Citation :
la lutte contre la pauvreté, comme toute politique publique, impose des choix. Elles visent à satisfaire beaucoup d'objectifs souhaitables : fournir aux plus pauvres un revenu complémentaire rendant leur vie moins difficile; les réinsérer dans la société, ce qui passe par des incitations au travail et par une modification de l'image que le reste de la société se fait d'eux (une image de citoyens actifs et contribuables, plutôt qu'une image d'assistés perpétuels); la réduction des risques qu'ils subissent; le ciblage des aides vers ceux qui en ont le plus besoin. Tous ces objectifs sont louables, mais inévitablement, entrent en conflit les uns avec les autres. La lutte contre la pauvreté impose dès lors des arbitrages que les actuels débats illustrent. Avant d'aller plus loin, on recommandera au lecteur souhaitant s'informer sur les différents mécanismes d'aller consulter cette page résumée sur le site du Sénat.
Le premier arbitrage est celui de la simplicité contre le ciblage des aides.
Le dispositif le plus simple de lutte contre la pauvreté est un mécanisme d'allocation universelle, une somme forfaitaire versée à chaque citoyen, indépendamment de son niveau de revenu, et soumis à l'impôt sur le revenu progressif (afin que les plus riches reversent de fait l'allocation qu'ils ont touché, mais pas les plus pauvres). L'inconvénient d'un tel mécanisme, c'est son absence complète de ciblage : ce dispositif ne ne répond pas aux différences de besoins individuels, ni aux changements de ces besoins dans le temps.
Mais si le gouvernement veut cibler les besoins individuels, il doit disposer d'informations considérables sur les situations des personnes, à chaque moment de leur vie. Ces informations imposent des coûts administratifs élevés pour leur traitement, qui va générer des problèmes techniques; c'est ce qui se passe actuellement pour la Prime pour l'emploi, calculée sur le revenu imposable d'une année, mais qui est de ce fait touchée un an après une reprise d'activité; ces décalages dans le temps font qu'un grand nombre de ménages reçoivent un trop-perçu de prime, qu'ils doivent ensuite reverser à l'administration fiscale (remboursement qui peut les mettre temporairement dans une situation très difficile). Le caractère intrusif d'un dispositif, et sa complexité administrative, peut même aboutir à dissuader des gens de chercher à en bénéficier, ce qui le rend d'autant moins efficace.
Le second arbitrage est celui des incitations à la reprise d'activité contre la réduction des risques
Les incitations à la reprise d'activité visent à sortir les gens des "trappes à inactivité" : des bénéficiaires d'allocations qui ne travaillent pas et qui ne sont pas incités à quitter leur situation, parce que les revenus nets qu'ils obtiendraient en travaillant sont inférieurs à ceux dont ils bénéficient sans travailler. Cette idée d'incitations aboutit à une conclusion simple : le travail doit payer. C'était l'ambition de la PPE, qui visait à apporter un complément de revenu aux gens les plus pauvres reprenant une activité; les promoteurs du RSA justifient aussi celui-ci en constatant qu'actuellement, un allocataire du RMI perd de l'argent en décidant de travailler, et que cette situation n'est pas souhaitable. Pour adopter le jargon à la mode, il s'agit de passer du «welfare» au «workfare» : faire en sorte que la sortie de la pauvreté passe par le travail, ce qui est sensé favoriser la réinsertion des plus pauvres dans la société, mais aussi modifier leur image vis-à-vis des autres, en montrant que les aides dont ils bénéficient ne sont pas sans contrepartie.
Le problème, c'est que rendre le travail plus rémunérateur a une contrepartie, qui est d'élever le coût de perdre son emploi, ou de n'en pas trouver. Le problème de l'incitation au travail, c'est qu'elle suppose qu'il existe des emplois disponibles, susceptibles d'être occupés par les plus pauvres. Or, le niveau d'emploi à un moment donné dépend, au moins partiellement, de la conjoncture macroéconomique, vis-à-vis de laquelle les plus pauvres ne peuvent rien (personne n'y peut grand-chose d'ailleurs). Que celle-ci soit bonne, et les plus pauvres n'auront pas trop de mal à trouver une activité rémunératrice; que celle-ci se retourne, et les plus pauvres ont des chances d'être les premiers à en subir les conséquences et une perte significative de revenu. Il faut ajouter que même dans une conjoncture favorable, toutes les régions ne sont pas dans la même situation : il est tout à fait possible que des emplois se créent dans une région, et que les pauvres se trouvent dans une autre, ce qui pose problème dans un pays avec une aussi faible mobilité des personnes qu'en France.
Au total, inciter les plus pauvres à travailler en rendant leur travail plus rémunérateur, c'est rendre leurs revenus plus fluctuants, les soumettre à un risque accru.
Les promoteurs des dispositifs de «workfare» négligent souvent cette dimension de risque accru, en considérant que faire entrer les plus pauvres sur le marché du travail constitue un tremplin qui va leur permettre de progressivement se rapprocher de conditions d'emploi stable; l'idée est alors de considérer que l'inactivité rend les pauvres «inemployables» et que les inciter au travail, même peu rémunéré (et compensé par une aide) accroît leur «employabilité». Cela fait référence à une idée très à la mode parmi les économistes au cours des années 80-90, celle d'effet «d'hystérese» : lorsqu'une personne est sans emploi, son employabilité diminue, et il lui sera très difficile de retrouver du travail.
Le problème, c'est que si effectivement on constate qu'être au chômage pendant une année accroît la probabilité d'y être encore l'année suivante, exercer un emploi à bas salaire produit pratiquement le même effet : occuper un emploi mal payé n'accroît l'employabilité d'un individu que de façon très marginale par rapport au chômage. La solution pour réduire son risque de chômage consiste à acquérir des compétences, afin d'élever sa productivité individuelle et de s'élever dans l'échelle des salaires; nous allons voir plus loin que c'est précisément un problème difficile à résoudre par les mécanismes d'aide aux plus pauvres.
Le troisième arbitrage est celui des incitations contre la redistribution
La redistribution implique des aides significatives versées à ceux qui n'ont pas d'emploi; l'incitation à la reprise d'activité implique que les aides versées à ceux qui n'ont pas d'emploi soient faibles. Ici, tout dépend de la conception que l'on se fait de l'origine de la pauvreté; si l'on considère que les pauvres sont des individus responsables de leurs choix, la redistribution n'est pas une priorité. Si l'on considère que ceux-ci sont victimes du destin et de circonstances défavorables, on accordera plus d'importance à la redistribution qu'aux incitations.
Cet arbitrage est aussi à l'origine des problèmes de la Prime pour l'emploi. Conçue à l'origine comme un dispositif incitatif, elle a évolué dans le sens de la redistribution. Au total, elle constitue un complément de revenu pour les bas salaires, sans avoir beaucoup d'effets incitatifs. Mais cet élément redistributif fonctionne assez mal, dans la mesure ou parmi les plus pauvres, elle bénéficie beaucoup aux «moins pauvres». Il faut toutefois nuancer cet effet : environ 500 euros par an en moyenne, reversés à 10 millions de ménages à bas revenu, constituent une aide appréciable.
Le Revenu de solidarité active présente lui une visée incitative, ciblée sur les plus pauvres; il vise donc à corriger les faiblesses de la PPE. Au passage, néanmoins, il fonctionne de façon peu redistributive : en conditionnant la hausse du revenu des pauvres à la reprise d'activité, il ne redistribue pas vers ceux qui, parmi les pauvres, ne peuvent pas travailler.
Le quatrième arbitrage se fait entre la trappe à inactivité et la trappe à pauvreté
Dès lors qu'on accorde des aides ciblées pour lutter contre la pauvreté, celles-ci sont vouées à diminuer au fur et à mesure que le revenu du bénéficiaire s'élève. Cette dégressivité peut se faire très vite (les allocations diminuent drastiquement dès que le revenu du bénéficiaire s'élève) ou moins vite. Dans le premier cas, un petit nombre de personnes (les plus pauvres) bénéficie d'une incitation à travailler, mais cette incitation s'arrête très vite face à une dégressivité des aides très forte, qui fait qu'au final, un éventuel supplément de revenu ne leur apporterait pas grand-chose ; on réduit la trappe à pauvreté, mais pas tellement la trappe à inactivité.
Dans le second cas, un plus grand nombre de personnes subit une dégressivité relativement forte; cela conduit un plus grand nombre de personnes à rester dans des activités à bas revenus; on réduit la trappe à inactivité, mais pas la trappe à pauvreté. Il est pratiquement impossible d'agir sur les deux trappes en même temps. Et c'est le problème que rencontre le RSA : il reviendrait, de fait, à une incitation à exercer des emplois très mal payés sans possibilité d'en sortir, parce que les taux d'imposition subis de fait par les bénéficiaires (du fait de la dégressivité des aides) ne les incitent guère à acquérir les compétences nécessaires pour finalement occuper un emploi pérenne et vraiment sortir de la pauvreté.
C'est d'autant plus un problème qu'un tel dispositif a vocation à être un mécanisme d'assistance, versé par les caisses d'allocations familiales plutôt que par le système fiscal. Au total, alors même que les personnes concernées subissent de fait des taux d'imposition très élevés, elles apparaitraient au regard du reste de la population comme des bénéficiaires d'aides qui échappent au dispositif d'impôt sur le revenu, encourageant l'idée des "profiteurs du système qui vivent d'allocations"; un effet de stigmatisation que présente moins la prime pour l'emploi, qui confère à ses bénéficiaires le statut de contribuables ordinaires (c'est le sens de la critique formulée par Piketty vis-à-vis du RSA).
|