Pour introduire le cas du Sophiste (qui devrait idéalement être étudié dans son rapport constitutif au Parménide...), il ne sera pas inutile de rappeler le texte qui le précède dans l'économie de la démarche platonicienne vouée, comme chacun le sait ici, à la question politique : l'Alcibiade.
En effet, au terme de l'Alcibiade, le renversement opéré par Socrate est complet : non seulement il a montré à Alcibiade qu’il ignorait tout de ce qui est nécessaire pour devenir un homme politique, mais il lui a fait admettre que son élan initial constituait le plus puissant obstacle à cette carrière. Il a donc, comme il l’avait annoncé, réorienté son élève dans la bonne voie. malgré cette conclusion, la science politique demeure dans l’Alcibiade une science inconnue. Socrate en a abandonné la définition précise lorsqu’Alcibiade s’est avoué dépassé et ignorant. Il a alors exigé de lui une simple promesse formelle, qui rompait le dialogue en laissant l’essentiel dans l’ombre : "Exerce-toi d’abord, mon jeune ami, et apprends ce qu’il faut savoir pour se mêler des affaires de la cité, et jusque-là abstiens-t’en" (132b). On ne sait donc rien de plus sur "ce qu’il faut savoir pour se mêler des affaires de la cité". Plus encore, la dernière réplique du dialogue semble indiquer de façon nette l’échec de Socrate (échec évident pour le lecteur du IVe siècle qui sait ce qu’est réellement devenu Alcibiade) :
"ALCIBIADE — En tout cas, c’est décidé : je vais commencer dès à présent à m’appliquer à la justice.
SOCRATE — Je souhaite que tu y persévères. Mais j’ai grand peur. Non que je me défie de ta nature, mais je vois la puissance de notre peuple et je redoute qu’elle ne l’emporte sur toi et sur moi" (135e).
Et, de fait, Alcibiade n’appliquera pas les préceptes socratiques, ne recherchera pas la justice ni la sagesse mais son propre intérêt, et finira assassiné en Asie Mineure après avoir successivement trahi presque tous les souverains de la Grèce. Le dialogue, et spécialement cette dernière phrase, servent aussi peut-être à dédouaner Socrate de cet échec : ce n’est pas l’enseignement de Socrate qui a fait d’Alcibiade ce qu’il est devenu (c’est-à-dire, entre autres, un traître à sa cité et un iconoclaste) ; c’est au contraire le fait de n’avoir pas suivi les conseils de son éraste. On voit là une des conséquences de la méthode socratique : elle ne donne pas de réponses, elle se contente d’orienter le questionnement. Charge à l’auditeur de la suivre ou pas : lui seul peut la mettre en pratique, et sans lui elle est inefficace.
Echec de Socrate donc, et même double échec si l’on considère que Socrate n’a ni convaincu Alcibiade, ni défini la science politique. Pourtant ce dialogue a un sens, et ne peut pas être considéré comme une simple exposition par Platon d’une des apories de son maître. A quoi sert donc d’avoir mis en scène cette conversation entre le maître et le célèbre disciple ? A définir les conditions de la recherche d’une science politique.
En effet, si l’on ne sait pas mieux ce qu’est exactement la science du juste et de l’injuste, on sait en revanche ce qu’elle exige. D’une part, elle est liée à la philosophie : elle exige la sagesse, c’est-à-dire avant tout une bonne connaissance de soi-même, et l’abandon des illusions. On doit, pour trouver la vertu politique, cesser de croire qu’elle est naturellement l’apanage de chaque citoyen : c’est une quête difficile qui peut la fournir. On sous-entend donc que l’Athènes des Ve et IVe siècle ne peut pas constituer (pas plus que n’importe quelle cité grecque de ces siècles) un modèle suffisant.
Il faut donc reprendre ce problème : comment se détermine la science politique, et comment la position socratique se distingue-t-elle de la position sophistique ? Cette articulation se trouve d'abord dans le Sophiste : celui-ci va chercher à définir le sophiste, et l’on verra alors comment Platon oppose la voie sophistique à la voie philosophique (au prix d’une torsion de l’image de la sophistique).
En effet, au terme de l’Alcibiade, on sait également que la politique ne peut pas commencer sans morale : c’est de la justice et de la vertu que s’occupe Socrate, sans avoir à aucun moment envisagé la question du meilleur régime ou de la nature des institutions. Avant de se décider pour le régime, il faut réunir les qualités qui permettent en général de traiter de politique. Et là encore le dialogue a donné une indication fondamentale : c’est de la science du juste qu’il faut se préoccuper. Qu’il faille commencer par se soucier de soi montre à quel point la "justice" ainsi entendue est large : le terme grec de dikaiosunè implique toutes les techniques de mesure et de partage destinées à produire de l’équilibre et de l’harmonie. Rien d’étonnant à ce que la politique commence alors avec une philosophie du connais-toi : dans l’âme comme dans la cité, c’est d’équilibre des forces qu’il faut se soucier.
C’est précisément sur ce point, l’interrogation sur la justice, que reprendra Socrate dans la République : c’est alors que, pour rendre le sujet plus clair, il transposera l’interrogation de l’âme à la cité, plaçant ainsi l’interrogation politique au coeur de la philosophie platonicienne.
Le Sophiste fait partie d’un groupe de quatre dialogues dont trois seulement ont été rédigés : Théétète, Sophiste, Politique, Philosophe. Le premier traite de la définition de la science, les trois autres cherchent à définir les trois genres d’activités qui leur donnent leur titre et qui sont explicitement distingués au début du Sophiste. Si ces dialogues forment un groupe, c’est avant tout parce que leur action se suit dans le temps : ils occupent trois moment successifs, et semblent participer d’une même quête de Platon. D’autre part, ils ont tous trois pour but de parvenir à une définition d’une activité donnée, et s’emploient pour cela à mettre au point des méthodes d’enquête précises qui débordent l’exercice simplement socratique de l’enquête : ce n’est d’ailleurs plus Socrate seulement qui interroge, mais un Etranger venu d’Elée. Le simple fait que Platon ait d’une part eu besoin de changer de porte-parole privilégié, et d’autre part choisi un étranger pour le représenter, est intéressant.
D’autant plus intéressant que dans les deux dialogues en question, Sophiste et Politique, c’est bien d’identité et d’étrangeté qu’il va s’agir : Platon s’emploie à définir pour les distinguer trois genres d’activité très proches. Il s’agit de la sophistique, de la politique et de la philosophie.
SOCRATE — "(…) ces hommes, je parle des philosophes véritables, non de ceux qui feignent de l’être, ces hommes que l’ignorance se représente sous les formes les plus diverses, parcourent les villes, contemplant d’en haut la vie d’ici-bas. Aux yeux des uns, ils sont dignes de mépris, aux yeux des autres, dignes de tous les honneurs. On les prend tantôt pour des politiques, tantôt pour des sophistes, parfois même ils font l’effet d’être complètement fous. Mais j’aimerais savoir de l’étranger, si ma question lui agrée, ce qu’en pensent les gens de son pays et comment il les nomment.
THEODORE — De qui parles-tu donc ?
SOCRATE — Du sophiste, du politique, du philosophe." (cf. Sophiste, 216c-217a).
Dans cet extrait, il faut noter le lexique de l’illusion et de la modification qui contamine déjà le texte : le danger, c’est la confusion des formes. Elle fonctionne dans deux registres : le pseudos ou mensonge (c’est l’exemple des philosophes qui feignent de l’être), la métamorphose (les représentations sous de nombreuses formes). Le sophiste sera lui-même dans le cours du dialogue un animal difficile à saisir, et l’Étranger devra multiplier les définitions.
Il faut également noter le lexique du déplacement : l’homme dont il s’agit parcourt les villes, il a donc le statut proprement anormal d’itinérant, il est donc autre chose qu’un simple citoyen. Il se déplace : là encore c’est une logique du changement de formes, auquel s’ajoute le décalage. Le philosophe-sophiste-politique n’est pas comme les autres, il regarde les choses d’en haut.
On retrouve alors le lexique de la diversité des formes ("aux yeux des uns (…) aux yeux des autres", puis "on les prend tantôt (…), tantôt" ). Cet homme "fait de l’effet" : là encore la proximité évoque aussi bien le sophiste, qui se consacre à un discours efficace sinon vrai, que Socrate (qui fait la même chose mais pour des raisons opposées).
Parmi les trois possibilités de définition, il faut traiter le sophiste d’abord, le saisir, le distinguer. Il s’agit là encore d’un jeu de limitation-définition-exclusion (d'où l'analyse de Deleuze...), qui est de plus marqué d’un caractère d’urgence : le sophiste est d’emblée présenté comme rétif à la définition.
On peut noter à quel point la forme est conforme au fond : le dialogue limite et exclut comme la philosophie clame qu’il faut le faire (l’illimité de la métamorphose est dangereux, la limite seule donne forme). Pourquoi faut-il donc donner forme au sophiste ? a) Parce que le sophiste est l’informe même, b) Parce que lui donner forme ou au moins le cerner, c’est l’exclure de la philosophie.
b) La nécessité d’exclure la sophistique : D’où vient cette exigence ? Comment se formule-t-elle ? Elle vient de la nécessité politique de posséder une science pour appuyer la pratique. Or cette science semble, aux yeux de Platon, être mise en danger par la pratique sophistique, car le sophiste est celui qui dit pouvoir enseigner toutes les connaissances sous leur aspect purement pratique : il ne sait pas forcément, mais il "rend capable de". Démasquer le sophiste, c’est libérer de l’illusion d’une science politique falsifiée pour ouvrir l’espace d’une science phlosophique de la politique qui soit univoque. Le sophiste, évoluant dans la parole équivoque, laisse place à tous les retournements, et son habileté à plaider montre à quel point il risque de se borner à une justification après coup de tous les actes effectués plutôt qu’à une détermination a priori de ce qui devrait être réalisé. Le sophiste est toujours dans le temps des actes, le philosophe se doit de penser sub specie aeternitatis.
L’exigence de définir le sophiste commence par s’exercer sur "autre chose" : le pêcheur à la ligne. L’Etranger adopte d’emblée un décalage que Socrate aurait peut-être récusé : il semble qu’un homme qui lui-même est pérégrin soit particulièrement apte à mener la chasse au penseur errant, à l’illimité. La définition du pêcheur permet d’approcher doublement le sophiste : d’abord parce que le sophiste pourra être défini par une méthode semblable, ensuite parce que le contenu même de la définition du pêcheur rappelle celle du sophiste (il n’y a pas seulement ressemblance, il y a analogie).
Ensuite vient la série de définitions, qui avec des buts identiques aboutissent à des formulations distinctes mais toutes vraies (le sophiste, même comme objet de discours, fait donc exploser d’emblée l’unité de la vérité à elle-même).
Le discours sophistique a en effet ceci de permanent chez Platon qu’il ne s’occupe jamais de la détermination d’une vérité concernant les choses ou les idées qu’il vise, mais toujours de la détermination d’un effet à produire. En ce sens, la vérité sophistique est d’emblée inconciliable à la vérité platonicienne : le sophiste ne se soucie en effet pas de l’existence d’une norme transcendante dans la conformité à laquelle on trouverait la vérité. L’idéalisme lui est étranger, et c’est précisément sur ce point que Platon attaque ses interlocuteurs sophistes : il combat chez eux (dans le Théétète et Protagoras en particulier) les héritiers d’un relativisme qui puise ses lointaines racines dans le mobilisme héraclitéen. Ce relativisme s’oppose directement à la détermination de critères fixes et fiables dans la connaissance des vérités non seulement naturelles (ce dont Socrate ne s’occupe presque jamais, et Platon pas beaucoup), mais aussi morales. Platon cherche un savoir vrai, alors que les sophistes ne sont pas des savants : leur vérité ne réside que dans l’effectivité de leur discours.
Jugé à l’aune du discours philosophique, le sophiste ment donc, et il ment nécessairement puisqu’il ne vise pas le vrai. Le sophiste sera donc accusé d’utiliser un discours pseudos, c’est-à-dire faux et mensonger (les pseudologia, que l’on peut traduire indifféremment par discours mensongers, fables, charlataneries, désignent ainsi des discours qui sont creux). Mais ce creux ne se définit que comme absence de référence sémantique articulée à une science de ses objets : le discours sophistique ne vise jamais la vérité comme adéquation du discours à l’être. Au contraire, le sophiste affirme que cette adéquation est elle-même une illusion, et que le discours est auto-référentiel : il ne renvoie légitimement à rien d’autre qu’à des relations discursives (c’est-à-dire un locuteur, des relations de composition et d’ornement internes, et un auditeur, voire un auditoire). L’effort platonicien va donc consister à ramener les sophistes sur le terrain d’une vérité savante qui par principe ne les concerne pas : il leur demande des comptes sur leur propre discours.
C’est donc sur le terrain du vrai que Socrate cherche à ramener les sophistes (de même que dans l’Alcibiade ou le Politique il cherche à les rendre comptables de la connaissance qu’ils exposent). Or le sophiste se veut pharmacologue plus que médecin, technicien plutôt que scientifique : il y a dans la démarche sophistique une part d’empirisme qui fait de la vérité un but inapproprié à la tâche de la parole humaine.
L’étranger, qui discute avec Théétète, propose plusieurs définitions qui sont toutes apparemment satisfaisantes. Sans les reprendre en détail, on peut rappeler que le sophiste se trouve successivement assimilé à un chasseur, spécialisé dans la chasse aux hommes en vue d’obtenir un salaire en enseignant la vertu (223a) ; puis à un commerçant négociant des connaissances relatives à la vertu et nécessaires à l’âme (224d) ; puis à un combattant du discours qui pratique l’éristique à propos des idées générales dans le but de gagner de l’argent (226a) ; puis à un purificateur de l’âme qui cherche à en extirper l’ignorance par la réfutation (231a).
Toutes ces définitions sont vraies, et cette simple constatation montre déjà le danger de la sophistique : elle fuit la saisie rationnelle des catégories, elle déjoue les rigidités du discours. Le sophiste est insaisissable, et il est significatif que chacune de ces définitions aboutisse à une "vérité" sur le sophiste : ce qui dans la sophistique est aux yeux de Platon anti-philosophique, c’est une équivocité qui permet à plusieurs affirmations dissemblables d’être vraies en même temps. On retrouve les illusions qu’annonçaient déjà les premières phrases.
Mais cette diversité de définitions comporte un autre enseignement : lorsqu’il parvient à énoncer la dernière définition, l’étranger montre une certaine réticence. Il lui semble en effet que cette définition fait trop d’honneur au sophiste. Il adopte alors une nouvelle formulation : "la réfutation des vaines prétentions à la sagesse n’est pas autre chose à nos yeux que l’art véritablement noble de la sophistique" (231b).
Cette précision trahit le besoin platonicien de sophistique : en tant qu’outil nécessaire pour invalider les faux savoirs, la sophistique est un art noble, que Socrate lui-même a pratiqué. Il y a dans cette réticence de l’étranger l’aveu du statut troublant du sophiste : bien qu’il soit en lui-même un adversaire, c’est un "animal très divers" qui par certains aspects n’est pas si loin de la véritable philosophie.
C’est alors que l’étranger reprend le problème : le principal défaut du sophiste, c’est qu’il parle indifféremment de toute chose, alors que l’on ne peut tout savoir : une partie de son discours doit donc nécessairement être fausse ou illusoire. La diversité qui le rendait difficile à définir se retourne ainsi contre lui : il est si divers qu’il n’est pas fiable, et qu’il doit être suspecté de mensonge. Or le mensonge implique que l’on puisse nommer ce qui n’est pas : il est donc nécessaire, pour définir le sophiste comme un artiste de l’illusion, d’assurer d’abord la possibilité ontologique de l’erreur, c’est-à-dire de définir un mode d’être du non-être. C’est là que se trouve le véritable enjeu du dialogue, et l’intérêt du débat entre Platon et la sophistique.
Platon se trouve alors conduit à remettre en cause le monisme parménidien pour assurer la possibilité du non-être : il rejette ainsi l’idée d’une multiplicité de genres purement séparés, ainsi que l’idée d’une multiplicité mêlée sans limites, pour adopter la thèse d’une multiplicité de genres communiquant entre eux selon des règles spécifiques. L’être fait partie de ces genres, comme le mouvement, le repos, le même ou l’autre. Chacun d’entre eux participe à l’être en tant qu’il est, mais participe aussi au non-être en tant qu’il n’est pas tous les autres. Ainsi la possibilité ontologique du non-être rend possible le discours faux. Ce jeu de distinctions et de participations limitées et organisées fait de l’être lui-même une structure discursive (la comparaison est d’ailleurs explicite dans le Sophiste, 259e-262d). Le philosophe s’attache donc à découvrir cette grammaire de l’être pour y établir des distinctions vraies et produire un discours vrai ; le sophiste au contraire s’établit dans le non-être et s’y familiarise, et apprend à dire des choses qui sont en elles-mêmes des éléments du discours viables, mais qui ne correspondent pas à la réalité des choses existantes.
Si ce long détour par une ontologie articulée permet à Platon de définir le sophiste comme un artiste de l’illusion, il est clair que le lieu où se détermine cette possibilité est le découpage de l’être en genre articulés par des relations déterminées de participation et d’exclusion. Ce n’est qu’en faisant du discours une reproduction non pas doxomimétique (imitation fondée sur une simple opinion, propre au sophiste et à ses auditeurs) mais savante (imitation fondée sur un savoir, c’est-à-dire sur une appréhension adéquate de ce qui est) de la réalité que le philosophe peut exercer son art : la dialectique n’est pas autre chose qu’un discours qui cherche à retrouver les distinctions et les appariements réels des genres de l’être. Inversement, la sophistique sera fausse en ce que son discours ne cherchera pas à correspondre à ces structurations réelles : le discours sophistique ne se préocuppe que de produire les effets de sa propre conviction (et ce, comme on l’a dit, pour séduire, persuader, et gagner un salaire). D’un côté, on bâtira une politique de l’apparence, fondée sur la sédution, de l’autre côté, on définira une dialectique politique, qui rapportera les réalités empiriques à un savoir abstrait et stable.
Détaillons davantage.
Le Politique ne peut commencer que parce que le Sophiste a eu lieu (parce que l’exclusion du sophiste est nécessaire pour pouvoir définir le politique comme autre chose qu’un sophiste). Cette nécessité est simple : le sophiste, s’il n’est pas le politique, risque moins de venir le contaminer, ou même de prendre sa place. Comme Platon va chercher la définition du politique du côté d’un art royal qui s’apparente précisément au genre de science idéale que la sophistique ne peut laisser subsister, il était vital d’affirmer que le sophiste était un imitateur pour délimiter le terrain.
Mais cette entreprise de distinction ne cesse jamais, et est donc perçue par Platon comme essentielle : une politique sophistique est toujours possible, et ce d’autant plus qu’elle profiterait facilement de la difficulté qu’il y a à saisir la science politique. En d’autres termes, il faut à tout prix exclure le sophiste pour bien marquer la singularité de la thèse platonicienne.
Pourquoi ? Parce que Platon va définir la science politique véritable, l’art royal, mais il va également aussitôt montrer que cet art n’est plus d’actualité. Il va ainsi être contraint de rejeter dans l’inaccessible la constitution parfaite qui reposerait sur cette science, mais sans pour autant en nier l’existence (pas plus que l’existence du pasteur divin du mythe). Il s’agit simplement, dans un cas (mythe) comme dans l’autre (idée), bien que les deux diffèrent par ailleurs selon les temps, de maintenir la figuration d’une perfection politique comme modèle de toute pratique contingente et humaine.
Or ce statut difficile à penser rapproche la constitution parfaite de la position sophistique : après tout, quelle différence entre une perfection introuvable et une perfection inexistante ? C’est justement pour maintenir cette différence, et la déterminer, que la lutte contre les sophistes est nécessaire.
La difficulté à surmonter est justement celle que Socrate a soulevée à propos des poètes et des sophistes (les deux classes d’orateurs qui abusent de la force plastique du langage) : comment figurer la perfection idéale-mythique comme vivante et concrète ? Comment le discours philosophique peut-il s’élever à la perfection sans quitter le réel ni tomber dans la fantasia mythique ? Ce type de difficulté est strictement parallèle à celle qui rend nécessaire l’exclusion du sophiste avant le Politique : il faut assurer la possibilité d’un discours qui ne soit pas la simple reconnaissance d’une contingence absolue de la politique, livrée alors aux orateurs et aux puissants, condamnée à la corruption ; mais il faut également pour cela ne pas se cantonner dans la figuration idéalisante, qui laisse le champ libre à cette même sophistique puisqu’elle revient à délaisser le champ de la politique réelle.
Par où commencer ? Par une méthode qui est au fond la même que celle du Politique : la dichotomie. Ici, la division essentielle, c’est celle qui distingue l’inengendré éternel, appréhendé par l’intellection, de l’engendré perpétuel, appréhendé par l’opinion jointe à la sensation. Le premier est toujours et ne naît jamais, le second naît toujours et n’est jamais. Le démiourgos qui a engendré le monde (car rien ne naît sans cause) a fixé son regard sur le modèle éternel, pas sur le modèle engendré. Donc le monde est parfaitement semblable à l’immuable, mais cette relation d’image suppose que préexiste un autre monde, et il faut toujours partir des fondements naturels (kata phusin archèn). Or les raisonnements vrais sont ceux qui touchent le premier modèle immuable, les raisonnements sur le monde engendré n’étant que vraisemblables :
"si donc, ô Socrate, en beaucoup de points, sur beaucoup de questions concernant les dieux et la naissance du monde, nous ne parvenons point à nous rendre capables d’apporter des raisonnements cohérents de tout point et poussés à la dernière exactitude, ne vous en étonnez pas" (29c-d).
C’est ici que se décide la méthode du Timée, et que s’éclaire celle du Politique : vouloir abandonner la méthode dialectique, c’est nécesairement renoncer au raisonnement absolument vrai. Le réel est le domaine du contingent, donc aussi du possible et non du vrai. Il faudra se contenter de discours probable : seule une sophistique maîtrisée peut accomplir cela ; peut-être justement celle qu’évoquait l’Etranger dans le Sophiste, en 231b :
"la réfutation des vaines prétentions à la sagesse n’est pas autre chose à nos yeux que l’art véritablement noble de la sophistique" (231b).
C’est donc à cet art véritablement noble, que le Sophiste s’est efforcé de distinguer définitivement de la sophistique corrompue, que Timée va s’essayer en racontant la cosmognie...
Ainsi, l'étude du sophiste pourrait indifféremment se poursuivre par celle du politique ou du philosophe. Prenons le politique. En 258b, l’Etranger, après voir fixé les modalités du dialogue (c’est lui qui interrogera et c’est Socrate le Jeune qui répondra), décide de commencer par le politique. Cette décision ouvre la première tentative de définition du personnage, qui entraîne très rapidement des difficultés de méthode (conformes à ce qu’avait connu le début du sophiste, dans lequel on avait vu le sophiste échapper en permanence aux efforts des personnages du dialogue pour le saisir).
D’abord, le politique comme le sophiste est un "epistémon", c’est-à-dire qu’il se définit d’abord parce qu’il possède un certain savoir (on n’en sait à ce stade pas plus sur ce savoir). Le genre dans lequel la définition s’installe, et à partir duquel toute distinction ultérieure devra se comprendre, est donc le genre "scientifique" (au sens étymologique). A ce titre, l’Etranger le souligne expressément, le politique ne se distingue pas du sophiste, pas plus que, probablement, du philosophe :
"Il nous faut donc diviser les sciences, comme nous le faisions tout à l’heure en étudiant le personnage précédent" (258b).
Comme l’indique l’Etranger, il faut diviser les sciences. Comme dans le Sophiste, dans le Timée ou dans le Philèbe (dialogues à peu près contemporains), c’est à la méthode dichotomique que Platon fait appel : une fois identifié le genre auquel appartient le terme à définir, on le divise jusqu’à s’approcher le plus possible de ce terme. Dans le processus définitoire propre à la tétralogie du Politique, la première chose à souligner, après l’identité de genre entre politique et sophiste, c’est leur différence d’espèce :
"Mais à mon avis, Socrate, celui-ci n’est pas à chercher dans la même section" (id.).
La définition se fait bien par genre prochain et différence spécifique. La "section" dont parle l’Etranger, c’est le tmèma, qui signifie littéralement coupure ou tranche : on découpe des tranches dans le genre et on repère l’endroit où se situe le terme recherché ; cette localisation permet ensuite de considérer la section ou espèce à laquelle il appartient comme un nouveau genre à diviser. Ainsi chaque espèce qui divise un genre devient à son tour genre pour les espèces qui la divisent, et inversement chaque genre divisé devient espèce par rapport au genre supérieur qu’il a divisé : tous les degrés de la définition sont tour à tour genre par rapport au degré inférieur (plus spécifique qu’eux) et espèce par rapport au degré supérieur (plus général qu’eux).
L’Etranger décrit ainsi cette opération :
"De quel côté trouverait-on ce sentier du politique ? Car il faut le découvrir, et le bien séparer des autres pour le marquer d’un caractère qui n’appartienne qu’à lui, puis donner, à tous les sentiers qui s’en écartent, une seule marque spécifique différente, et amener ainsi notre esprit à se représenter l’ensemble des sciences comme partagé en deux espèces"(258c).
Ce sentier décrit précisément le cheminement logique qui, de différence spécifique en différence spécifique, descend du genre premier (le savant) vers la dernière espèce (le politique). Le terme qui, dans la citation précédente, est traduit successivement par "caractère", puis par "marque spécifique", puis par "espèces", c’est le terme eidos. Autrement dit, le genre et l’espèce sont entre eux comme la matière et la forme : chaque genre est un certain degré d’indétermination que l’espèce vient déterminer comme une forme. Dans la façon dont l’Etranger compte procéder, on constate que cette détermination du genre par une forme singulière (une forme "qui n’appartienne qu’[au politique]" ) doit se faire en opposant à l’espèce recherchée (l’eidos du politique) toutes les autres espèces possibles que l’on se représentera comme une. Cela signifie que l’on ne prendra pas la peine de distinguer précisément touts les différences spécifiques au sein d’un même genre (ici, par exemple, on ne classifiera pas toutes les formes de savoir), mais on identifiera celle qui nous intéresse pour l’opposer aux autres.
C’est pourquoi la méthode est bien dichotomique : elle divise chaque genre en deux, non pas parce que chaque genre ne contiendrait par soi que deux espèces, mais parce que la précision de la recherche, qui sait déjà ce qu’elle vise, se borne à opposer le pertinent au non-pertinent (on oppose la "tranche" qui contient le politique comme forme à toutes les tranches qui ne le contiennent pas). Mais cette dichotomie ne correspond pas nécessairement à l’articulation effective des genres de l’être : ce n’est pas parce que nous nous représentons l’ensemble des sciences (donc le genre dont on est parti) comme partagé en deux espèces qu’il l’est de fait : simplement, nous devons "amener notre esprit à se représenter l’ensemble des sciences" de cette façon.
Ce point est fondamental : il indique la méthode à suivre, bien sûr, mais d’une façon qui au sortir du dialogue du Sophiste n’est pas sans évoquer le débat majeur qui a eu lieu entre le platonisme de l’Etranger et la sophistique de Gorgias. Il s’agissait en effet dans le Sophiste de réexaminer l’ontologie parménidienne pour comprendre comment le sophiste pouvait mentir, c’est-à-dire comment il pouvait accorder un être, même discursif, au non-être. En distinguant le non-être comme contraire de l’être et le non-être comme autre de l’être, on parvenait à comprendre que le non-être puisse être (n’étant pas l’opposé de l’être mais simplement autre chose que lui). Pour cela, l’Etranger élaborait une noétique dans laquelle on évitait aussi bien le monisme parménidien que le mobilisme héraclitéen, et même une théorie des formes fixes :
"c’est, ce me semble, une nécessité absolue de rejeter la doctrine de l’immobilité universelle que professent les champions soit de l’un, soit des formes multiples, comme aussi de faire la sourde oreille à ceux qui meuvent l’être en tous sens" (cf. Sophiste, 249cd).
Ainsi l’Etranger avait élaboré une théorie selon laquelle les genres se soumettaient à un certain mélange réglé, mélange de même et d’autre qui les faisaient participer en même temps de l’être et du non-être (puisqu’elles étaient, en tant qu’elles étaient elles-mêmes, et qu’en même temps elles n’étaient pas, en tant que leur être excluait tous les autres modes d’être). On constitue ainsi une science régionale de l’être, une ontologie catégorique, qui distingue dans l’être des genre et explique la façon dont ces genres se lient ou se repoussent : c’est là la grammaire de l’être (le modèle de la grammaire est utilisé en 253a) qui caractérise le philosophe :
"Est-ce que, par Zeus, nous serions tombés sans nous en douter sur la science des hommes libres, et nous serait-il arrivé, en cherchant le sophiste, de découvrir d’abord le philosophe ? (…) Diviser par genres et ne pas prendre la même forme pour une autre, ou une autre pour la même, ne dirons-nous pas que c’est là le propre de la science dialectique ?" (cf. Sophiste, 253cd).
Ainsi le philosophe est celui qui sait discerner en toutes choses ce dont elle participe, à quel genre elle appartient, comment les formes se combinent en elle, etc… Le discours qui sait exposer avec clarté cette grammaire de l’être, c’est la véritable dialectique du philosophe. Et pourtant, l’Etranger semble dire, dans le Politique, que nous devons adopter un mode de représentation qui ne "colle" pas parfaitement à la réalité. Cela ne signifie pas que le discours de l’Etranger est faux (puisque globalement il suit la hiérarchie des formes en procédant par genre prochain et différence spécifique) mais qu’au minimum il simplifie la réalité en choisissant d’opposer à l’espèce "politique" toutes les autres espèces comme si elles n’en formaient qu’une. Peut-être y a-t-il là le premier rapprochement de la dialectique à l’art véritablement noble de la sophistique.
L’Etranger prend alors l’exemple de l’arithmétique et de l’art du charpentier, qui vont lui permettre de mettre en évidence le critère à appliquer : l’arithmétique ne donne qu’une connaissance, tandis que le charpentage produit des objets. D’un côté, une activité pratique, de l’autre, une activité théorique ; pourtant, ce ne sont pas ces deux noms qu’oppose l’Etranger : il divise l’ensemble des sciences en sciences pratiques et sciences gnostiques (gnôstikè epistèmè, science de la connaissance). Voilà donc l’ensemble des sciences séparé en deux espèces, l’une contenant le politique et l’autre non. La question logique est alors : de quel côté est le politique ? Mais on remarque deux choses : d’abord, on ne commence pas par identifier le politique pour ensuite donner une caractéristique spécifique à sa "tranche" et une caractéristique spécifique à toutes les autres rassemblées et opposées à celle-ci. Au contraire, on commence par diviser les sciences selon un critère formel (le rapport à la pratique) sans même se préoccuper de savoir à laquelle correspond le politique. Ensuite, on ne pose pas d’emblée la question de savoir où est le politique : l’Etranger semble en effet se livrer à une digression qui abandonne momentanément le problème de la pratique.
Quel est le contenu de cette digression ? L’Etranger commence par poser une question qui semble sans rapport avec la discussion : il demande si le politique est à la fois roi, maître d’esclave et chef de maison. Cette question est tout de suite reformulée, sans que le jeune Socrate ait pu répondre, et cette reformulation est elle-même une digression : le médecin et le conseiller du médecin, dit l’Étranger ont la même capacité professionnelle, donc il doit en aller de même pour le roi et son conseiller. On doit donc admettre que la science royale est une question de compétence personnelle, et qu’aucun critère extérieur n’intervient. Ainsi la science royale convient au commandement public comme au privé, ce qui explique la première formulation : la question qu’avait abandonné d’emblée l’Étranger a un sens. Donc le politique désigne indifféremment le roi, le maître de maison, etc… Ainsi la fonction est séparée de la science : on pourra posséder la science politique sans nécessairement être roi, et être roi sans posséder la science politique (dans les faits). Donc la nature de ce qui est commandé ne joue pas comme critère pour définir la science du commandement. On peut alors revenir au problème précédent : comment situer le politique dans la dichotomie science pratique - science gnostique ?
Le roi ne commande pas par ses propres forces (la science politique, qui est science royale, n’est pas une science de la domination pratique) : donc il est plus proche de la science "gnostique". Donc le politique, le roi, la science politique et la science royale ne font qu’un. Le raisonnement, qui a distingué dans le genre savant une espèce pratique et une espèce gnostique, a placé la science politique (ou science royale) du côté de la science gnostique, et a au passage distingué cette science de toutes les circonstances contingentes de son exercice, qui ne suffiront donc pas, elles, à la caractériser. Ainsi le roi, le maître et le chef de maison ne seront pas des différences spécifiques pertinentes de la science gnostique.
Mais il faut maintenant diviser cette science : de forme spécifique divisant le genre scientifique, elle est devenue elle-même générique, appelant sa propre division en espèces. Cette division qui correspond à un critère naturel est fondamentale pour la définition de la science politique.
Il y a très nettement deux types de sciences gnostiques : celles qui comme le calcul (logistikè technè) jugent de leur objet, et celles qui comme l’architecture, sans rien faire de leur objet, dirigent toutefois ceux qui en font quelque chose. Ainsi aux savoirs purement orientés vers la connaissance et le discernement on opposera les savoirs dont la connaissance est orientée vers une applicabilité possible. On appellera critiques les premiers (au sens étymologiques : parce qu’ils ne s’occupent que de juger purement scientifiquement de leur objet) et épitactiques les seconds, parce qu’ils sont orientés vers un certain type de pratique qui, sans être la leur, est dépendante d’eux.
Mais, à ce stade de la dichotomie (science, science gnostique, science gnostique épitactique), Platon trouve bon de préciser à nouveau, par une incise, le sens exact de cet exercice de la dichotomie :
"L’Etranger — Si donc nous distinguions, dans l’ensemble de la science théorique [gnostique], une partie que nous appellerions directive [épitactique], et l’autre, critique, nous dirions avoir fait là une division juste ?
Socrate le Jeune — Oui, à mon avis, tout au moins.
L’Étranger — Mais, lorsqu’on fait œuvre commune, il faut se trouver bien heureux de s’entendre entre soi.
Socrate le Jeune — Sans doute.
L’Étranger — Tant que nous aurons entre nous ce bonheur, n’ayons cure de ce que pensent les autres. » (cf. Politique, 260bc).
Ce bref échange remet au centre du débat la nécessité de "s’entendre entre soi" (homonoein) : après tout, que les divisions ainsi réalisées ne constituent pas l’exact reflet de la grammaire réelle des genres de l’être, qu’elle introduise une part d’arbitraire dans la façon de diviser les genres en espèces, et dans la naturalité des formes ainsi définies, ce n’est pas dangereux. Le principal, c’est que les interlocuteurs soient d’accord sur le sens qu’ils donnent aux mots. D’une part, le dialogue réaffirme sans cesse la nécessité de procéder par distinction naturelle (nécessité évoquée plus haut, en 259d, avec la dualité naturelle de la science gnostique ; mais déjà dans le Phèdre, et aussi à deux autres reprises dans la Politique, et encore dans le Timée où il s’agit de "commencer par les commencements naturels" en 29b). D’autre part, le dialogue rappelle sans cesse, par allusion, que la grammaire du débat est au fond le seul critère satisfaisant pour mener à bien la recherche : autrement dit, il faut établir des divisions que l’esprit puisse admettre et qui soient susceptibles de réunir l’accord de tous (l’homonoein).
Cette incise nous indique donc que nous devons considérer cette suite de dichotomie (qui n’est pas achevée) comme un effort de rationalisation : la dialectique ici mise en place est bien une tentative philosophique pour suivre les articulations naturelles des choses, mais elle sait qu’elle s’appuie également sur une conventionnalité des dénominations qui, au fond, rappelle facilement le conventionnalisme des sophistes. Là encore, rien de plus proche que ces deux ennemis communs (dont on a dit d’emblée qu’ils appartenaient au même genre). Il faudra alors comprendre comment le naturel et le conventionnel se rejoignent...
Mais revenons au Sophiste ! L'effort platonicien correspond précisément à un effort inverse des sophistes : il y a, face à cette ontologie dialectique, une ontologie sophistique qui remet en cause la définition de la vérité (comme adéquation) telle que Platon la fournit dans le Sophiste. Cette ontologie se trouve essentiellement chez Gorgias (non pas parce qu’il est plus pénétrant que les autres, mais parce que c’est le seul dont la tradition doxographique nous ait conservé cette partie de sa doctrine).
Gorgias, en effet, est un des sophistes les plus intéressants, parce qu’il articule sa rhétorique sur un Traité du Non-être, développant ainsi les fondements ontologiques de sa pratique du discours. Ce traité nous est conservé en partie par Sextus Empiricus (Contre les mathématiciens, VII, 65-87). On a tendance, en le lisant vite, à en faire un simple nihiliste : les trois propositions principales s’y prêtent en effet :
a) ni l’être ni le non-être n’existent
b) si l’être existait, il serait impensable
c) si l’être était pensable, il serait indicible
Cependant, à bien lire le texte, les thèses de Gorgias ne relèvent pas du nihilisme. Le jeu d’inférences et d’oppositions logiques par lesquelles il parvient à démontrer que le non-être n’existe pas, que l’être n’existe pas, et que les deux ensemble ne peuvent pas exister non plus est un exercice typiquement sophistique. Il s’y agit en effet de pousser au maximum les paradoxes logiques d’un problème donné (ici, l’être de l’être et du non-être) jusqu’à la démonstration de la thèse que l’on s’est proposée. Ainsi, à le prendre au sens strict, le discours de Gorgias montre tout simplement qu’il n’est pas possible d’énoncer une affirmation quelconque sur l’être ni sur le non-être : c’est l’impossibilité de toute ontologie qui est l’enjeu et la conclusion de cette première partie du Traité du Non-être. Nous n’avons tout simplement pas à parler de l’être en général ou du non-être en général, parce que ces entités n’ont pas d’être discursif tenable. Dès ce premier stade, le problème de la vérité change de nature : il est en effet radicalement impossible de statuer de façon définitive sur ce qui est, puisque précisément l’être n’a, pour nous, pas d’être. C’est de cette première mise en cause du discours que la suite tire les conséquences. Gorgias ajoute en effet :
"que même s’il existe quelque chose, cette chose est inconnaissable et inconcevable pour l’homme" (référence citée, § 77).
La démonstration est très simple : "si nos pensées ne sont pas des êtres, l’être ne saurait être pensé".
"les pensées n’ont pas l’être pour objet" (§ 78)
puisque si c’est le cas,
"tout ce qui est pensé existe, de quelque manière qu’on le pense" (§ 79).
Il lui suffit de développer quelques exemples particulièrement aberrants de ce principe pour conclure à son impossibilité. Argument concommittant : si les pensées ont l’être pour objet, elles ne pourront avoir le non-être pour objet. Or il est manifeste que certaines de nos pensées ont le non-être pour objet (Scylla, la Chimère, etc..., sont des objets pensables).
"Donc, conclut-il, l’être n’est pas objet de pensée et est insaisissable" (§ 82).
Distinguant ainsi les objets de la pensée de la réalité existante, Gorgias définit très clairement le domaine dans lequel se meut la pensée : il s’agit de la fiction.
Attention : on ne se contente pas, en parlant de fiction à propos de la pensée telle que la définit Gorgias, de reconduire le jugement platonicien selon lequel le discours sophistique n’est qu’une pseudologia. La fiction n’est pas ici la pseudologia (puisque le mensonge impliqué par le mot pseudologia exigerait une définition préalable du discours « vrai ») mais la caractéristique de toute pensée. La pensée est autre chose que l’être, ne peut le viser, le saisir, le modifier. Il y a là beaucoup plus que du simple subjectivisme : Gorgias développe tout simplement la thèse que nous n’avons pas d’accès au plan de l’être par la pensée, et que le plan dans lequel se meut notre pensée est quelque chose de singulier, différent de tout ce qui existe. La question qui se pose immédiatement est évidemment celle de savoir ce que notre parole peut alors véhiculer.
S’appuyant sur une doctrine de la sensation qui distingue radicalement les différents sens entre eux ainsi que les sens et leur désignation dans le langage, Gorgias pose alors l’indicibilité de l’être en arguant précisément de cette séparation des genres. Puisqu’en effet chaque sensible est proportionné à un sens, nous ne pouvons pas "révéler à autrui" les êtres en utilisant le seul moyen que nous possédions : le discours.
"Car le moyen que nous avons de révéler, c’est le discours ; et le discours, il n’est ni les substances ni les êtres" (§ 84).
Le discours est autre chose que les êtres, et bien qu’il résulte de leur impression sur nous, il ne peut pas les révéler.
"Aussi n’est-il pas possible de dire que le mode de réalité du discours est le même que celui des objets audibles ou visibles, de manière à lui permettre, en prenant appui sur la réalité de l’être, de signifier la réalité et l’être" (§ 86).
Ainsi, comme le dit Sextus Empiricus par qui transite ce passage, "le critère de la vérité s’évanouit " (§ 87). En effet, l’abandon de toute possibilité de coordination entre le discours et les objets rend impensable une quelconque adéquation à l’être. C’est donc bien par-delà le vrai et le faux que se situe le discours de Gorgias, au sens où vrai et faux se diraient de ce qui est adéquat ou inadéquat à l’être. Cette adéquation étant rendue impensable, on peut dire que tout discours est faux, au sens où il est autre chose que l’être. Mais cela ne peut pas fonctionner comme une critique d’ensemble du discours sophistique : dire que le discours des sophistes est faux, cela ne signifie pas qu’il soit vain. Il n’est en effet pas faux au sens du non-vrai, c’est-à-dire du réfutable : il est faux au sens où la vérité conçue comme adéquation a été invalidée par une ontologie appropriée. Pour ne pas commettre de confusion entre les deux interprétations, il faut reprendre avec précision le problème de la signification : que le discours tel que Gorgias le définit ne puisse pas signifier les choses, cela n’implique pas qu’il ne signifie rien. Il faut distinguer deux façons de comprendre la "signification" : le discours tel que le comprend Gorgias ne peut rien désigner, mais cela ne l’empêche pas de faire sens. Gorgias dit clairement :
"le discours ne manifeste pas l’objet extérieur, au contraire, c’est l’objet extérieur qui se révèle dans le discours" (§ 85).
Ce qu’il faut comprendre de la façon suivante : le discours est le seul milieu dans lequel se construise quelque chose comme une manifestation. Autrement dit, il n’y a pas de vérité ni même de sens extra-discursif, et en aucun cas la vérité ne peut consister dans le rapport que l’on fera entre le discours et une autre chose que lui, extérieure à lui, qu’il manifesterait.
Ainsi, primo, la sophistique est en effet au-delà du rapport vrai-faux. Elle relève d’une production réglée d’effets, qui se joue dans le petit groupe (forum, discussion, harangue, discours officiel ou d’apparat). Secundo, et pour cette raison, elle est en revanche porteuse d’un autre sens de la vérité : la convention. C’est ce sens qui rend le Sophiste nécessaire, et avant le Politique : la convention, qui ne peut jouer que sur de petits groupes, certes, a toutefois l’avantage de fournir une norme tout à fait recevable de la vérité, et (qui plus est) une norme pratique. Ainsi le sophiste vient interférer en permanence dans les projets du philosophes : lorsqu’il s’agit de rappeler aux hommes le souci de soi sans professer de science, la sophistique est très proche. Lorsqu’il s’agit de refonder le lien politique sur de nouvelles bases, à nouveau le rival sophiste est très proche. Dans les deux cas, cette proximité n’est pas seulement une rivalité sur le même terrain : il s’agit d’une confusion possible ("l’art véritablement noble de la sophistique" est très proche de ce que pratiquent les personnages de Platon).
Platon est bien sûr très réticent face à ce discours essentiellement orienté vers ses effets, puisqu’il juge qu’une vérité qui se produit dans le discours, s’y transforme, s’y enseigne et s’y met en jeu chaque fois ne mérite pas son nom. La sophistique est trop relativiste dans ses présupposés ontologiques pour que la théorie de la connaissance de Platon la supporte (d'ailleurs le socratisme n’était-il pas plus proche de la sophistique que le platonisme, qui cherche à s’en démarquer ?). Mais que donne ce risque, et comment le conjure-t-on, dans la sphère politique ? Il donne essentiellement l’idée de l’absence de la science politique : pour le sophiste, il ne peut pas exister de lois, d’ordre ou de constitution absolument bonnes, puisqu’elles sont toujours et en tout issues de la pratique collective du discours.
A la fin du sophiste, on atteint une conclusion (inachevée, à reprendre, mais au moins l’animal est cerné) : le sophiste est doxomimétique et non imitateur savant, parce qu’il ne peut pas y avoir de science au sens où l’étranger en parle ici. On n’exclut le sophiste que pour faire taire celui qui dit que la science politique est introuvabe parce qu’impossible, mais le reste de la quête platonicienne sera marqué par cet avertissement, doublé du fait que la proximité sophiste-philosophe a été nettement indiquée dans le cours du dialogue (l’ambiguïté de cette conclusion est à rapprocher de l’ambiguïté du personnage de l’étranger). On passe alors au Politique, car c’est là l’urgence...
Voilà, ces rappels effectués, nous explorerons plus précisément la dimension ontologique qui vous intéresse ici... en glissant peut-être vers Plotin...