Blondes have more fun
Pendant que les champs brûlent
J’attends que les larmes viennent
Et quand la plaine ondule
Que jamais rien ne m’atteigne
«Les hommes préfèrent les blondes», c’était brodé en rose pailleté et en travers de mon T-shirt noir. Un beau T-shirt de rendez-vous. Il y en avait d’autres, tous très avantageux, dans la boutique où je l’avais déniché, rue de Lancry. «Les brunes comptent pas pour des prunes», orange sur fond chocolat, par exemple, ç’aurait été pas mal.
Après tout, je pouvais bien porter ce que je voulais.
C’était pas comme si j’avais des cheveux, non plus.
Ni des sourcils, à la réflexion. Encore que, en collant mon nez contre le miroir de la salle de bains, je pouvais les compter. Compter mes sourcils. Poil par poil. Vous vous dites, en voilà une activité maniaque. Dépressive, peut-être. Mais moi, chaque matin, une fois que j’avais eu terminé de ne pas me reconnaître, je guettais les petits signes d’encouragement. Je félicitais la résistance. Les rebelles à l’intoxication cellulaire menée à grands coups d’extraits d’if.
Il y a longtemps, en Grèce, on croyait que s’endormir sous cet arbre voué à Hécate, déesse de l’ombre, était mortel – alors que sous un romarin, on ne risque absolument rien. Les Gaulois, qui, sans être féroces, n’étaient pas exactement des pommadins en chemisette, prenaient soin de faire macérer les pointes de leurs flèches dans sa sève.
Toxique. Cytotoxique.
On perd ses tifs au château d’If ; on y apprend d’autres mots : chimio + chimio = la tête à Cytotoxico.
Enfin j’étais là, avec ma boule à zéro, sans un vêtement devant le lavabo. Je ne dirai pas «à poil», parce que sur ma peau tout entière régnait le plus grand dépouillement. On ne pense pas assez à ces méthodes radicales, dans les instituts de beauté parisiens. De longs mois de tranquillité, jusqu’au bout des orteils. Une sorte de costume d’enfant sur un grand corps adulte. Plus rien, nulle part, pour cacher les morsures, l’outrage.
Je pensais, debout dans la baignoire, les yeux fermés sous la mousse, à la Naissance de Vénus de Boticelli. C’était devenu ma position favorite, de me tenir la main droite posée bien à plat de l’autre côté de mon cœur. En espérant toujours, en sourdine, qu’une âme miséricordieuse, un ange empressé et philanthrope, vienne jeter sur mon épaule blessée un cache-poussière de soie corail – pour dissimuler ce sein que personne ne saurait plus voir. Heureusement pour les amateurs de belles choses, les peintres sont des gens raisonnables, voire matérialistes : ils connaissent l’importance du détail et ne sont pas du genre à percher des déesses chauves sur le bord de vastes coquillages ouvragés.
Pendant de longues années, j’avais promené avec nonchalance mon grand train de princesse en jouant des cils, adoptant, de talons aiguilles en bottes lacées de parachutiste, la démarche souple et langoureuse qui convient aux créatures inestimables du dedans.
Et maintenant, à bien y réfléchir, ma séduction étourdissante, là, avec mes doigts de pied douloureux, que j’aurais volontiers planqués dans des espadrilles rayées s’il ne m’était pas resté un semblant de dignité, et mon corps de modèle grandeur nature pour Francis Bacon, ma séduction, je pressentais qu’elle allait marcher beaucoup moins bien. Forcément.
Si je cherchais un peu, je trouvais, ici et là, des récits. J’avais peur. Je lisais des mots d’épouvante.
Je lisais : «J’ai enlevé le miroir de la salle de bains» ; «J’éteins toujours la lumière avant de me déshabiller» ; «Je n’ose pas sortir dans la rue» ; «Je vais faire peur à mes enfants.»
«Mon mari est parti.»
Je lisais, la gorge étranglée : «Excepté le personnel médical, personne ne m’a vue nue, personne ne m’a touchée depuis des mois.»
Brutalement, dans ma salle de bains, je pleurais aussi. Je le regrettais aussitôt. Pleurer, quand on n’a plus de cils, c’est à peu près aussi intéressant que mettre le doigt sous le jet du robinet. Ça fait des saletés à un point qu’on imagine difficilement quand on a l’œil convenablement velu.
Si je n’avais pas, depuis un bon moment – depuis, peut-être, mon premier rendez-vous avec l’homme de l’art, le spécialiste de la résection, le Freddy Krueger de la cellule hystérique – perfectionné à toute allure mon sens aigu du ridicule (« Allez, camarade, choisis ton camp : que préfères-tu ? Mourir de honte ou d’un cancer ? »), moi aussi, peut-être, je vivrais comme une taupe accidentée. En prison.
Alors que j’étais bien plus forte, moi, ah la la, mais oui. Je fanfaronnais. Je jouais à la dame un peu souffrante. Je faisais des blagues. Et puis je me posais de vraies questions.
– Une tumeur maligne peut-elle obtenir le Nobel de philosophie ou reste-t-elle à tout jamais une intrigante bécasse nuisible ?
– Est-ce qu'on capte mieux la modulation de fréquence quand on est traitée par radiothérapie ?
– Est-ce qu'une scintigraphie, c'est un peu comme l'arbre de Noël de l'Elysée, ou rien à voir ?
– La cuisine est-elle indienne à la cantine de l'institut Curie ?
– Est-ce qu'on peut écrire des alexandrins qui riment avec carcinome ?
(Je n’ai pas trouvé, mais ça m'a occupée un moment – alors qu'avec nodule, pas de problème.)
Ma question préférée demeurait : «Tu meurs, ma ligne, est-ce que ça veut dire que je vais enfin maigrir ?»
Eh bien, en fait, non. Pourtant, ce n’est pas comme si on n’avait pas brutalement jeté à l’incinérateur une des pièces maîtresses de mon puzzle amoureux, mais il faut croire que ça ne pèse pas bien lourd, le remords.
Mais quand même, je boitais du nichon.
Je vérifiais du coin de l’œil, régulièrement, l’alignement postiche de cette grandeur d’âme que je ne me résignais pas à planquer sous des tuniques floues. Je vernissais mes orteils, mes doigts de laque sombre, avec soin, deux couches, comme indiqué par les infirmières.
Sinon, ils tombent, les ongles, vous savez.
Je trouvais que j’avais perdu assez de trucs comme ça.
Je redoutais la claustration. Je sortais. Je prenais l’autobus 75. Je me passais, soigneusement, du rouge carmin sur les lèvres, et c’était parfait avec ce teint de porcelaine – de jade, même – que j’arborais en plein mois d’août. L’épaule droite un peu en avant dans une veste que la chaleur ne justifiait nullement, j’essayais d’avoir l’air anodin. Je faisais comme avant, du temps de la concurrence libre et non faussée : je guignais les femmes dans le bus, en souriant à part moi quand je les trouvais jolies, quand elles dévoilaient leurs jambes bronzées, quand elles relevaient leurs cheveux sur la nuque, quand elles déboutonnaient le haut de leur robe d’été.
Et n’allez pas croire que j’étais jalouse, non plus. Ça ne sert à rien qu’à s’asphyxier un peu plus vite. Simplement ça me mordait le cœur, brièvement. On prend vite l’habitude que les seins aillent par deux. Et puis c’est un peu vain, ce geste instinctif de redresser la tête fièrement en renvoyant ses cheveux en arrière, comme elles le font dans les publicités dorées où le vent souffle mais ne décoiffe jamais.
Quand on ne porte rien d’autre qu’un foulard rose vif avec des têtes de mort sur le crâne, je veux dire.
Mais les pirates en ont vu d’autres. J’étais farouche à l’abordage, toujours, et fière. D’être vivante, même ce matin-là où, après trois jours de fourmillements d’agonie, j’avais vu tomber, sur mon clavier, sur mes doigts qui s’affairaient pour nier l’évidence, cette soyeuse brume blonde de cheveux défunts, comme un épicéa après l’épiphanie.
Prenez un mouchoir. Ce n’est rien, vous savez, tout le monde pleure quand je dis : «Oui, vous allez perdre vos cheveux.»
Ce qu’il y a de rigolo, avec cette aventure follement cellulaire, c’est l’élévation du corps médical au grade supérieur de Pythie. Non, parce que, d’habitude, ils vous disent : «Evidemment, si vous marchez pieds nus sur le carrelage, vous allez vous enrhumer, ma pauvre», ou : «Alors, là, je vous préviens, votre petit régime pommes duchesse, tournedos, aligot et baba au rhum, ça va vous boucher les artères et vous viendrez pas pleurer après que vous avez attrapé du capiton, en plus» ou encore : «Si vous tenez à vos poumons, vous feriez bien d’arrêter de fumer tout de suite, ce n’est pas très sérieux» et autres plaisanteries du même calibre de malheur, et nous, nous hochons la tête avec componction en nous promettant bien d’y songer un jour ou l’autre, plus tard, mais, en attendant, montre-les-moi, pauvre type pessimiste, mon artère racornie, mon poumon calfaté, ma narine ruisselante, hein, tu fais moins le malin, il n’y a rien, rien de rien, tu as vu comme l’avenir est lointain ?
Alors que là, chez les amis de Mme Curie, ils sont vraiment forts, je dois le reconnaître.
Quand ils annoncent : «Ça va tomber dans trois semaines», eh bien, vingt et un jours plus tard, pilepoil, toutes vos douilles se font la malle en embarquant les enfants au passage. Comme le joueur de flûte. Ne restent plus que les berges, désertes. Nues.
Quand ils affirment : «Vos globules rouges seront au nadir à J+7», une semaine après la perfusion, non seulement vous avez encore appris un nouveau mot, mais encore vous vous demandez si vous allez appeler la voisine au secours pour qu’elle vienne vous aider à couper cette tartine, là, parce que le couteau est beaucoup trop lourd et puis de toute façon votre bras va certainement tomber sans compter que, oui, voilà, allez vous asseoir deux minutes, ça va passer.
Quand ils vous mettent en garde contre les puissantes forces émétiques de l’Epirubicine, la tornade rouge qui vient jouer des coudes furieux dans votre ADN, rien à voir avec des blagues d’anorexique, non : vous voilà déambulant gauchement, incertaine, inquiète, promenant une sensationnelle gueule de bois sans le moindre fondement, la joue brûlante et le nez prêt à mordre à la moindre émanation venue de la cuisine.
Ils sont vachement forts. Même s’ils ne disent pas tout. En même temps, je les connais un peu, maintenant : ils sont sobres, ils sont intimidés, peut-être, ils ne veulent pas nous faire de peine. Nous alarmer pour des broutilles. Ils sont tellement sérieux. Je ne sais pas si j’aurais préféré entendre : «Alors, vous allez avoir l’impression de mâcher de vieux clous gras avec de la Contrex croupie toute la journée et la nuit aussi, chère madame.»
Dieu merci, je ne suis pas médecin : imaginez qu’on me laisse rédiger les notices du Vidal, plus personne ne voudrait gober le moindre cacheton. Enfin je le leur ai signalé, des fois qu’ils voudraient prévenir les autres.
Et moi, désemparée, j’appelais au secours, je cherchais des antidotes. Chewing-gums à la cannelle rapportés avec délicatesse des Etats-Unis, piments libanais farcis au fromage de brebis, saint-amour… J’aurais avalé des couleuvres mexicaines si on m’avait dit que ça pourrait me rependre la langue dans le bon sens.
Oh, il y a des consolations. Il est arrivé qu’une infirmière espagnole ravissante, brune et pétillante comme un fantasme immaculé de livre de poche polisson, se couche en travers de ma poitrine (j’ai même eu le temps de les compter, un, deux, putain) en passant par la droite pour venir me dépiquer à gauche et qu’elle s’écrie tout à coup, sans lâcher son aiguille de Huber : «Vous avez vraiment des yeux magnifiques!»
Il m’allait bien, ce T-shirt. Et c’était tant mieux parce qu’aujourd’hui c’était mon dernier jour dans le bunker. Sous mon foulard, je sentais bien que ça picotait, que l’ombre blonde ne demandait qu’un peu de soleil et de calme pour grandir.
J’ai respiré fort en descendant de l’autobus, je suis allée chercher mon café crème de tous les jours depuis cinq semaines à la cafétéria. Je m’attardais dans le hall vitré, dans la lumière, en tournant rêveusement un sucre imaginaire. La dernière séance. J’y vais ? Je n’y vais pas ? Avec le dos de la cuiller, je dessinais des huit dans la mousse laiteuse, tout doucement. Je me brûlais les doigts. Je brûlais beaucoup.
Ascenseur, niveau –1. Dans le couloir, avant les portes battantes, ils ont abandonné tout espoir de civilisation. Le béton pèle, la peinture pleure, le lino expire dans des convulsions sans couleur. Je connais le chemin. Je pousse la porte bleue, l’épaule me fait mal, c’est compliqué d’oublier qu’on est droitière depuis des dizaines d’années.
Je regarde avec tendresse les bacs de plantes factices, la carte du monde en relief, clinquante, les fauteuils couverts de skaï pêche dans la grande salle d’attente. Je fais signer mon bon de transport pour le taxi du retour. Je suis presque triste. Tout résonne sourdement, ici, on entend des vibrations familières, il fait trop chaud, et les murs n’ont pas une épaisseur normale. Peut-être que ça ressemble au Koursk, un monde sournois, amphibie, clos par nécessité, entre l’air libre et les atomes péremptoires. Entre l’oubli et le renouveau.
Saturne 41. Je glisse mon carton de rendez-vous dans la boîte, sur la porte. J’attends à peine, la porte s’ouvre. J’ai bien fait, pour les paillettes. Il est là, le joli manipulateur radio qui ressemble à Jérôme Thion. En plus petit. J’aurais dû apporter des bières. Des noix de cajou. J’ai juste pris mon appareil photo. Une dernière fois, le couloir à angle droit, la lourde porte coulissante, les moulages en résine comme des fantômes de chevaliers pâles, le portemanteau. Demi-nue, cabossée, je m’assieds sur la table.
La radiothérapie n’est pas une pratique douloureuse, c’est écrit dans toutes les plaquettes informatives. Sans doute pas. Ce qui est odieux, c’est de rester immobile sur cette table à repasser les tumeurs. C’est d’avoir eu chaque jour la peau marquée au feutre noir, au feutre bleu, au feutre rouge, de croix, de carrés, de lignes Maginot sur mon champ de bataille. D’avoir des points tatoués, sept, comme une conjuration obscure, un rendez-vous de sabbat avec les électrons.
Il est là, à ma droite. Toutes, elles sont douces mais elles restent loin. Lui, il n’a pas peur, il se penche vraiment, il passe son bras tout autour de mes épaules douloureuses, de mon moi blessé, pour m’allonger le plus délicatement possible. Ma peau nue. Ses bras poilus. Il sourit. Je frissonne. Au-dessus de moi, l’œil de Saturne. Les lasers rouges croisés sur ma peau. X1, Y1. Mon bras relevé, attaché dans la gouttière, ma hanche déplacée, mon épaule abaissée. Des mots. Toujours les mêmes.
A tout de suite.
La porte s’est refermée. Je suis prisonnière de l’accélérateur de particules. Jour après jour, j’ai essayé de comprendre comment on les fabriquait. Comment ça sortait de la gueule noire de cette machine fascinante, qui tourne autour de moi. Elle pourrait me laver. M’essorer à grande vitesse. Me sécher. Je pourrais la toucher si j’avais le droit de lever la main. Je la regarde droit dans les yeux, même quand elle passe derrière moi. Elle bourdonne, elle vibre. Elle lâche des arcs électriques du tonnerre. Mais je suis sage, moi. Le fouet du dompteur ne m’effleure même pas.
C’est fini. Elle est rangée, elle ne dit plus rien, elle gardera ses secrets. Sous ma peau brunie, la lave sourd, tranquille. Têtue. Que la bête meure.
Je suis rentrée à pied. J’avais tout mon temps.
J’avais une nouvelle montre aux aiguilles bleues, qui revenait presque de l’espace.
J’ai détaché mon foulard. J’ai secoué la tête, doucement.
Et puis j’ai souri, en t’attendant.