à-dire de solliciter, faire
naître et agréger des jugements qui n'existaient pas nécessairement auparavant, et ne sont pas tous
de même nature.
Un sondage est une somme de malentendus
Les sondages présupposent l'homogénéité de tous les points de vue sur la politique. Or on sait au
contraire que la plus grande hétérogénéité règne dans ce domaine : si certains sondés évoluent dans
le même univers cognitif que les sondeurs, ont une relative familiarité avec les problèmes
politiques, et disposent donc de ce que l'on peut appeler une « opinion », d'autres se tiennent à
distance des problèmes politiques, ou en tout cas les appréhendent dans des termes qui ne sont pas
du tout ceux du sondage.
Cette hétérogénéité implique de lourds malentendus.En 1988, par exemple, le journal Le Monde a interrogé ses lecteurs sur 20 mots-clés, très courants,
de la vie politique. Les enquêtés étaient invités à en donner une définition et à dire librement ce que
le mot leur suggérait. Les sondeurs eurent la surprise de constater que les taux de non-réponse
étaient très élevés : pour certains mots, 2, 3 voire 5 enquêtés sur 10 s'avouaient d'emblée incapables
de fournir une définition (42% de non-réponse pour « Etat-Providence » par exemple). Mieux: les
définitions données par les répondants témoignaient de malentendus massifs (moins d'un enquêté
sur trois donnait par exemple au mot « cohabitation » une signification politique).
De même, une enquête proposait récemment aux enquêtés de se prononcer sur la nécessité
d'instaurer un « ticket modérateur » dans le système de Sécurité Sociale (46% de non-réponse). Une
fois la réponse donnée, on demanda aux enquêtés de définir ce qu'était ledit « ticket modérateur »,
ce qui permit de s'apercevoir que beaucoup des enquêtés, qui avaient pourtant répondu sans
hésitation, ignoraient complètement ce qu'était le ticket, pensant généralement qu'il réduisait la
contribution de l'assuré dans le remboursement.
Dernier exemple, tiré d'une étude classique : à la question « Certains disent qu'il faut introduire
plus de libéralisme dans la société française. Y êtes-vous favorable ? », 48% des sondés répondent
par l'affirmative, et seulement 24% par la négative (28% ne se prononçant pas). Une fois éliminées
les sans-réponses - pratique indélicate mais courante - on peut en arriver à la conclusion que plus
des deux tiers des français sont favorables au libéralisme. Mais, en leur posant ensuite la question
« Dites-moi ce que le libéralisme représente pour vous », on constate que l'équivocité règne et que
rares sont les enquêtés qui donnent au mot libéralisme le contenu économique et politique qu'il a
dans l'esprit des sondeurs. Pour beaucoup (30%), le mot « libéralisme » est entendu comme
« liberté », pour d'autres il est retraduit en termes platement éthiques (« se prendre en main »), pour
d'autres encore il est confondu avec d'autres termes. Conclusion du politiste Daniel Gaxie, qui
commente cette enquête : « plus de la moitié des personnes interrogées répondent en réalité à une
autre question que celle qui leur est posée ».
Par naïveté, par bonne volonté ou pour sauver la face, quantités de sondés en viennent donc à
répondre à une question qu'ils ne comprennent pas, ou qu'ils ne s'étaient jamais posée. Dans
ce cas, comment les sondages d'opinion pourraient-ils être autre chose qu'une somme de
malentendus ?
Imprécision et erreurs de diagnosticsA ces défauts congénitaux, il faut ajouter des failles techniques, qui affectent gravement la
précision et la fiabilité des sondages.
Certes, l'imprécision des sondages d'opinion n'est pas chose nouvelle, et on peut à peine énumérer
tous les diagnostics erronés qui ont jalonné la vie politique française depuis 50 ans. Elle est longue,
en effet, la liste des hommes politiques donnés grands vainqueurs par les sondages, et finalement
mis en ballottage ou défaits, et des candidats donnés perdant par les sondages, mais finalement
sacrés par le suffrage universel : De Gaulle mis en difficulté en 1965 alors qu'on lui promettait
une réélection au premier tour ; Poher sûr de prendre l'Élysée et finalement battu par
Pompidou en 69 ; Mitterrand espérant gagner la législative 1978, et restant finalement dans
l'opposition ; Rocard présenté par les sondages comme le seul candidat capable de faire
gagner la gauche en 81 ; Giscard convaincu de faire un second mandat ; Balladur censé
« écraser » Chirac en 1995 ; Lionel Jospin trop sûr d'être au second tour des présidentielles de
2002... Sans oublier les tenants du « Oui » au T.C.E., triomphant 6 mois avant le référendum.
Mais si l'imprécision et l'absence de rigueur des sondages ne datent pas d'hier, celles-ci tendent sans
doute, contrairement aux apparences, à se renforcer, en raison de défauts techniques, de plus en plus
répandus, dans la conception et la réalisation même des sondages.
Des échantillons mal construits
Mathématiquement, la marge d'erreur d'un sondage dépend bien plus de la taille du sondage
(nombre de sondés dans l'échantillon) que du taux de sondage (population effectivement sondée
rapportée à l'ensemble de la population étudiée). En clair, cette marge d'erreur est d'autant plus
faible que l'échantillon est important : un échantillon de 1000 ou 2000 personnes offre une précision
qu'un échantillon de 100 ou 500 personnes ne saurait offrir. Or, compte tenu du coût élevé d'un
sondage de grande ampleur (et de l'exigence de forte rentabilité qui guide les instituts de sondage),
les petits échantillons sont de plus en plus privilégiés. La taille des échantillons standard ne cesse
de se réduire. Le politiste Patrick Lehingue donne les chiffres suivants : « 5000 pour Gallup au
départ, 2000 pour l'IFOP après-guerre, puis 1000 personnes interrogées, voire de nos jours 4 à
800... ». Très rares sont aujourd'hui les enquêtes qui dépassent le seuil de 1000 enquêtés ; « dans
plus d'un cas sur quatre, on se satisfait désormais d'échantillons compris entre 150 et 800
personnes interrogées », avec des marges d'erreurs qui peuvent monter jusqu'à +/- 8,5%.
Certes, ces marges d'erreurs peuvent sembler relativement faibles. Mais en vérité elles rendent
insignifiantes les infimes variations de l'opinion que les médias se plaisent à enregistrer et à
commenter quotidiennement.
Toujours soucieux de réduire les coûts des enquêtes, les instituts de sondage ne se contentent
d'ailleurs pas de réduire la taille des échantillons. Ils pratiquent également de plus en plus les
sondages omnibus, c'est-à-dire des enquêtes où des questionnaires très différents (des questions
d'opinion politique et des tests marketing par exemple), émanant de commanditaires différents, sont
agrégés et administrés en même temps aux enquêtés. Un mélange des genres qui, en limitant la
concentration et le sérieux de l'enquêté, ne peut que nuire à la qualité du sondage.
A la recherche du moindre coût, les instituts de sondage vont même plus loin : de plus en plus, ils
pratiquent les sondages sur internet, sondages dénués de toute rigueur, puisque ne faisant
intervenir que de petits contingents de volontaires (à qui l'on promet souvent une récompense,
appareil photo ou bon d'achat) sans travail sérieux d'échantillonnage, sans contrôle de leurs
caractéristiques sociologiques. Ces « sondages » réalisés à peu de frais sont souvent offerts aux
médias, et se retrouvent régulièrement reproduits dans la presse, sans aucune mise en garde.
Une représentativité toujours incertaine
Plutôt que des échantillons aléatoires, les instituts de sondages utilisent généralement des
échantillons par quotas, c'est-à-dire composés de manière à reproduire en miniature la société
française (ou toute autre population étudiée), en intégrant, avec un dosage étudié, des représentants
des différentes grandes catégories sociales. Mais le nombre de critères retenus par les instituts reste
limité : par commodité, on se contente en général de cinq ou six variables (sexe, âge, activité
professionnelle, région de résidence...). On fait donc l'impasse sur d'autres critères
d'identification sociale, pourtant importants (le niveau d'études, la qualité de propriétaire ou de
locataire, le degré de stabilité ou de précarité de l'emploi...etc.) dont la prise en compte permettrait
seule une approche fine des opinions.
Approximative dès le départ, la représentativité de l'échantillon est encore affaiblie au cours de
l'enquête par les refus de répondre. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux, au point que les
sondeurs s'inquiètent (et tentent de plus en plus souvent d'amadouer les sondés en leur proposant
une rétribution). Les instituts de sondage ne communiquent pas les taux de réponse bruts. On
est donc contraint d'estimer le nombre d'appels nécessaire pour obtenir les N réponses nécessaires à
la réalisation d'un sondage. Des études sérieuses suggèrent que ce nombre s'établit entre N X 4 et N
X 20.
Ce qui signifie qu'en moyenne, on obtient entre une réponse pour 4 personnes sollicitées, et une
réponse pour 20 personnes sollicitées. Les instituts de sondage font souvent le choix de traiter les
données obtenues comme si le refus de répondre était un fait strictement aléatoire, et comme si la
personne acceptant de répondre était représentative des 3 à 19 autres. Choix contestable : de
manière générale, on sait que la répartition des refus de répondre n'est pas aléatoire ; les
populations les plus diplômées, les mieux intégrées, sont dans l'ensemble plus enclines à répondre
aux enquêtes d'opinion ; les moins diplômées, les moins intégrées, auront au contraire tendance à ne
pas répondre. Ignorer ce fait, comme le font les instituts de sondages (qui, en règle générale, ne
retiennent pas le capital scolaire comme critère dans la composition de leurs échantillon), c'est donc
tenir, par exemple, l'opinion des jeunes diplômés et intégrés qui acceptent de répondre pour
représentative de l'opinion de tous les jeunes, y compris de ceux qui, peu ou pas diplômés, dominés
socialement, auront rechigné à répondre. D'où une distorsion quasi-systématique : dans la plupart
des sondages, les classes populaires sont sous-représentées. Comme l'écrit P. Lehingue, si l'on
accepte l'idée courante que les sondages sont une « photo de l'opinion », alors il faut préciser que
systématiquement « le point est fait sur la partie supérieure du corps social ».
Les instituts de sondages ont cru trouver la parade : quand, au sein d'une catégorie (par exemple,
« ouvrier ») les refus de répondre sont trop nombreux, ils s'autorisent des « redressements », en surpondérant
les réponses des groupes sociaux sous-représentés, et en sous-pondérant au contraire les
réponses des catégories surreprésentées. Mais le remède miracle n'en est pas un, car les réponses
sur-pondérées ne sont pas nécessairement (et le plus souvent, ne sont pas) représentatives de la
catégorie (l'ouvrier qui a accepté de répondre n'est pas sociologiquement représentatif des ouvriers
qui ont choisi de ne pas répondre, il dispose de ressources spécifiques et d'une opinion qui lui est
propre).
Les « biais d'interaction » : de l'art d'obtenir et d'orienter les réponses
Présenté comme un échange neutre, comme une pure expérience cognitive où l'enquêteur
s'effacerait et où l'enquêté serait librement confronté à une série de réponses de même valeur, le
sondage est en fait une interaction sociale où les statuts respectifs de l'enquêté et de l'enquêteur, et
la manière de poser la question conditionnent en partie la réponse.
Des études ont par exemple montré qu'une même question, selon la façon dont elle est formulée
(en la faisant précéder ou non d'arguments pro ou contra) entraîne des réponses très
différentes. Par exemple, les réponses à la question « Pensez-vous qu'on doive augmenter les
indemnités chômage ? » ne sont pas du tout les mêmes selon que l'on posera la question sans autre
commentaire, ou qu'on la fera précéder de considérations défavorables (« si les indemnités chômage
sont trop élevées, les chômeurs ne sont pas incités à travailler ») ou favorables (« avec les
indemnités actuelles, il y a trop de familles qui n'arrivent pas à s'en sortir »). La réponse, en ce
sens, est dans la question.
S'il est ainsi possible d'induire une réponse souhaitée, il est encore plus facile d'interdire une
réponse que l'on ne veut pas voir apparaître. Pour preuve, ce sondage IFOP de 2002, qui
prétendait déterminer ce que les Français pensaient de l'autorisation de publier des sondages dans la
semaine précédant une élection. Trois réponses étaient offertes. Les enquêtés pouvaient se déclarer
1° favorables à l'autorisation pour la semaine précédent l'élection, jusqu'au vendredi (32%) 2°
favorables à l'autorisation pour toute la semaine, y compris le week-end du vote (29%) 3°
favorables au retour à la situation antérieure, c'est-à-dire l'interdiction de toute publication (37%).
Cela permettait au sondeur de conclure hardiment que 2 français sur 3 étaient favorables à
l'autorisation. Comme le fait remarquer P. Lehingue, « l'effet de symétrie aurait voulu qu'on
présente, en élargissant l'univers du dicible (donc du pensable), une quatrième option, moins
agréable pour les entreprises intéressées. Par exemple que les sondages d'opinion ne soient
autorisés que pendant les trois ou quatre dernières semaines de campagne, quand l'offre est
connue, les enjeux décantés ». Étrangement, cette réponse, peu conforme aux intérêts des instituts
de sondages, n'était pas proposée aux enquêtés...
De même qu'ils ont la possibilité d'orienter la réponse, les enquêteurs ont l'obligation de limiter au
maximum le taux de non-réponses (car celles-ci sont coûteuses). Les questionnaires comportant
trop de non-réponses peuvent même ne pas être payés à l'employé qui réalise les appels. La
consigne, dans ce cas, est de relancer l'enquêté jusqu'à ce que celui-ci adopte une « opinion » -
alors même que celle-ci n'a pas forcément de signification pour lui. Les instituts favorisent en outre
les questionnaires fermés, préformatés, qui offrent à l'enquêté sans opinion la possibilité de s'en
faire une à peu de frais, en reprenant une des réponses proposées. Une manière, encore, de
construire artificiellement une « opinion publique » qui n'existe pas.
Et pourtant, ils sondent...
Toutes ces critiques de fond et de méthode, formulées depuis longtemps, devraient avoir ébranlé
l'autorité des sondages et ralenti l'activité des sondeurs. Pourtant, il n'en est rien : la sondomanie
semble n'avoir aucune limite.
C'est que le marché des sondages est un marché juteux, dont profitent en premier lieu les instituts
de sondage, mais aussi un grand nombre de journalistes et de « politologues », « spécialistes » de
l'opinion publique, qui trouvent là l'occasion d'apparaître régulièrement dans les grands médias et,
le cas échéant, d'arrondir leurs fins de mois.
Le sondage, un produit commercial avant tout
Le marché des sondages reste un continent obscur : les chercheurs qui ont voulu approfondir la
question avouent s'y être cassé les dents. C'est que les instituts de sondages, qui ne cessent de faire
parler l'opinion publique, n'aiment pas trop que le grand public parle d'eux. Notons quand même,
pour donner un ordre d'idée, que l'IFOP affiche un chiffre d'affaires consolidé de plus de 35
millions d'euros ; tandis qu'IPSOS, plus grand institut français, côté en bourse depuis 1999, annonce
101 millions d'euros pour 2009.
Brassant des sommes considérables, les patrons d'instituts ne perdent jamais de vue que la visée
ultime de leur activité est de nature commerciale et non scientifique. Pierre Weill, PDG de
Sofres France et directeur général de Taylor Nelson Sofres (ITNS), réclamait d'ailleurs que l'on
rebaptise les instituts « sociétés de sondage », au motif que « le terme institut est devenu obsolète
pour caractériser [ce] métier. Le terme institut en rappelle les origines, avec un côté universitaire
et sociologique, alors que la réalité actuelle est celle des entreprises et du business ».
Au demeurant, les sondages d'opinion, largement publiés, ne sont pour la plupart des instituts de
sondage qu'un produit secondaire. En effet, ceux-ci ne représentent qu'une part très minoritaire des
activités et des ressources des sondeurs (généralement entre 2 et 20%), et sont généralement
envisagés comme un « produit d'appel », un objet promotionnel, qui doit faire connaître l'institut et
attirer les clients vers d'autres activités plus importantes, comme les études marketing. Pierre Weill,
encore lui, reconnaissait ainsi : « les sondages politiques sont pour nous une activité marginale » ;
et Roland Sadoun, ancien PDG d'IFOP, de compléter : « les études de marché ont toujours été le
moteur de l'affaire, et contrairement aux études d'opinion, elles n'ont jamais suscité la moindre
protestation, ni la moindre critique de fond ».
Science, affaires et politique : le mélange des genres
Les patrons d'instituts de sondage ne sont pas les seuls bénéficiaires de la sondomanie
contemporaine. Le petit monde des « politologues » profite lui aussi de la vogue sondagière. Ils
sont certes peu nombreux à avoir le droit d'interpréter, sur les plateaux de télévision et dans la
presse, les mouvements de l'opinion. Une dizaine de commentateurs consacrés suffisent à satisfaire
la demande médiatique, et le téléspectateur doit assister, résigné, au défilé des mêmes
« spécialistes » chaque fois qu'il est question de l'opinion publique.
Alain Garrigou, professeur à Naterre, avait ainsi relevé qu'au cours de l'année 2008, le
« politologue » Dominique Reynié avait été invité pas moins de 19 fois dans l'émission de débats C
dans l'air, tandis que ses collègues Roland Cayrol et Pascal Perrineau avaient respectivement eut
droit à 14 et 9 apparitions sur le même plateau et dans la même période. Avec une poignée d'autres
(Pierre Giacometti, Jérôme Jaffré, Brice Teinturer, Jérôme Fourquet, Stéphane Rozès...), ces
experts tous-terrains semblent bien être les seuls commentateurs légitimes de l' « état de
l'opinion ».
Généralement issus de Sciences Po, souvent associés au (très contesté) Centre d'Étude de la Vie
Politique Française (CEVIPOF), ils sont habituellement présentés comme « politologues » ou
« chercheurs », bénéficiant ainsi de la présomption de compétence et d'impartialité attachée à la
qualité d'universitaire. Des scientifiques, ces « politologues » ? Pas sûr. D'abord, leur contribution
proprement scientifique est souvent peu développée. Elle n’est pas notée dans le monde
universitaire.
Ensuite, n'oublions pas que plusieurs d'entre eux sont des hommes d'affaires au moins autant
que des universitaires : Roland Cayrol, habitué des plateaux télé, a longtemps été le directeur de
l'institut CSA, avant de céder ses parts en 2008 ; Pierre Weill, qui fut de toutes les soirées
électorales, était à la tête de TNS Sofres, et siège aujourd'hui au CA d'Air France ; Pierre
Giacometti, invité régulier de certaines chaînes, dirigea Ipsos France jusqu'en 2008, et gère
aujourd'hui un important cabinet de conseil en communication ; Stéphane Rozès, longtemps
directeur général de CSA, dirige maintenant sa propre société de conseil CAP... Si tous ont fait
preuve d'une évidente compétence commerciale, leur qualité scientifique est moins établie.
Leur impartialité peut être tranquillement mise en doute. Quand un journal publie une enquête
d'opinion réalisée par IPSOS, pourquoi ne précise-t-il pas que cet institut fameux est détenu à 75%
par Laurence Parisot, présidente du MEDEF ?
Quand un journaliste cite un sondage de l'institut CSA, pourquoi ne rappelle-t-il pas que CSA est
détenu à 100% par Vincent Bolloré, milliardaire dont l'amitié avec Nicolas Sarkozy est bien
connue ?
Quand une émission invite Dominique Reynié, pourquoi se contente-t-on de mentionner sa qualité
de « politologue » ou de « professeur à Sciences Po » ? Pourquoi n'indique-t-on pas qu'il est aussi
directeur général de la Fondation pour l'Innovation Politique, le think tank de l'UMP, dont les
instances (conseil scientifique et conseil de surveillance) accueillent des gens aussi apolitiques que
Nicolas Bazire (ancien directeur de cabinet d'Edouard Balladur et ami intime de Nicolas Sarkozy),
Charles Beigbeder (homme d'affaires, candidat à la présidence du MEDEF en 2005, ennemi
déclaré du Code du Travail), Jérôme Monod (autrefois conseiller politique de Jacques Chirac et
PDG de la Lyonnaise des Eaux), Francis Mer (patron de la sidérurgie devenu ministre de
l'Économie dans le premier gouvernement Raffarin), les essayistes libéraux François Ewald et
Alain-Gérard Slama, ou encore Stéphane Courtois, héraut de l'anticommunisme... À la Fondation
pour l'Innovation Politique, Dominique Reynié retrouve d'autres « politologues » médiatiques,
comme Pascal Perrineau ou Pierre Giacometti. Lequel Pierre Giacometti est par ailleurs un proche
conseiller du président de la République, qui l'a remercié de ses bons et loyaux services en
l'invitant au Fouquet's au soir de sa victoire, avant de lui remettre la Légion d'Honneur en
janvier 2008.
Hommes d'affaires richissimes et/ou intellectuels organiques de la droite : comment s'étonner, dans
ces conditions, que les commentaires des politologues médiatiques trahissent, entre deux
sentences creuses, de forts partis-pris idéologiques ?
Mais gare à qui s'émeut de cette proximité coupable entre le monde des sondages, le monde des
affaires et le pouvoir politique. Il s'attire aussitôt une volée de bois vert, administrée par tel ou tel
maître-sondeur. En avril 2005, sur Europe 1, Roland Cayrol sonnait ainsi la charge contre tous ceux
qui osaient émettre des réserves : « Ce qui me met hors de moi, franchement, c’est le ’"les sondages
nous trompent", c’est le coup de la manip. On vit dans un monde où il faut décidément aller révéler
sans arrêt derrière le véritable chef d’orchestre clandestin. Le Pen nous fait ça sans arrêt,
Bourdieu nous l’a fait en sociologie. On va révéler les vraies forces qui sont derrière les choses... ».
Toute remarque qui viendrait troubler la ritournelle sondagière sera systématiquement assimilée à
« du poujadisme pur et simple ».
Pour faire taire les critiques, on ne se contente d'ailleurs pas d'insultes. Pour avoir osé
souligner, dans la presse, le caractère suspect de certaines commandes de sondages effectuées par
l'Élysée (les sondages étaient commandés à Publifact, une société ad hoc, dirigée par un conseiller
de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, et étaient systématiquement surfacturés), et pour avoir suggéré
que l'Élysée cherchait ainsi à « constituer un trésor de guerre pour payer des sondages durant la
prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du candidat
Sarkozy », Alain Garrigou a été traîné devant les tribunaux par Patrick Buisson, qui lui réclame 100
000 euros de dommages et intérêts (le tribunal de grande instance de Paris l’a débouté le 17 février
2011).
Pourtant, dévoiler les arrières-pensées politiques qui président à la réalisation et la publication des
sondages est une mesure de salubrité publique. Comment croire, en effet, à la neutralité d'un
sondage qui affirme que, contrairement aux idées reçues, une forte majorité de jeunes a « une bonne
opinion des chefs d'entreprise » quand on sait que cette enquête est réalisée par l'IFOP, institut
détenu par Laurence Parisot ?
Comment croire à la neutralité politique de TF1 ou du Figaro quand ils choisissent de relayer les
sondages produits par OpinionWay, institut dirigé par un ancien du cabinet Longuet, et notoirement
lié à l'Élysée ?
Comment croire, encore, à la neutralité politique de ce grand hebdomadaire de centre-gauche qui
distille, semaine après semaine, des sondages démontrant que Dominique Strauss-Kahn est le seul
candidat susceptible de faire gagner la gauche en 2012 (alors même qu'un sondage électoral réalisé
hors campagne, un ou deux ans avant le vote, n'a, de l'avis de tous les spécialistes, aucune valeur
prédictive sérieuse) ?
Dans tous ces cas – et dans bien d'autres – on voit que le sondage, loin d'être un instrument de
mesure neutre, est une arme idéologique redoutable, habilement utilisée par les hommes
politiques, les milieux d'affaires, les faiseurs d'opinion.
La politique à l'ère des sondages
Il n'est cependant pas nécessaire de prêter aux sondeurs ou à leurs commanditaires des intentions
manipulatrices pour constater l'effet néfaste de la sondomanie sur la vie politique contemporaine. A
tous les niveaux, la vie civique se trouve affectée par l'inflation sondagière.
Chez les hommes politiques, la tentation est toujours plus forte de suivre les mouvements supposés
de l'opinion publique, sans souci de cohérence intellectuelle ou de rigueur doctrinale. Là encore, les
États-Unis ont donné l'exemple : c'est en suivant très attentivement les sondages que Bill Clinton se
fit élire président en 1992 ; dépourvu de toute colonne vertébrale idéologique, il put, au cours de sa
campagne, suivre avec une rare souplesse les oscillations de l'opinion, telles qu'elles lui étaient
« révélées » quotidiennement par les polls. Les mêmes pratiques ont cours aujourd'hui en France
chez certains candidats. Au cours de la campagne présidentielle de 2007, un article paru dans
Libération, et intitulé « Nicolas Sarkozy navigue aux sondages » dressait le portrait suivant :
« grand consommateur de sondage, Nicolas Sarkozy est aussi un boulimique d'enquêtes
qualitatives. Depuis la place Beauvau ou le siège de l'UMP, il en commande à tour de bras pour
tester ses idées (discrimination positive, double peine...) ou vérifier l'impact de ses déclarations (le
Kärcher en banlieue, le laxisme des juges...)». Le journaliste ajoutait que le candidat de l'UMP avait
pris l'habitude de faire évaluer en direct ses passages à la télévision par des panels, pour savoir quel
accueil était fait à ses déclarations. La candidate du Parti Socialiste n'était d'ailleurs pas en reste :
« Ségolène Royal regarde ce qui monte dans l'opinion sur un sujet précis, elle attaque la ligne
socialiste, elle se fait attaquer en retour par son camp. Puis elle attend le sondage qui montre
qu'elle a le soutien de l'opinion. Le tout dans un timing soigné. [...] Son équipe n'a pas forcément
les budgets pour commander beaucoup de sondages, mais elle utilise les sondeurs en tant que
consultants. Ils se prêtent à l'exercice, car ils anticipent sur des commandes importantes... ». Cette
boulimie de sondages des hommes politiques ne se limite pas, bien sûr, aux périodes de campagne
électorale. Nicolas Sarkozy reste un grand commanditaire de sondages, au point que la Cour des
Comptes s'en est ému dans son rapport de juillet 2009 sur les dépenses de l'Élysée (130 factures
pour l'année 2008, dont un versement mensuel de 10 000 euros à un cabinet de conseil en
communication). En se banalisant, en offrant apparemment aux hommes politiques la possibilité de
connaître « l'état de l'opinion », donc les positionnements « payants » et les positionnements
« coûteux » à un moment donné, les sondages apparaissent ainsi comme les auxiliaires
modernes d'une pratique vieille comme le monde : la démagogie politique.
Mais les hommes politiques ne sont pas les seuls à être affectés par la multiplication des sondages :
c'est l'ensemble du débat public qui est configuré par les questions des sondeurs, par les chiffres du
jour. Les sondeurs imposent leur problématique, favorisant souvent un traitement trivial des vraies
questions, quand ils ne les escamotent pas purement et simplement. Les sondeurs demandent
rarement aux Français : «Que pensez-vous du fait qu'en trente ans dix points de richesse soient
passés des poches du Travail à celles du Capital ?», ou « Compte tenu des dérives de la finance,
êtes-vous favorables à la nationalisation du secteur bancaire ? ». En revanche, on n'a pas hésité à
leur poser des questions sur l'homme politique le plus sexy, le plus chic, le mieux « looké » (“en ne
tenant compte que du style vestimentaire, à quel homme politique aimeriez-vous que votre
partenaire ressemble ?”), le plus sympathique (« avec lequel de ces hommes politiques aimeriezvous
partir en vacances ? »), ou sur l'opportunité de la réouverture des maisons closes.
Et il a suffi qu'une élue d'extrême-droite fasse une déclaration provocatrice pour qu'aussitôt les
instituts de sondages élaborent une batterie de questions sur la présence problématique des
musulmans en France. Question 1 : Êtes-vous tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas
d’accord ou pas d’accord du tout avec chacune des affirmations suivantes : 1) Il faut rétablir la
peine de mort 2) On ne se sent plus vraiment chez soi en France 3) Il y a trop d’immigrés en France
4) La justice n’est pas assez sévère avec les petits délinquants 5) Il faut donner beaucoup plus de
pouvoir à la police... Question 2 : En matière d’emploi, pensez-vous que l'on doit donner la priorité
à un Français sur un immigré en situation régulière ? Question 3 : Parmi les raisons suivantes,
quelles sont les deux qui, selon vous, expliquent le plus que les musulmans et les personnes
d’origine musulmane sont mal intégrées dans la société française ? Parmi les réponses : 1) Leur
refus de s’intégrer à la société française 2) Les trop fortes différences culturelles 3) Le fait que les
personnes d’origine musulmane soient regroupées dans certains quartiers et certaines écoles 3) Les
difficultés économiques et le manque de travail...etc. En posant ces questions, les sondages donnent
une consistance à un improbable « problème musulman » en France, le font exister dans l'espace
public. En proposant ces réponses, ils accréditent, sans examen critique, une certaine interprétation
du « problème », et présentent comme allant de soi des positions qui sont celles de l'extrême-droite.
Ce qui n'empêchera pas les médias de leur donner un large écho.
Si les sondages ont ainsi pour effet (voire, parfois, pour fonction) de légitimer, l'air de rien,
certaines opinions et d'en disqualifier d'autres, ils agissent de la même manière pour les candidats
qui portent ces idées. Tel candidat aura pour lui, six mois, un an, deux ans avant le vote, la
légitimité du nombre, et occupera toute la scène. Tel autre, disqualifié a priori par les sondages,
devra se battre comme un diable pour gagner les électeurs à sa cause. De ce point de vue, l'effet
prescriptif des sondages est réel ; les spécialistes ont identifié ce qu'ils appellent le bandwagon
effect, un effet de « prime au mieux coté » qui pousse les électeurs indécis à rallier celui qui est
donné vainqueur. Valéry Giscard d'Estaing, par exemple, en aurait profité en 1974 dans son duel
avec Chaban-Delmas : doté d'une courte avance sur son concurrent, il aurait bénéficié à partir de là
du ralliement intéressé des cadres politiques et des électeurs, convaincus qu'il était le mieux placé
pour l'emporter. Si bien que la prédiction des sondages est devenue réalité.
On peut discuter de l'ampleur de cet effet ; mais on ne peut nier la fonction de légitimation ou de
disqualification a priori qu'exercent les sondages.
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En 1913, les législateurs imposèrent l'usage de l'isoloir dans les consultations électorales, pour
matérialiser l'indépendance de l'électeur, arraché aux pressions extérieures, à l'autorité des notables
et des importants, délibérant seul, et jugeant en son âme et conscience. Un siècle plus tard, les
sondages, omniprésents, reviennent sans cesse rappeler à l'électeur qui sont les importants, et à quel
notable il doit donner sa voix.
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