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Les Archives nationales américaines ont rendu publiques les retranscriptions des conversations téléphoniques d'Henry Kissinger. Elles couvrent la période 1969-1974. L'ancien conseiller national pour la sécurité de Richard Nixon refuse de les commenter.
Les informations viennent juste de s'ouvrir sur les terribles méfaits commis par des soldats américains. Le secrétaire à la défense et le conseiller national à la sécurité se demandent s'il n'y a pas un moyen d'empêcher les journaux et les télévisions de montrer les photos des victimes.
"Elles sont assez horribles", dit le secrétaire à la défense, Melvin R. Laird, à propos de ces images en couleur. Des photos d'hommes, de femmes et d'enfants tués dans le massacre de My Lai, dans le Sud-Vietnam. Henry A. Kissinger, conseiller national à la défense, lui répond qu'un des conseillers les plus proches du président Nixon a entendu que "l'armée essaie de confisquer les images. Mais c'est impossible".
Cette conversation téléphonique date de 1969. Mais elle résonne étrangement : comme un écho à la guerre d'Irak et aux tortures de la prison d'Abou Ghraib. Une retranscription de cet entretien a été rendu public par les National Archives mercredi 26 mai. Ce n'est qu'une partie des 20 000 pages que représentent les enregistrements téléphoniques de M. Kissinger. Ces documents couvrent la période allant de 1969 à août 1974, au moment où M. Nixon a démissionné. Avec ces enregistrements, on découvre un conseiller de haut rang qui tente de jongler avec les crises de politique étrangère, pendant que son président est de plus en plus occupé par le scandale du Watergate. On découvre aussi un homme qui, un fois au moins, est trop saoul pour parler avec le premier ministre britannique. On voit aussi M. Kissinger usant de tous ses charmes diplomatiques avec Anatoly Dobrynin, l'ambassadeur russe aux Etats-Unis. On les entend plaisanter à propos de rendez-vous de M. Kissinger avec une ancienne playmate de Playboy. Puis, une minute plus tard, il est question du Proche-Orient ou des traités de désarmement
Un autre épisode qui date d'octobre 1973 implique Richard Nixon lui-même, trop alcoolisé pour être opérationnel.
Ces transcriptions ont été rendues publiques malgré les objections d'Henry Kissinger, qui a fait savoir qu'il n'avait pas vu les bandes mises au jour et qu'il ne ferait pas de commentaire.
"C'est assez agréable d'avoir ce genre de détail juteux, particulièrement au moment où les événements nous donnent une impression de déjà vu", déclare Stanley Karnow, ancien correspondant pendant la guerre d'Indochine et auteur de Vietnam : une histoire.
D'autres retranscriptions relatent des événements majeurs de la guerre froide, comme l'ouverture de la Chine. M. Kissinger parle ainsi avec des personnalités influentes comme David Rockfeller, président de la Chase Manhattan Bank, et Jack Valenti, président de la Motion Picture Association of America, qui voulait un peu d'aide pour obtenir les premiers visas pour Pékin.
Mais les guerres sont les sujets les plus réguliers. Dans leur conversation du 21 novembre 1969, à propos du massacre de My Lai, Melvin R. Laird déclare à Henry Kissinger que les photos l'ont empêché de le "cacher sous le tapis". "Il y a tellement de gamins couchés là
Ces images sont authentiques", ajoute-t-il.
Les transcriptions téléphoniques montrent aussi combien Nixon était bloqué par la guerre du Vietnam, et ses échecs à retirer du pays les troupes américaines en élargissant le conflit au Cambodge. Le 9 décembre 1970 a été un jour particulier de crise. Le jour d'une série de bombardements sur des cibles cambodgiennes. Bombardements "médiocres", selon M. Nixon. "Non seulement nos troupes ne sont pas imaginatives, mais elles ne savent faire qu'une chose : bombarder sans arrêt la jungle, s'énerve le président. Elles doivent y aller ! Elle doivent s'enfoncer dans la jungle !" M. Kissinger prévient alors : "L'US Air Force est formée à se battre en l'air contre l'URSS. Elle n'est pas formée pour cette guerre." Mais le président persiste et suggère que les bombardements soient dissimulés sous forme d'un pont aérien apportant des ravitaillements.
"TOUT CE QUI VOLE FONCE SUR TOUT CE QUI BOUGE"
"Je veux qu'ils tirent dans tous les sens", affirme-t-il. "Je veux qu'ils y aillent avec de gros avions, des petits avions, tout ce qu'ils peuvent
" Il continue : "Il y a une possibilité de gagner cette satanée guerre, et c'est ce que nous allons faire, parce qu'on ne fera rien autour d'une table de négociations". Et M. Kissinger relaie immédiatement les ordres : "Bombardements massifs sur le Cambodge. Tout ce qui vole fonce sur tout ce qui bouge."
M. Dobrynin, l'ambassadeur soviétique, ne faisait pas partie des responsables étrangers qui avaient les relations les plus compliquées avec Henry Kissinger. Au début, les deux hommes restaient distants l'un avec l'autre, se demandant si leur collaboration permettrait aux deux superpuissances d'éviter la guerre, de coopérer dans le sens du désarmement et de désamorcer les tensions au Proche-Orient. Puis ils se sont rapidement appelés par leur prénom (Henry et Anatoly), comme s'il étaient de vieux amis. Un après-midi, M. Dobrynin parle de sa dernière petite amie à M. Kissinger. "Je pense que j'ai sa photo", dit le diplomate russe. "Je crois qu'elle a déjà figuré sur un calendrier Playboy". "Ooohhh, tu es un vieux coquin", lui répond M. Kissinger.
Lors des négociations de paix avec Hanoï, c'est l'ambassadeur soviétique qui a apporté à Henry Kissinger les propositions des communistes vietnamiens, à qui l'on remettra le prix Nobel de la paix pour le traité qui met fin à la l'implication américaine dans la guerre.
Traduit du New York Times par Thomas Baumgartner
http://www.lemonde.fr/web/article/ [...] 523,0.html
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