Citation :
Mais la pensée peut-elle avoir une signification unique ?
Le langage n'altère-t'il pas forcément la pensée, puisqu'il sert à la formaliser pour pouvoir l'exprimer selon une base commune et reconnue ?
Le sens de la pensée existe-t'il tant qu'on ne précise pas par le langage ?
Aïe ma tête...
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Je ne vois pas la différence avec ce que j'ai dit moi-même ! En dépit du souci bien légitime de rendre possible la communication de la philosophie, nous ne pouvons nous en tenir à un idéal de l'expression dans la langue vernaculaire parce que cette langue n'est pas neutre, mais véhicule des valeurs, des préjugés, des jugements de valeurs, que le philosophe, s'il veut vraiment devenir l'auteur de sa pensée, ne peut pas ignorer, pas plus qu'il ne peut éviter un travail consistant à les mettre à distance. En ce sens, il n'y a pas contradiction entre technicité de la langue philosophique (rendant nécessaire une éducation appropriée) et clarté de la pensée : la pensée philosophique travaille dans le langage vernaculaire qu'elle modifie et dont elle corrige les préjugés. Philosopher, c'est s'approprier le langage dans un mouvement qui est intérieur au langage : le développement même de la pensée philosophique conduit à une propriété du langage qui est d'assumer son décalage avec la langue commune.
Citation :
C'est pour ça que la vérité se découvre, et non pas s'invente ou se créé.
Mais pour un même point de départ, un organisme peut croître de façons très différentes, tout nouveau développement pouvant masquer une alternative, et inhiber son exploration.
Peut-être que la philosophie trop bien formée ne sait même plus voir des concepts primitifs ?
Peut-être qu'il existe des modes de pensée radicalement différents de l'humain ?
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Pour permettre une meilleure compréhension de ce qui est en jeu ici, je vais faire un parallèle avec la notion d'ordre. Toute la question est de savoir si l'ordre est une notion statique qui marque qu'une diversité a été organisé rendant nécessaire de réduire la nouveauté, d'en rendre raison dans les cadres qui ont déjà été fixés et ne peuvent être modifiés, ou bien s'il s'agit d'une notion dynamique qui ouvre sur un avenir (de la pensée, de la vie tout court, de la vie sociale, etc...) respectant la vraie nouveauté , ce qui n'a jamais été vu ni connu ?
L'ordre est d'abord un principe méthodologique : il ne signale pas seulement la présence du raisonnement, mais aussi une connexion entre nos différentes idées. L'ordre est la clef même de la possibilité de notre compréhension du monde et des autres, et au fond de nous-mêmes. Nos pensées se développent dans le temps (dans une temporalité à laquelle elles auraient pu, selon une longue tradition, prétendre échapper pour se développer dans l'intemporalité de la vérité que l'homme veut éternelle) et suivent donc un ordre. Nous ne constatons pas l'ordre de façon passive, nous le construisons comme nous construisons un édifice qui a ses lois : l'ordre est condition de notre progrès et de notre réussite.
En ce sens, il n'y a pas de désordre mais simplement un ordre dont on ignore la rationalité. Parler de désordre revient seulement à dévoiler que nous avions une attente et que cette attente a été déçue. Tout est ordre et la seule question que pose ce concept est celle du critère qui a présidé à son organisation. C'est sous cet angle qu'il faut, par exemple, se poser la question de la classification telles que les ont mises au point Linné, puis Jussieu, ou bien encore Mendeleïv, dans sa classification périodique des éléments. Les problèmes de Jussieu ont été résolus quand il est parvenu à mettre en place que tous les végétaux étaient a-, mono-, ou dy- cotylédones et que ce critère était prépondérant parce que la fonction qui l'emporte sur toutes les autres est celle de la reproduction. Dès lors, il lui devenait possible de mettre en oeuvre une classification qui rendait compte de ce que l'on connaissait déjà mais également, et c'est là l'aspect le plus fascinant de cette notion d'ordre, de tous les végétaux que l'on ne connaissait pas encore. Le critère de l'ordre (" l'index " ) nous rend le visible, lisible. Dès lors il n'est plus possible de dire que l'ordre ne fait qu'organiser ce qui existe déjà. A la limite, il est capable de mettre en ordre et de rendre compte de ce que nous ne connaissons pas encore, de ce que nous n'avons pas encore pu expérimenter. Car nous comprenons que ce qui est déterminant dans l'ordre n'est pas tant le tableau final que nous obtiendrons que le principe qui dynamise toute cette organisation et la rend possible.
Mais alors quelle est la place de la nouveauté ? Car si l'ordre a une telle valeur dynamique qu'il englobe même ce qu'il n'a pas prévu mais qui rentrera à coup sûr sous le critère qu'il a mis en place, nous comprenons à la limite qu'il n'y a pas de place pour la nouveauté. Toute nouveauté pourrait être réduite dans la mesure où elle est tout de même compréhensible en fonction de termes qui ont déjà été posés. Faut-il alors comprendre qu'il n'y a pas de nouveauté radicale, ou bien que la seule nouveauté véritable relève de la révolution ce qui met à bas un ordre devenu caduc ? Car si l'ordre est cette puissance dynamique, alors rien de nouveau ne peut advenir. Pour que le nouveau advienne, il faut un changement, radical, c'est-à-dire une révolution puisque le critère même qui préside à l'ordre doit être changé.
Pour sortir de la difficulté nous devons assumer une pensée cosmologique. L'ordre qui est vraiment parvenu à se mettre en place, dont le critère a connu une véritable réussite n'est plus seulement un ordre mais propose une cosmologie, dans laquelle tout a une place unique et dans laquelle chaque place est occupée par ce qui doit d'y manifester. La pensée philosophique est systématique ou elle n'est pas : c'est ce qui fait qu'une goutte de vin qui se perd dans l'océan l'alcoolise un peu, tout comme une seule proposition fausse dans une conjonction, aussi longue soit-elle, lui transmet sa fausseté, tout comme la malignité de notre intention modifie toute la signification de notre action. Ce monde ainsi ordonné obéit à des lois qui sont valables quel que soit l'angle sous lequel on le regarde. C'est ce qui fait la cohérence de notre monde, le fait qu'il soit compréhensible mais aussi possible à ordonner pour nous.
Et nous pouvons alors repenser la notion de désordre et lui donner une positivité. Celle-ci se trouve dans la notion de clinamen telle que les épicuriens l'avaient mise en oeuvre, cette petite déclivité qui fait que, dans le cours du monde, tout n'est pas prévisible, tout n'a pas déjà été écrit. Le clinamen est ce qui permet de comprendre que dans le monde tout n'a pas déjà été dit mais qu'il reste une place pour une petite déviation par rapport à un ordre établi. Dès lors, dans un ordre aussi dynamique et face à ses tentations universalistes, il faut comprendre que ce qui peut faire advenir la nouveauté, en dehors de la révolution pure et simple, est cette petite marge que l'ordre nous laisse et dont nous pouvons, ou dont nous devons profiter, pour ne pas instaurer dans le monde cet état statique qui est au fond lui-même une perversion de l'ordre.
Message édité par l'Antichrist le 02-02-2003 à 09:57:13