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La récente remarque acerbe, dictée par la frustration, du secrétaire à la défense des Etats-Unis, Donald Rumsfeld, clamait que seule la " vieille Europe" forme une opposition européenne significative au projet américain d'attaquer l'Irak. Rumsfeld visait évidemment nos alliés d'antan, la France et l'Allemagne, et la critique fit mouche, provoquant une vive réaction des deux pays.
Mais quoi que nous pensions de la prudence (ou de la timidité) française et allemande dans cette opposition à une course à la guerre en Irak, la question intéressante est : Rumsfeld a-t-il raison ? Qui, en l'occurrence, représente vraiment la "vieille façon de penser" ? La thèse avançant que c'est en réalité l'Amérique qui représente les " vieilles valeurs", et non la France et l'Allemagne, pourrait bien être mieux fondée. Vieux et nouveau ne recouvrent pas automatiquement les notions de bon et mauvais. Mais nous ferions bien de réfléchir à cette formulation, car elle en dit long sur l'évolution du monde dans le futur.
En réalité, il pourrait bien être plus facile de plaider que la France et l'Allemagne représentent véritablement la "nouvelle Europe", voire le monde à venir. Qu'on y réfléchisse un instant. Ces deux puissances européennes ont tourné la page sur cinq siècles de guerres, deux guerres mondiales dévastatrices, afin de former une nouvelle union, avec une monnaie commune et le désir partagé de forger une large politique commune. Franchir un tel pas représente une révolution pour de très vieux Etats-nations rivaux, dotés de cultures fort différentes.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Cette Union européenne est une expérience remarquable ? la première fois dans l'histoire que des Etats auront volontairement abandonné de vrais pans de leur propre souveraineté nationale pour participer à un nouveau projet de civilisation. Turcs, Bulgares et Lettons sont en train de supplier pour avoir le droit de régler le coûteux ticket d'entrée qui permettra leur adhésion. Les préalables actuellement requis sont que les Etats membres doivent être authentiquement démocratiques, qu'ils doivent protéger les droits de l'homme et les libertés civiles, et qu'un recours à la guerre entre membres de l'Union est exclu. Ces Etats se voient comme une communauté en expansion progressive, gagnant de nouveaux membres et se développant géographiquement ? mais uniquement après qu'ont été réunis des critères très stricts. Ils aspirent à constituer une nouvelle force dans le monde, et sont en vérité en train d'y parvenir. C'est la première fois que nous assistons à l'émergence d'un "empire" bâti sur le consensus et le désir commun plutôt que sur le pouvoir et la conquête. Voilà qui ne ressemble guère à la "vieille Europe".
En fait, c'est l'Amérique qui incarne réellement le "vieux monde". Il s'agit là d'un constat et pas d'une remarque désobligeante. L'Amérique se considère aujourd'hui comme le gentil chef ? ou le gendarme ? du monde qui sapera n'importe lequel et chacun des efforts de rivaux potentiels ou chefs régionaux, amis ou pas, pour faire de l'ombre à la puissance écrasante des Etats-Unis.
Certes, cette pax americana peut avoir de nombreux aspects positifs, et aussi négatifs, mais son fondement sur une monopolisation du pouvoir plutôt que sur le consensus rend la qualification de " nouveau monde" un peu hasardeuse. La puissance, pas la loi internationale, est bien la véritable base du "vieux pouvoir" et de l'"ordre ancien", depuis la nuit des temps.
Mais tout de même, l'Amérique n'est-elle pas le "nouveau monde" si l'on considère son caractère multiethnique ? Pas vraiment. Si l'Amérique est une expérience remarquable et largement réussie de multiculturalisme, elle est aussi unique ou presque en tant que nation d'immigrants. Pas de vieille terre des ancêtres, en Amérique. Alors que l'Europe n'est que vieilles terres des ancêtres ? " patries" au sens où l'entendait Charles de Gaulle. L'expérience consistant à forger une nouvelle unité coopérative à partir de vieilles patries ethniques n'en est que plus difficile. Une fois encore, l'Europe est le modèle pour un monde de patries ethniques, pas la nation d'immigrants de l'Amérique du Nord.
Le monde est en vérité un endroit dangereux. Les Saddam Hussein et Kim Jong- iI ne disparaîtront jamais totalement. Et il faudra bien faire usage de la force pour relever certains de ces défis de temps à autre. Mais l'avenir laisse entrevoir que cette force sera celle d'une communauté internationale en expansion, fondée sur la primauté consentie du droit, qui émergera lentement pour remplir cette mission.
Nul ne peut nier que la puissance des Etats-Unis peut être utilisée avantageusement pour résoudre certaines crises. Mais lorsque d'autres Etats, même amis, ont le sentiment d'avoir peu de poids, ou aucune voix, dans la façon dont le shérif non élu dirige la ville, nous fonctionnons sur les vieux principes d'une politique fondée sur le pouvoir.
Il ne s'agit pas là d'un schéma utopique pour un ordre idéal. En effet, le monde a déjà emprunté ce chemin lent et douloureux de communautés librement établies, réunies par un consensus, ce qui est le cas, en premier lieu, des Nations unies. Certes, il arrive à l'ONU d'être ridicule, voire irritante à l'occasion, dans ses indécisions et ses récriminations. Au Congrès américain aussi. Ses mécanismes ne sont pas les plus rapides au monde pour aboutir à des résultats. Mais il faut considérer le chemin parcouru en moins d'un siècle, depuis que cet organisme international a commencé à intervenir réellement dans divers domaines, dont les droits de l'homme, les codes de conduite, les enquêtes et inspections internationales, le maintien de la paix et l'entretien de troupes. Cette réalité a contraint jusqu'à l'administration Bush à chercher le soutien et l'onction des Nations unies là où c'était possible. Ce sont là encore des signes d'évolution vers un nouveau monde, pas vers un monde ancien. La tâche de l'Amérique est de fonctionner avec cette évolution, pas contre elle. Ce qui ne signifie pas ne pas faire la guerre à l'Irak, mais s'efforcer à tout prix de travailler sur les forces de l'avenir, au lieu de faire valoir la loi du plus fort qui a cours depuis plusieurs millénaires.
Certes, la France et l'Allemagne ont leurs intérêts et leurs priorités propres, souvent écartés d'un revers de main méprisant par les décideurs politiques de Washington qui y voient mesquinerie et petitesse. Mais n'avons-nous pas, nous les Etats-Unis, nos propres intérêts étroits et égoïstes ? Ne désirons-nous pas aussi une part du pétrole ? Ne voulons-nous pas que les Etats pétroliers vulnérables du monde entier achètent strictement américain quand passent les marchands d'armes ? N'est-ce pas la politique intérieure américaine qui donne au gouvernement le plus droitier de l'histoire d'Israël carte blanche pour agir à sa guise dans les territoires occupés ? Washington ne prospère-t-il pas sur l'incapacité d'autres Etats à aligner de gigantesques budgets d'armement ? Il n'y a là rien de mal en soi, mais ne sont en jeu que des intérêts strictement américains, comme tous les autres Etats ont leurs intérêts propres.
Où va le monde ? Vers une perpétuation de la loi du plus fort, ou vers une évolution en direction de communautés volontaires qui bâtissent progressivement une extraordinaire structure de leur invention ? La puissance militaire de l'Union européenne sera longue à émerger, mais les Français et les Allemands viennent, sous nos yeux, de franchir un cap décisif après lequel la vieille alliance automatique avec les Etats-Unis ne tient plus. Insultes mises à part, il n'y a pas de retour en arrière. La France et l'Allemagne régressent-elles vers la " vieille Europe" ? Je ne le crois pas.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Cartano.
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