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Quels sont pour vous les trois livres de philo à lire pour un honnête homme ?


 
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1.  "La république" de Platon
 
 
6.7 %
 119 votes
2.  "La métaphysique" d'Aristote
 
 
15.7 %
 279 votes
3.  "l'Ethique" de Spinoza
 
 
1.5 %
    27 votes
4.  "Essai de théodicée" de Leibniz
 
 
15.0 %
 266 votes
5.  "Critique de la raison pure" de Kant
 
 
17.8 %
 315 votes
6.  "Par delà le bien et le mal" de Nietzsche
 
 
5.9 %
 105 votes
7.  "L'évolution créatrice" de Bergson
 
 
6.4 %
 113 votes
8.  "Etre et temps" d'Heidegger
 
 
7.5 %
 133 votes
9.  "Qu'est-ce que la philosophie" de Gilles Deleuze
 
 
8.1 %
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10.  "Moi, ma vie, mon oeuvre" de obiwan-kenobi
 

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Auteur Sujet :

Philo @ HFR

n°13025849
rahsaan
Posté le 20-10-2007 à 12:30:13  profilanswer
 

Reprise du message précédent :
Des tristes tropiques, peut-on tirer un gai savoir ?...


---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
mood
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Posté le 20-10-2007 à 12:30:13  profilanswer
 

n°13028072
le vicaire
Posté le 20-10-2007 à 18:11:20  profilanswer
 

rahsaan a écrit :

Des tristes tropiques, peut-on tirer un gai savoir ?...


Après l'extermination des peuples primitifs comment est-ce possible d'aimer ce monde ? Comment réenchanter le monde ? Le pessimiste de Lévi-Strauss me semble poser une nouvelle fois la question du rapport nature/culture et cette question lancinante "qu'est ce que veut bien dire le "progrès" dans un monde qui ne respecte pas la vie". Les peuples primitifs ont développé une résistance au "progrès", au développement. Pour Lévi-Strauss, cela repose sur trois choses :
- une préférence à l'unité face au changement.
- un profond respect pour les forces naturelles
- un refus d'entrer dans l'histoire.
Or pour progresser il faut élaborer un processus de collaboration entre les hommes sous peine de voir apparaître les notions de "peuple", "race"; "nation"... comme celles qui vont déterminer les rapports humains. Bref, la guerre trouve son fondement, mais pas sa justification, dans notre impossibilité ou notre aveuglement à ne pas collaborer et donc à uniformiser nos références intellectuelles.

n°13032094
guguy
Posté le 21-10-2007 à 11:50:45  profilanswer
 

Hier j'ai lu Le Banquet de platon et j'ai vraiment été soufflé, je
pensais que ce serait un texte un peu rébarbatif mais au contraire
j'ai trouvé ca passionnant! J'ai tellement apprécié que ca m'a presque
déprimé à l'idée de ne m'y être pas intéressé plus tôt :)
 
Donc, pour la suite que puis-je lire de Platon? le Criton ?
 
merci :)

n°13032262
rahsaan
Posté le 21-10-2007 à 12:17:03  profilanswer
 

Le Gorgias, sur la violence de la parole.
Le Hippias Majeur, sur le Beau.
La République (ou quelques passages : livre I, livre VI, livre X...)
 
Plus difficile : le Sophiste, sur l'erreur.


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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13032914
alcyon36
Posté le 21-10-2007 à 13:33:58  profilanswer
 

franchement, tu peux quasi tous les lire, sauf ptet le sophiste et le parmenide qui sont un peu plus coton...
le theetete, sur la science....;)


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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°13033121
rahsaan
Posté le 21-10-2007 à 13:55:10  profilanswer
 

le vicaire a écrit :


Après l'extermination des peuples primitifs comment est-ce possible d'aimer ce monde ? Comment réenchanter le monde ? Le pessimiste de Lévi-Strauss me semble poser une nouvelle fois la question du rapport nature/culture et cette question lancinante "qu'est ce que veut bien dire le "progrès" dans un monde qui ne respecte pas la vie". Les peuples primitifs ont développé une résistance au "progrès", au développement. Pour Lévi-Strauss, cela repose sur trois choses :
- une préférence à l'unité face au changement.
- un profond respect pour les forces naturelles
- un refus d'entrer dans l'histoire.
Or pour progresser il faut élaborer un processus de collaboration entre les hommes sous peine de voir apparaître les notions de "peuple", "race"; "nation"... comme celles qui vont déterminer les rapports humains. Bref, la guerre trouve son fondement, mais pas sa justification, dans notre impossibilité ou notre aveuglement à ne pas collaborer et donc à uniformiser nos références intellectuelles.


 
Oui, c'est ce que reprend Pierre Clastres.  
J'ai l'envie, depuis quelques temps, d'écrire une petite synthèse sur l'apport de Rousseau à la pensée sauvage. Montrer comment les intuitions du Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes anticipent sur l'ethnologie "amazonienne".
Sans doute que cela a déjà été fait.

Message cité 2 fois
Message édité par rahsaan le 21-10-2007 à 13:59:21

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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13033671
l'Antichri​st
Posté le 21-10-2007 à 15:10:06  profilanswer
 

le vicaire a écrit :


Après l'extermination des peuples primitifs comment est-ce possible d'aimer ce monde ? Comment réenchanter le monde ? Le pessimiste de Lévi-Strauss me semble poser une nouvelle fois la question du rapport nature/culture et cette question lancinante "qu'est ce que veut bien dire le "progrès" dans un monde qui ne respecte pas la vie". Les peuples primitifs ont développé une résistance au "progrès", au développement. Pour Lévi-Strauss, cela repose sur trois choses :
- une préférence à l'unité face au changement.
- un profond respect pour les forces naturelles
- un refus d'entrer dans l'histoire.
Or pour progresser il faut élaborer un processus de collaboration entre les hommes sous peine de voir apparaître les notions de "peuple", "race"; "nation"... comme celles qui vont déterminer les rapports humains. Bref, la guerre trouve son fondement, mais pas sa justification, dans notre impossibilité ou notre aveuglement à ne pas collaborer et donc à uniformiser nos références intellectuelles.


 
C’est intéressant ce que vous dites ! Levi-Strauss en effet fait parti de ceux qui considèrent que la nature peut donner une leçon d'ordre et d'harmonie ! Dans une perspective matérialiste, et sans aucun présupposé finaliste, on trouve chez lui l'idée que les spectacles de la nature, même si elle a été créée par le hasard, (il faut accréditer la conception du monde sur laquelle repose la science aujourd’hui : il est un simple produit du hasard, un jeu d’énergies aveugles, qui se déploie sans aucun but ni aucune volonté organisatrice ; la vie est un hasard de la matière, la conscience et la pensée, un hasard de la vie) offrent à l'homme une leçon susceptible de donner un sens à son existence : la beauté, l'harmonie existent ; il peut donc justifier sa vie en travaillant à les développer. Ainsi, dans Tristes tropiques, il raconte comment il a découvert les fondements de sa philosophie et les principes sur lesquels il a construit toute sa recherche d'ethnologue en observant les paysages pour lesquels il éprouvait, depuis l'enfance, un goût très vif :
 
"Je range encore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle équipée dans une zone inconnue du Brésil Central, que la poursuite au flanc d'un causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches géologiques [...].
 
Tout paysage se présente d'abord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens qu'on préfère lui donner. Mais, au-delà des spéculations agricoles, des accidents géographiques, des avatars de l'histoire et de la préhistoire, le sens auguste entre tous n'est-il pas celui qui précède, commande et, dans une large mesure, explique les autres? Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd'hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé [...].
 
Que le miracle se produise, comme il arrive parfois ; que, de part et d'autre de la secrète fêlure surgissent côte à côte deux vertes plantes d'espèces différentes, dont chacune a choisi le sol le plus propice ; et qu'au moment même se devinent dans la roche deux ammonites aux involutions inégalement compliquées, attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l’espace et le temps se confondent ; la diversité vivante juxtapose et perpétue les âges
."
 
Derrière le désordre apparent des paysages se découvre un ordre plus secret, originel, celui de la géologie, dans lequel peut se lire l'histoire de la terre. L'essentiel est que cet ordre, porteur de sens, est incarné dans le concret. Lévi-Strauss dépasse ainsi les oppositions habituelles entre matière et esprit, rationnel et affectif, concret et abstrait : le sens se trouve dans les choses mêmes, avec leurs particularités et leur individualité, non dans quelque construction que l'esprit plaquerait sur elles en suivant ses propres règles. S'il en est ainsi, c'est que l'esprit et ses lois sont de même nature que le monde. Fort de ces convictions, Lévi-Strauss cherche et découvre un sens là où l'on pensait qu'il n'y avait que non-sens, ou irrationalité, dans les coutumes ou les mythologies "primitives", dans la pensée sauvage par exemple. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler ici. Cette recherche de l’uni-dualité de l’homme dans la nature se voit très bien dans sa conception de l’origine et des formes du surnaturel.
 
Plus ancienne que la Religion, avec laquelle elle entre d’ailleurs en conflit, la Magie semble postuler une intentionnalité cachée des phénomènes naturels, elle paraît prêter aux forces naturelles une bienveillance ou une malveillance sélective. Cependant se réfère-t-elle bien à des influences surnaturelles ? La religion condamne la Magie parce que celle-ci justement ne reconnaît pas l’infinie distance du divin, parce que le magicien prétend agir sûrement, par incantations et sortilèges, sur des puissances occultes certes mais immanentes à l’univers. Au contraire, la religion affirme la transcendance absolue du Sacré. L’attitude magique suppose l’existence de forces diffuses dans l’univers, dissimulées en des lieux, des temps et des êtres privilégiés. La catégorie mentale fondamentale de la magie c’est l’occulte. Ces forces occultes manifestent leur présence par des effets merveilleux ou pervers, rompant l’ordre naturel des choses. Cependant, plus pratiques que théorique, la magie s’interroge moins sur la nature de ces forces cachées qu’elle ne cherche à les contrôler. Puisqu’elles sont immanentes à l’univers, il est possible de leur commander, de les faire entrer dans le cercle de nos projets. Elles ne sont ni révélés, ni transcendantes. Tabou pour les non-initiés, mais non pas inaccessibles à la volonté du magicien auxquelles elles obéissent. S’agit-il d’une forme du surnaturel ? Oui et non. Oui, puisque ces forces dérangent le cours ordinaire de la vie. Non, puisqu’elles sont mêlées à toutes les activités humaines, banales ou exceptionnelles. La causalité magique double en effet toujours la causalité naturelle ou technique. Fabriquer une pirogue, empoisonner une flèche, c’est mettre en œuvre un savoir-faire, une habileté toute humaine ; mais sans incantation, filtres et sortilèges, la pirogue ne tiendra pas l’eau, la flèche n’atteindra pas son but. Comment la pensée magique s’accommode-t-elle de la cohabitation de ces deux formes de causalité se demandera Levi-Strauss ?
 
Une réponse consista d’abord à comparer la mentalité magique à la mentalité enfantine. Syncrétisme, animisme et anthropomorphisme puérils. Confusion du moi et du hors-moi, projection sur la nature d’intentions trop humaines. Un sociologue, Lucien Lévy-Bruhl, tout en s’opposant à l’idée commune d’une incapacité des "sauvages" à l’abstraction, n’en proposa pas moins l’hypothèse de l’existence d’une "mentalité primitive", hostile à la pensée discursive, à l’abstraction. La pensée "primitive" serait radicalement "autre". "L’esprit du primitif ne suit pas la même marche que la nôtre". Nous nous sentons en sécurité dans une nature ordonnée suivant des lois nécessaires. La "mentalité primitive", au contraire, imaginerait un ordre caché de liaisons invisibles et imprévisibles dans un monde inquiétant. Elle serait en outre "pré-logique", c’est-à-dire indifférente dans certains cas aux principes élémentaires d’identité, de non-contradiction : indifférente, par exemple, à la contradiction entre l’explication par une causalité technique et l’évocation d’une causalité magique. Cette mentalité obéirait par contre à une "catégorie affective du surnaturel". Si la maladie ou la mort ne sont jamais tout à fait naturelles pour le primitif, ce serait parce que sa pensée réagirait d’abord émotionnellement et non intellectuellement aux événements. Or, émotions et passions nourrissent l’imagination qui traduit le naturel en surnaturel. Cette mentalité essentiellement mystique secréterait donc naturellement le surnaturel.
 
Pourtant, que de difficultés dans cette hypothèse ! Les remarquables performances techniques des peuples dits "primitifs" concordent mal avec une intelligence "pré-logique". Lévy-Bruhl finira par l’admettre. Et, surtout, peut-on considérer comme de simples "survivances" de la "mentalité primitive", comme de simples résidus, toutes les formes de croyances actuelles au surnaturel ? Lévi-Strauss proposera une toute autre explication de la magie, qui n’en fait pas du tout la source et la forme première du surnaturel. La magie est un produit de la "pensée sauvage", qui n’est pas la pensée des sauvages, mais la pensée à l’état sauvage, non-domestiquée. Cette pensée sauvage, qui est un mode universel et permanent de la pensée, et non un mode primitif ou une survivance, privilégie le sensible, le concret, l’imagination analogique, et non, comme la pensée domestiquée, l’intelligible, l’abstrait, l’entendement logique. Prêtant à la nature une attention affectueuse, elle en déchiffre les signes, les messages. L’art (et non seulement la magie) témoigne, encore aujourd’hui, de la vitalité de la pensée sauvage. La magie n’est pas plus le fruit d’une humanisation abusive de la nature que le produit d’une mentalité pré-logique. La magie postule un déterminisme naturel universel, elle suppose que tous les phénomènes, y compris les phénomènes humains, sont liés par des relations nécessaires. Loin d’humaniser la nature, elle naturalise l’humain, loin de croire au surnaturel, elle pose en principe que tout est naturel. Simplement, la magie est trop pressée : alors que les sciences ne supposent le déterminisme que pour l’établir et ne l’affirment qu’après l’avoir vérifié, la magie impatiente croit le voir partout et toujours. En traitant les faits physiques comme des messages, elle anticipe sur nos sciences. La théorie de l’information ne traduit-elle pas en termes d’échanges d’informations les lois de la thermodynamique ? La génétique ne traite t-elle pas l’hérédité comme un code, une langue ? La magie appréhendait directement et illusoirement des messages là ou il fallait d’abord construire des faits pour découvrir plus tard leur sens. Mais la magie n’a pas superposé un sens surnaturel à une nature privée de sens, comme le fera la religion. C’est dans la nature même qu’elle cherchait le sens.
 
Ainsi, la leçon de la nature enseigne à Levi-Strauss que tout dans l'univers est organisé à partir des lois de la matière et lui permet d'élaborer une pensée novatrice.
 
Cependant, une caractéristique propre à la démarche de Lévi-Stauss est de donner à la durée un rôle secondaire. L'ordre que la nature lui révèle fait fi des millénaires ; ou, si le temps s'y laisse deviner, c'est un temps pétrifié dans les configurations d'un espace. Par là, elle se rapproche de l'Antiquité et de l'époque classique (tout un programme ! Il serait intéressant, voire nécessaire, d'étudier les différentes formes du temps circulaire dans le paganisme, le rapport entre le temps et l'éternité dans le christianisme, la question de la nature humaine à la Renaissance, la conception d'une nature éternelle chez les philosophes des Lumières...), qui recherchaient aussi une harmonie intemporelle. Or, la pensée moderne se définit plutôt par l'importance qu'elle accorde au devenir. A la fin du XIXe siècle, l'évolutionnisme recule considérablement les limites du temps et fait de lui le principe explicateur de ce qui est. Pendant tout le siècle, le goût pour le passé, les progrès de la recherche historique font prendre conscience que des civilisations fort diverses se sont succédées au cours des âges ; on se demande si une continuité ou une progression se révèlent dans cette succession ; on élabore des philosophies de l'histoire. Ces préoccupations rendent sensible à d'autres leçons de la nature : celles qui enseignent un ordre essayant de se faire, plutôt que celles qui enseignent un ordre tout fait.
 
C’est bien ce que découvre Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : l’homme, parce qu’il est libre et a le pouvoir de changer son mode de vie et son environnement, marche sur une route toujours nouvelle et suit un chemin sans retour. Le temps des hommes échappe au temps circulaire de la nature. C'est une ligne dont l'origine est connue mais la destination indéchiffrable. Nous avançons vers l'avenir à reculons, laissant toujours plus loin de nous le paradis de l'état de nature tandis que la voix de la pitié naturelle nous parle de plus en plus faiblement. La nature est désormais sur la défensive. Son éternité est menacée. Elle a pour ennemie l'histoire qui la dégrade et l'entraîne sur la pente d'un temps linéaire, en une inévitable décadence. Telle est d'emblée la vision pessimiste de Rousseau, même si celui-ci la corrigera un peu plus tard dans l'Emile en découvrant que la nature, comme principe spirituel, subsiste dans les profondeurs de l'âme sous les strates successives déposées par l'histoire. Cette conception nouvelle doit peu à la subjectivité de Rousseau (il faudra y revenir...). Elle est la traduction d'une vérité devenue incontestable au XVIIIe siècle : l'homme a une histoire, il est histoire. Ses liens avec la nature sont rompus.
 
Le romantisme est né de ce bouleversement philosophique. Le sentiment de l'écoulement du temps individuel devient plus douloureux car, pour chacun, aux années de la vie s'ajoutent les siècles de l'histoire. Chateaubriand, Musset, Baudelaire se sentent à vingt ans accablés par le poids du passé de l'humanité entière ("J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans" dit Baudelaire.) Ils s'estiment "nés trop tard dans un siècle trop vieux". L'amour de la nature, que l'on s'accorde à reconnaître aux romantiques, n'est rien d'autre de leur part qu'un appel vers une éternité perdue. Mille poèmes en témoignent dont le plus fameux reste Le lac de Lamartine. Mais la nature est devenue étrangère et reste sourde à la voix humaine. De plus, elle aussi est entraînée par le temps.
 
En effet, le progrès de la civilisation détruit la nature sauvage. En Amérique, les Indiens, témoins de la noblesse ancestrale de l'humanité, disparaissent. Le roman de Fenimore Cooper, le Dernier des Mohicans (1828), est l'oraison funèbre de l'état de nature.
 
Mais, par une révolution intellectuelle aussi importante que celle qui fut opérée par Rousseau, la nature se révèle travaillée par le temps en son être même. Les conquêtes de la géologie, la surprenante découverte des fossiles, les débuts de l'anatomie comparée, attestent que la nature n'est pas l'immuable horloge que Voltaire voyait en elle. Elle est entraînée par le devenir ; elle a, elle aussi, une histoire. Les artisans de cette prise de conscience sont Buffon, et surtout Diderot qui réactualise les intuitions d'Héraclite et de Lucrèce.
 
Certes, le rythme d'évolution de la nature n'est pas à l'échelle de la durée d'une vie humaine. C'est la raison pour laquelle cette évolution a été si longtemps ignorée. Fontenelle avait déjà tout dit sur la question par sa célèbre formule : "De mémoire de rose, on n'a jamais vu mourir de jardinier." Mais, si lent que soit ce rythme, il est désormais incontestable. La marche de l'histoire entraine, avec la mort de la nature, la mort des dieux qui l'expriment. Dans le poème Delfica, Gérard de Nerval essaie de tirer la prêtresse de Delphes de son sommeil. Dans un pathétique effort pour effacer le temps, il feint de croire et de faire croire que les dieux antiques vont renaître et que "l'ancienne romance" ne s'est pas tue pour toujours. Mais l'immobilité des pierres dément cet espoir :
 
"La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au peid du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l'oliviers, le myrte, ou sous les saules tremblants,
Cette chanson d'amour qui toujours recommence ?...
 
Reconnais-tu le temple au péristyle immense,
et les citrons amers où s'exprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l'antique semence ?...
 
Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d'un souffle prophétique...
 
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l'arc de Constantin
- Et rien n'a dérangé le sévère portique
."
 
La notion de nature s'en trouve définitivement changée. Si donc la nature ne peut nous sauver de l'histoire, si elle-même est soumise au temps linéaire, ne vaut-il pas mieux saisir l'historicité de l'homme comme une chance et parier sur l'histoire ? Ainsi raisonne la seconde génération romantique. A la nostalgie succède l'espérance. Espérance qui prend très vite une forme politique : la liberté et l'égalité sont au bout du chemin ; la révolution future affranchira l'humanité de ses maux ancestraux. Cette attente, qui est d'essence religieuse, ne pouvant s'appuyer sur l'autorité d'une révélation, cherche l'appui de ce qui en tient lieu dans les temps modernes, c'est-à-dire de la science. Elle devient ainsi idéologie. De même que selon Lamarck l'évolution des espèces repose sur l'adaptation au milieu et sur l'hérédité des caractères acquis, de même selon l'idéologie marxiste on peut, en modifiant l'environnement social, arracher l'homme à sa nature et créer "l'homme nouveau". Les divers socialismes considèrent tous que ce qu'il y a de plus stable en l'homme est un obstacle au progrès. Délibérément, l'histoire veut changer la nature humaine et l'entraîner dans son cours. Pour les idéologues, la nature devient une force de résistance qualifiée de "réactionnaire".
 
Mais, s'il est vrai que la nature évolue, c'est selon sa propre loi. Elle ne saurait se plier aux injonctions de l'histoire. Par rapport à notre impatience, elle demeure lenteur et quasi stabilité. Le remplacement de la théorie de Lamarck par celle de Darwin et de ses successeurs, ôte à l'évolution sa prétendue finalité, installe dans son mécanisme le hasard et restaure au sein de l'idée de nature la notion de constance et d'éléments constants (le capital génétique).
 
Si, dans la première moitié du XIXe siècle, l'histoire nie la nature, dans la seconde, au contraire, c'est la nature qui oppose un démenti aux ambitions infinies de l'histoire. Les projets de l'utopie et de l'idéologie se fondent sur la vision d'un progrès continu se développant sur une durée illimitée. Or, voici que la nature fixe la limite : en 1851, le théorème de Clausius (deuxième principe de la thermodynamique) prédit que l'univers étant un système clos, les écarts de température doivent peu à peu s'équilibrer et les échanges cesser. L'univers est voué à la mort par augmentation de l'entropie.
 
Le spectre de la mort inévitable de la nature hante désormais la conscience des penseurs et des poètes. L'idée que la vie est à terme condamnée répand sur leurs oeuvres un pessimisme dont témoigne, par exemple, ce vers de Leconte de Lisle : "Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants". (Solvet saeclum).
 
Le thème de la fin du monde s'installe dans la littérature. Il y sera de plus en plus présent jusqu'au milieu du XXe siècle dans ce qu'on appelle le roman d'anticipation. Certaines oeuvres illustrent bien le conflit entre la foi dans le progrès et la lucidité scientifique. C'est le cas de La Machine à explorer le temps où l'auteur, H. G. Wells, à la fois socialiste et darwinien, découvre au bout de l'histoire, non pas la société idéale qu'il attendait mais une humanité crépusculaire proche de sa disparition. Et poussant au-delà de l'histoire humaine, sa machine nous fait entrevoir l'ultime image : un soleil rougeoyant, une mer prise par la glace et sur la plage, dernière créature vivante, un crabe...
 
Dégagées de tout élément religieux ou mythique, les leçons de la nature servent à édifier une morale. Elle se fonde sur l'idée que la vie est bonne en elle-même, qu'il y a, dans toutes ses formes, un élan et une innocence à préserver. Elle s'oppose à d'autres morales, qu'elle accuse d'appauvrir l'individu, de l'enfermer dans l'abstraction, de le déssécher en lui imposant un rigorisme mutilant et inutile. Et certes, la nature, resentie dans toute sa force, dans la puissance créatrice de son élan vital, peut être perçue comme donnant à l'homme un sentiment de plénitude et d'immortalité ; ou comme l'invitant à rejeter le carcan de morales desséchantes pour s'abandonner à l'innocence et à la joie des désirs immédiats ; ou comme un appel à se réaliser, sans esquiver les dures nécessités d'une lutte sans complaisance et sans jamais renoncer malgré les échecs momentanés ; ou enfin comme une leçon de mort puisque son éclat, son intensité qui, en un sens, marque le triomphe de la vie, manifeste, d'un autre côté, la violence en figeant êtres et choses dans une immobilité proche effectivement de celle de la mort. Si l'on peut en effet s'extasier devant la vie jaillissante et proliférante, force est de constater que, mathématiquement, toute abondance de vie implique une abondance de mort équivalente. Dès lors, la leçon de la nature peut-être entendue aussi légitimement comme leçon de destruction que comme leçon de création ; et comme exaltation de la loi du plus fort (c'est ce qu'expose Calliclès dans le Gorgias de platon : la règle que nous enseigne la nature, c'est d'avoir le plus de désirs et le plus de passions possible, et de chercher à les satisfaire. Mais seuls les plus courageux et les plus intelligents en sont capables. Les autres, faute de pouvoir le simiter, ont inventé la morale qui prêche la maîtrise de soi et le respect d'autrui.Ils espèrent par là masquer leur propre lâcheté et attirer le blâme sur le splus forts), dans un amoralisme ou un immoralisme parfaits, tout autant que comme un appel à une réalisation de soi dans la recherche du meilleur de soi.
 
Et la question que pose Levi-Strauss concerne alors ce qu'est fondamentalement la nature : non un fait mais une valeur, le fondement transcendantal des droits de l'homme, bref un phénomène de culture !  Mais qu'est-ce qui fait alors la valeur d'une culture ? Telle est la question de fond que pose Levi-Strauss !
 
La culture, au sens du mot allemand Kultur, désigne l’ensemble des oeuvres de l’Esprit, matérielles et immatérielles, grâce auxquelles l’homme transforme son milieu naturel et dépasse sa propre animalité. On appartient donc à une culture car celle-ci ne vit qu’à travers l’esprit de ses membres. La pluralité des cultures vivantes rend alors difficile un jugement de valeur objectif d’une culture sur une autre : comment éviter d’évaluer les autres par rapport à soi-même, comment échapper à la partialité en prenant sa propre culture comme critère de jugement, bref comment juger la valeur d’une culture en évitant de tomber dans l’ethnocentrisme, et manquer ainsi d’objectivité ? La valeur d’une culture sera justement pour Hegel sa capacité à manifester l’universel en transcendant les différences culturelles, en les intégrant à elle pour réaliser sa fin propre tout en les faisant progresser.
 
Cependant, le paradoxe reste entier : le jugement sur une autre culture que la sienne est un jugement de valeur, donc subjectif. Un traitement objectif de la valeur d’une culture a-t-il un sens ? C’est un problème de légitimité : il faut en effet noter que la valorisation de l’objectivité et de l’universalité est elle-même un fait culturel, qui apparaît dans une société donnée à un moment déterminé de son histoire. Rien ne dit que cette particularité culturelle consistant à revendiquer l’universel autorise effectivement ceux qui la portent à juger les autres. Vouloir intégrer les différentes cultures à une échelle de valeur unique, permettant de juger objectivement de chacune, c’est refuser leur hétérogénéité radicale, bref refuser de les comprendre. Mais le désir de connaître pour juger n’est-il pas une autre forme du désir de dominer ?
 
Tel est donc l’enjeu : il s’agit d’échapper au relativisme culturel, qui rend le jugement subjectif et partial, sans pour autant retomber dans un faux évolutionnisme, qui légitime les préjugés ethnocentristes et racistes. Mais si la valeur d’une culture réside dans sa capacité à intégrer les autres, comme le revendique Hegel, cette intégration doit-elle être pour autant hiérarchisée et finalisée ? Ne faut-il voir les différentes cultures que comme des étapes du cheminement d’un Esprit unique (Hegel) ou bien comme les possibilités qu’à l’espèce humaine d’optimiser ses chances de progrès et de survie (Levi-Strauss) ?
 
Pour pouvoir juger la valeur d’une culture, il faut posséder au préalable un critère de jugement. Si un tel critère existe, il est en effet possible de préférer une culture par rapport à une autre. Or, l’ethnocentrisme est la tendance poussant un groupe social à évaluer les autres par rapport à lui-même, comme s’ils devaient s’y rapporter à la manière des points de la circonférence du cercle à son centre. L’ethnologie en fait la critique en objectant que l’on ne peut juger la valeur d’une culture à partir d’une autre, car le jugement que l’on formule ainsi n’est pas objectif et neutre, mais subjectif et partisan. Une culture ne peut en évaluer une autre parce que chaque culture présente une manière de résoudre des problèmes de vivants ; elle ne possède pas de critères universels, d’instrument de mesure en fonction desquels elle pourrait juger les autres cultures. Aucune des cultures n’est supérieure aux autres : chaque culture invente des moyens de résoudre des problèmes qui lui sont propres. Ce qu’elle a institué est relatif, il lui est donc impossible de le présenter comme des normes absolues s’imposant à toutes les autres cultures. Chaque culture se réduit d’abord à une construction idéologique !
 
Le problème est donc bien celui de l’objectivité des jugements : si une culture mérite d’être préféré à une autre, cette préférence doit être objectivable, universelle, partagée par tous. La valeur d’une culture, ce qui devrait être l’objet du désir de tous les hommes, ce qui a pour caractère de s’imposer absolument, indépendamment de tout intérêt particulier sensible, dépend directement de l’impartialité du jugement que l’on porte : au lieu de prendre sa propre culture comme critère de jugement, comme point de référence, il s’agit de soumettre toute culture à une réflexion de type philosophique qui s’efforce de remonter à ses éléments constitutifs, sans jamais perdre de vue la vérité et la justice. Si nos jugements de valeur sur les cultures sont objectifs, ils doivent témoigner de la véritable nature de leur objet, ou alors ils ne sont que subjectifs et nous renseignent seulement sur la valeur de ceux qui les portent.
 
Existe-t-il un critère universel, transcendant les différentes cultures, permettant de juger objectivement de leur valeur, ou ne peut-on échapper au relativisme culturel (il n’y aurait en la matière que des normes particulières) ? En fait, une culture ne peut porter et transmettre des évaluations absolues (des valeurs qui s’imposent aux autres cultures), qu’après les avoir acquises par un processus de dépassement par lequel les hommes s’affranchissent partiellement de leurs particularités. En effet, lorsqu’on parle de "culture", on renvoie à un acquis. D’abord, l’homme ajoute à la nature ses mœurs, sa façon de vivre. Mais la culture, c’est fondamentalement le dépassement du donné, quel qu’il soit. C’est le processus par lequel l’homme cherche à se libérer de ses particularités : se cultiver, c’est se libérer des limites, y compris celles de la culture elle-même (entendue au sens de la civilisation) que définit notre existence particulière. La culture signifie en ce sens, non seulement l’appropriation des données d’une certaine culture, mais le dépassement de cette appropriation dans la réflexion qui permet une voie d’accès à l’universel (contre tout phénomène d’ "acculturation" ), c’est-à-dire à des valeurs supérieures fondamentalement attachées à l’humain et permettant de définir un idéal susceptible d’orienter les pratiques et les fins par-delà les différences propres à telle culture singulière.
 
Or, pour Hegel, c’est justement l’universel qui fait la valeur d’une culture : cette aptitude à dépasser le particulier pour rejoindre l’universel est selon lui le critère qui permet de juger objectivement une culture, au travers de ses réalisations. Ainsi, une culture a d’autant plus de valeur qu’elle parvient à faire progresser toutes les autres en réalisant une fin qui lui est propre. Il faut se souvenir que l’histoire est pour lui "la représentation de l’Esprit" (cf. La Raison dans l’histoire, II, 1, 3). Ce n’est pas une suite désordonnée d’événements dont les résultats s’annulent dans le temps, mais un processus dialectique à l’issue duquel l’Esprit parvient à réaliser ses fins en utilisant des éléments qui lui sont originellement opposés. Elle a un sens et un but, qui est de réaliser la fin essentielle de la raison et de l’humanité : la liberté. Chaque peuple et chaque culture particulière sont appelés à faire progresser cette dernière vers sa fin ultime, nous dit Hegel. C’est sa raison d’être. Le particulier, quel qu’il soit, peut ainsi être conçu comme un moment du développement de l’universel. C’est ce qui lui donne du sens et sa valeur : le fait de participer à l’avènement de l’universel. Cette remarque vaut pour les peuples, les histoires nationales et les cultures particulières. Tous doivent s’intégrer à l’histoire universelle suivant un ordre chronologique, qui fait d’eux des moments ou des aspects particuliers de son développement. Les peuples et les civilisations sont pour Hegel les différentes incarnations de l’Esprit qui réalise l’une de ses fins essentielles à travers eux. Ils en sont les représentants pour un temps. C’est d’ailleurs ce qui peut nous intéresser dans l’histoire, puisque confronté aux vestiges des sociétés qui nous ont précédés nous éprouvons souvent la nostalgie d’une époque à jamais révolue, dont nous savons qu’elle représente une sorte d’accomplissement provisoire pour l’Esprit. L’histoire n’est pas un progrès linéaire dont la logique serait la destruction d’un passé chaque fois dépassé, mais au contraire un progrès dialectique où chaque moment compte en lui-même comme expression essentielle du développement de l’Esprit. Or, la "culture" est l’aptitude qu’ont les différentes cultures, en tant que particulier, à prendre conscience de leur contenu universel et de leur dimension spirituelle. C’est ainsi qu’un homme est dit cultivé lorsqu’il sait dépasser ses particularités et rejoindre tous les autres par la pensée, en lui donnant la forme de l’universalité. Un peuple a de même une culture lorsqu’il poursuit une fin qui intéresse tous les autres, pas seulement lui-même, et a une signification universelle.
 
Cette analyse fournit ainsi un critère permettant de juger objectivement de la valeur d’une culture. Elle est au peuple ce que la conscience est à l’individu : elle en est l’esprit et l’élément subjectif. Si l’on ne peut en juger directement, en raison de sa nature immatérielle, on le peut indirectement par l’intermédiaire de ses réalisations particulières : sa valeur est proportionnelle à leur contenu spirituel. Elle en acquiert en dépassant ses particularités pour faire de ses œuvres singulières des manifestations de l’esprit universel. Ce dépassement garanti du même coup la neutralité et l’objectivité du jugement que l’on porte sur elle, car il n’exprime pas une subjectivité particulière mais porte le sceau de l’universel.
 
Mais la production de biens culturels témoigne-t-elle effectivement du sens d’une culture ? En est-elle une expression authentique, ou un dévoiement tragique ? Permet-elle de juger objectivement de sa valeur ? Ou l’objectivité n’est-elle ici qu’une illusion, dont il convient de faire la critique pour comprendre ce qu’est la culture avant les biens culturels.
 
On ne peut juger objectivement de la valeur d’une culture nous dit Simmel. Ce serait la confondre avec les biens qu’elle produit en commettant une erreur qu’il qualifie de "tragique", car elle est, selon lui, fatale. Pour Simmel, la culture est en effet le chemin de l’esprit vers lui-même. L’objectivation est une étape nécessaire de cet itinéraire : l’esprit, qui est sujet, ne peut se connaître qu’en devenant lui-même un objet, car toute connaissance réside dans le rapport sujet / objet. Or, c’est justement ce qui a lieu dans la culture : l’esprit, qui est immatériel, produit des œuvres matérielles qui témoignent de sa nature et de ses potentialités. Ces œuvres qui rendent visible l’invisible ont une valeur spirituelle. L’esprit en est le contenu objectif. Il s’aperçoit lui-même en les contemplant et peut ainsi revenir à lui-même après s’être déployé en elles, pour acquérir par réflexion une connaissance objective de son être. La culture dépasse ainsi l’opposition du sujet et de l’objet : elle opère leur synthèse et accomplit l’esprit dans la production d’œuvres concrètes appelées "biens culturels".
 
Simmel remarque cependant que ce circuit dialectique est toujours dévoyé par la pratique. "Il se produit dans la culture une faille, nous dit-il, qui fait que la synthèse sujet / objet se mue en paradoxe, voir même en tragédie" (cf. La Tragédie de la culture). Selon lui, l’esprit ne peut jamais revenir à lui-même en se réappropriant le contenu objectivé des produits culturels, car leur objectivité les rend indépendants et les fait relever d’une autre juridiction que la sienne. C’est ainsi que les œuvres qui sont à l’origine issues d’une subjectivité particulière sont réinterprétées par le public qui les reçoit, de différentes façons en fonction des époques, si bien que leur sens ne coïncide plus avec l’intention de leur auteur.
 
Généralement, les produits culturels sont en outre instrumentalisés, c’est-à-dire mis au service d’autres fins que celles de la culture, à laquelle ils finissent par faire obstacle, au lieu d’en favoriser le développement. La matière dont les oeuvres sont faites obéit enfin à d’autres lois que celles de l’esprit et leur contenu spirituel finit toujours par se dissoudre en elle au cours du temps pour disparaître finalement. Ces dévoiements conduisent donc Simmel à distinguer la culture et les biens culturels en affirmant l’autonomie de chacune de ces sphères. Leur rapport est selon lui comparable à celui d’un cercle à ses tangentes : ils se confondent bien en un point, mais divergent ensuite. Le "paradoxe" veut donc que les produits culturels ne servent pas nécessairement la culture, parce qu’ils sont régis par une logique immanente à la sphère de l’objectivation, qui les rend étrangers à ses fins. C’est une "tragédie" selon l'auteur, car cela signifie que la culture ne peut éviter de s’objectiver dans des œuvres qui la vouent à sa perte. Il est donc absurde de vouloir juger "objectivement" de la valeur d’une culture, car son objectivation est justement sa dénaturation. Les produits culturels font obstacle à la culture. On ne la comprend qu’en se rapprochant des sujets qui la font, car il ne s’agit pas ici de juger, mais d’agir et de créer.
 
Faut-il pour autant renoncer à toute objectivité ? A quoi peut-on se référer, si une culture ne s’évalue pas à ses productions ? La diversité condamne-t-elle forcément le jugement que l’on porte sur elles à la relativité et à la subjectivité ? Ne peut-elle en fournir au contraire un critère d’évaluation objectif ? N’est-elle pas une richesse ?
 
Une culture a d’autant plus de valeur qu’elle est diversifiée et tolérante, nous dit Lévi-Strauss. La diversité est pour lui un facteur de progrès qui permet de juger objectivement de la valeur culturelle d’une société. Le but de l’ethnologue est de lutter contre l’ethnocentrisme, le racisme et le faux évolutionnisme. Il montre que l’on ne doit pas se représenter le progrès de l’humanité comme une échelle où chaque barreau serait une culture, dont le degré d’élévation dépendrait de sa ressemblance avec celle que l’on situe au sommet. Cet évolutionnisme culturel hérité du XIXe siècle n’affirme pas la différence, en la tenant pour une réalité et une richesse, mais la nie au contraire en la considérant comme une apparence à dissiper au sein d’une hiérarchie prédéfinie. Il ramène la diversité des cultures à l’unité, en le subordonnant à l’une d’entre elles, sur le chemin de laquelle elles ne sont finalement que des étapes. L’évolutionniste veut ainsi échapper au relativisme culturel, en définissant un critère permettant de juger objectivement la valeur d’une culture. Elle se mesure selon lui soit à son degré de développement, de façon relative, en fonction de sa ressemblance à celle située au sommet de l’échelle, soit au nombre d’inventions dont l’humanité lui est redevable, de façon absolue, sans qu’on ait à la comparer à d’autres. La notion de progrès devrait ainsi permettre de juger objectivement de la valeur d’une culture. Or, c’est justement ce que critique Lévi-Strauss. II voit dans cet évolutionnisme un effet de l’ethnocentrisme et l’humanité en progrès ressemble moins, selon lui, à un homme gravissant un escalier qu’à un joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés. Il remarque avec les archéologues et les anthropologues du XXe siècle que les progrès que les hommes ont faits au cours de l’histoire sont moins échelonnés dans le temps que répartis dans l’espace. Ils ne sont pas linéaires et ne sont pas le fait d’une seule civilisation, mais se font par bonds et changements de sens, au gré des échanges entre les peuples. Le renouvellement des sciences historiques, alliées à celles de la vie, l’amène à proposer une nouvelle image de l’humanité. Comme un joueur pariant aux dés sur l’apparition d’une série a plus de chance de gagner s’il échange ses résultats avec d’autres joueurs, les différentes cultures ne gagnent et ne progressent jamais seules, mais seulement en rapport les unes avec les autres. Comme les joueurs qui veulent compléter leurs séries n’ont pas besoin de ceux dont les résultats sont semblables aux leurs, les cultures s’enrichissent de leur différence qui est un facteur de progrès. "La véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, nous dit Lévi-Strauss, mais dans l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles" (cf. Race et histoire, 9). La valeur d’une culture se mesure ainsi à sa capacité à en intégrer d’autres pour progresser, sans nier leur différence, ni perdre son unité. La diversité culturelle est alors une richesse et la tolérance est le principe général de la civilisation.
 
En ce sens, la valeur d’une culture dépend des valeurs qu’elle défend ? Parmi les critères objectifs de jugement, on peut affirmer que le critère moral est supérieur à tous les autres critères, ce qui nous pousse effectivement à préférer une civilisation qui respecte les droits de l’homme à une civilisation qui admettrait par exemple la torture.


Message édité par l'Antichrist le 22-10-2007 à 06:15:13
n°13033898
sylvva
Posté le 21-10-2007 à 15:44:14  profilanswer
 

le vicaire a écrit :


Après l'extermination des peuples primitifs comment est-ce possible d'aimer ce monde ? Comment réenchanter le monde ? Le pessimiste de Lévi-Strauss me semble poser une nouvelle fois la question du rapport nature/culture et cette question lancinante "qu'est ce que veut bien dire le "progrès" dans un monde qui ne respecte pas la vie". Les peuples primitifs ont développé une résistance au "progrès", au développement. Pour Lévi-Strauss, cela repose sur trois choses :
- une préférence à l'unité face au changement.
- un profond respect pour les forces naturelles
- un refus d'entrer dans l'histoire.
Or pour progresser il faut élaborer un processus de collaboration entre les hommes sous peine de voir apparaître les notions de "peuple", "race"; "nation"... comme celles qui vont déterminer les rapports humains. Bref, la guerre trouve son fondement, mais pas sa justification, dans notre impossibilité ou notre aveuglement à ne pas collaborer et donc à uniformiser nos références intellectuelles.


 
 
 
c'est plus nuancé que cela : l'esprit guerrier, de conquête, de compétition, la haine, l'envie, la jalousie...
ne se manifestent pas seulement entre les ethnies mais aussi à leur intérieur,
et plus loin, à l'intérieur des familles même...
 
l'esprit de compétition est foncièrement inscrit dans le psychisme humain
 
 
l'idée que la culture endiguerait cet esprit est fausse :  
toutes les disciplines culturelles mettent en place des compétitions entre les talents,
des concours de création de la maternelle au niveau mondial

n°13034354
sylvva
Posté le 21-10-2007 à 16:54:27  profilanswer
 

fort de son talent de la prolixité, maître Barbon se fait une spécialité de transformer  
tout texte en une potée !
 
ainsi apprend-on avec délice que :
 
1. la vie (matière, conscience) est pur hasard
mais, la même vie, offre à l'homme des leçons de sens !!    :lol:  
 
2. au vu de la science, le finalisme est à rejeter
mais, un ordre secret se cache derrière les choses !!    :lol:  
 
3. Lévi-Strauss dépasse la contradiction matière/esprit
en plaçant le sens dans les choses !!
 
vite, un Nobel à maître Barbon, qui découvre des choses  
qui n'appartiennent ni à la matière, ni à l'esprit !    :lol:  
 
mais ce n'est là qu'échauffement !
 
nous voilà d'un coup de coude téléguidés vers une énorme bouillie,
faite d'ingrédients fantasques, cueillis  
aux quatre coins du monde et trois dimensions du temps,
et qu'on nous fait ingurgiter incessamment,
jusqu'à nous souffler carrément ,
pauvres crabes échoués sur la plage   :pt1cable:  
devant l'océan d'intelligence de son auteur !
 
ah, ah, everybody   :love:  you, maître !   :lol:
 
 
et, pour parfaire l'excellence de la scène,  
on attend impatiemment les applaudissements de Rahsaan !

Message cité 1 fois
Message édité par sylvva le 21-10-2007 à 17:36:33
n°13034967
Baptiste R
Posté le 21-10-2007 à 17:57:08  profilanswer
 

sylvva a écrit :

fort de son talent de la prolixité, maître Barbon se fait une spécialité de transformer  
tout texte en une potée !
 
ainsi apprend-on avec délice que :
 
1. la vie (matière, conscience) est pur hasard
mais, la même vie, offre à l'homme des leçons de sens !!    :lol:  
 
2. au vu de la science, le finalisme est à rejeter
mais, un ordre secret se cache derrière les choses !!    :lol:  
 
3. Lévi-Strauss dépasse la contradiction matière/esprit
en plaçant le sens dans les choses !!
 
vite, un Nobel à maître Barbon, qui découvre des choses  
qui n'appartiennent ni à la matière, ni à l'esprit !    :lol:  
 
mais ce n'est là qu'échauffement !
 
nous voilà d'un coup de coude téléguidés vers une énorme bouillie,
faite d'ingrédients fantasques, cueillis  
aux quatre coins du monde et trois dimensions du temps,
et qu'on nous fait ingurgiter incessamment,
jusqu'à nous souffler carrément ,
pauvres crabes échoués sur la plage   :pt1cable:  
devant l'océan d'intelligence de son auteur !
 
ah, ah, everybody   :love:  you, maître !   :lol:
 
 
et, pour parfaire l'excellence de la scène,  
on attend impatiemment les applaudissements de Rahsaan !


Et ta soeur ?

mood
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Posté le 21-10-2007 à 17:57:08  profilanswer
 

n°13035730
le vicaire
Posté le 21-10-2007 à 19:05:50  profilanswer
 

sylvva a écrit :


 
 
 
c'est plus nuancé que cela : l'esprit guerrier, de conquête, de compétition, la haine, l'envie, la jalousie...
ne se manifestent pas seulement entre les ethnies mais aussi à leur intérieur,
et plus loin, à l'intérieur des familles même...
 
l'esprit de compétition est foncièrement inscrit dans le psychisme humain
 
 
l'idée que la culture endiguerait cet esprit est fausse :  
toutes les disciplines culturelles mettent en place des compétitions entre les talents,
des concours de création de la maternelle au niveau mondial


 
L'observation des peuples primitifs prouvent le contraire. C'est d'abord l'unité des groupes sociaux qui est privilégiée. Par exemple les gahuku-Kama de nouvelle guinée, ayant appris des missionnaires le football, s'arrangent toujours pour qu'il n'y ait pas de vainqueurs. S'il y a bien un vainqueur dans le match, ils multiplient le nombre de parties pour que victoires et défaites soient équivalentes. D'autre part la notion de "majorité" n'existe pas, il faut consensus car la préservation de l'unité, de la bonne entente du groupe, est primordiale. Ceci est observé dans la quasi totalité des sociétés dites primitives. Mais bon, je sais la maternelle est traumatisante...

n°13036525
le vicaire
Posté le 21-10-2007 à 20:08:37  profilanswer
 

rahsaan a écrit :


Oui, c'est ce que reprend Pierre Clastres.  
J'ai l'envie, depuis quelques temps, d'écrire une petite synthèse sur l'apport de Rousseau à la pensée sauvage. Montrer comment les intuitions du Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes anticipent sur l'ethnologie "amazonienne".
Sans doute que cela a déjà été fait.


 
Si tu veux une bonne piste, il y a un texte de Lévi-Strauss sur Rousseau. Dans "Anthropologie structurale II" "Rousseau fondateur des sciences de l'homme".
 
"La révolution rousseauiste, pré́formant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser des identifications obligées, que ce soit celle d’une culture à cette culture, ou celle d’un individu, membre d’une culture, à un personnage ou à une fonction sociale que cette même culture cherche à lui imposer." (p. 52).

n°13036980
rahsaan
Posté le 21-10-2007 à 20:47:52  profilanswer
 

Merci. :)
 
A la fin de Tristes tropiques, il rend un hommage appuyé, lyrique, à Rousseau, et évoque cette cohérence de son oeuvre : du thème de la nature dans le Second Discours, au Contrat social jusqu'à la figure d'Emile.


---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13038503
sylvva
Posté le 21-10-2007 à 23:25:56  profilanswer
 


 

Citation :

L'observation des peuples primitifs prouvent le contraire. C'est d'abord l'unité des groupes sociaux qui est privilégiée.


 
 
Marcel Mauss montre que, si simple soit-elle, toute société humaine est divisée en clans antagonistes et cherche à résoudre cet antagonisme en se représentant symboliquement l’unité du clan. L'unité apparait donc toujours en position seconde.
Ce qui est logiquement premier n’est ni l’affectivité, comme le soutient Durkheim,
ni même l’expérience du monde vécue, mais le conflit et les impératifs sociopolitiques de sa résolution.
 
 
 

Citation :

Mais bon, je sais la maternelle est traumatisante...


 
ah, ah...quand les vicaires se mettent à faire de la psycho,
c'est pareil que lorsqu'ils font de la socio :
 
ça fait ça :   :lol:


Message édité par sylvva le 21-10-2007 à 23:28:34
n°13038534
sylvva
Posté le 21-10-2007 à 23:29:54  profilanswer
 

Baptiste R a écrit :


Et ta soeur ?


 
ta mère

n°13039016
sylvva
Posté le 22-10-2007 à 00:59:34  profilanswer
 

rahsaan a écrit :


 
 
J'ai l'envie, depuis quelques temps, d'écrire une petite synthèse sur l'apport de Rousseau à la pensée sauvage. Montrer comment les intuitions du Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes anticipent sur l'ethnologie "amazonienne".
Sans doute que cela a déjà été fait.


 
cela n'a sans doute pas été fait,
pour la simple raison que tout le monde ne se shoote pas à Rousseau  
 
n'est-il plus prudent de se renseigner par des moyens plus véridiques,
quand il s'agit d'histoire des civilisations ?
 
 
tiens, prenons les jivaros de la fôret amazonienne, ces gens qui te sont si chers,
 
en tant que bons sauvages, qu'est-ce qu'ils sont raffinés  !
 
Le Riverside Municipal Museum, California, révèle des choses merveilleuses à leur sujet :
 
" Tuer un ennemi et réduire sa tête apporte, selon les jivaros, la puissance de l’âme  
de la victime à son tueur. La tête tranchée d'hommes, femmes ou enfants est réduite  
par une technique spéciale : la peau est enlevée et bouillie, ce qui la fait rétrécir,  
tout en gardant les traits de la personne. Elle est ensuite empaillée, le produit final  
ayant les dimensions d'un poing, et utilisée dans des cérémonies rituelles au cours desquelles le tueur est supposé acquérir la puissance du défunt.
 
Plus on tue donc, plus on devient puissant. Le meurtre de trois ou quatre personne ou plus conduit au titre de kakaram, "être surpuissant" ou "tueur". De tels hommes sont à la fois craints et respectés, et assurent habituellement le commandement dans les raids.  
Un homme avec une telle réputation est presque invincible, même face à l’ennemi.
 
Les Jivaros font une distinction précise entre "guerre", qui est un raid sur les tribus environnantes où on "parle" ou "agit" différemment, et la "vendetta", qui implique des combats entre individus ou villages jivaros proches.  
La motivation pour la guerre est habituellement le pillage et le désir d’acquérir des têtes avec leur pouvoir spirituel associé.  
La motivation de la vendetta est habituellement d’acquérir des femmes ou de se venger sur des hommes isolés.  
 
Un raid implique généralement trente à quarante individus, qui tentent de surpasser en nombre et par surprise des habitations isolées, tuant tous les occupants pour  
leur trancher la tête et volant les machettes, les armes à feu, les fléchettes empoisonnées, les chiens de chasse, les ornements et autres choses de valeurs.
 
Les Jivaros vivent dans l’attente de raids de représailles des ennemis.  
Ils prennent nombre de précautions. Les hommes sont toujours armés et les maisons  
sont fortifiées, fréquemment par des palissades construites autour de la maison."
 
http://perso.orange.fr/pierre.jeanson/doc/indiens.htm
 
si tu pars en visite, emmène le vicaire avec toi,
lui aussi il a besoin d'une douche froide !
et n'oubliez pas de rapporter des têtes réduites pour vos cops de topic,
la plus grosse pour ton chouchou AC, bien sûr !
elles donnent ce pouvoir spécial de se rappeler que penser dans son coin
n'est souvent que divaguer


Message édité par sylvva le 22-10-2007 à 01:28:21
n°13039777
le vicaire
Posté le 22-10-2007 à 09:17:57  profilanswer
 

La cloche vient de sonner. Fascinant !

n°13040550
rahsaan
Posté le 22-10-2007 à 11:20:26  profilanswer
 

Mine anti-personnel a écrit :


Ce qui prouve que si les philosophes ont mis à mort les sophistes, c'est pour leur voler leurs armes. C'est toute l'oeuvre de Platon: le sophiste est trop habile, trop dangereux pour être laissé en liberté. Il se confond avec le philosophe, comme chiens et loups à la tombée de la nuit.
Il faut lire ce passage de Levy-Strauss aussitôt après le Sophiste de Platon. Tout s'éclaire.


 
Je me représente le lien philosophe - sophiste comme une joute, une agon. Ma lecture, cet été, du Sophiste me confirme dans cette impression. Oui, le philosophe lui vole ses armes : il discourt en privé par des contradictions brèves.  
J'avais commencé à écrire un long compte-rendu du Sophiste, dont j'ai posté une grande partie http://forum.hardware.fr/hfr/Discu [...] #t12778655 .
 
Au bout du compte, j'aurais voulu interroger cette différence/distinction entre sophiste et philosophe. Ce qui aurait permis d'interroger d'ailleurs la différence entre "distinction" et "différence". Différence que je ne conçois pas bien d'ailleurs. Si quelqu'un a une idée... Quelle est la différence entre une différence et une distinction ?...  :??:  
Il me semble que c'est ce problème qui est au coeur de la relation philosophe - sophiste. Au bout du compte, il s'agit de penser l'Etre et ses genres, c'est à dire la différence entre les genres. L'Etre comme différence.
 
EDIT
 
A ce sujet, je trouve un article de Deleuze de 1995, L'actuel et le virtuel : http://lucdall.free.fr/workshops/I [...] eleuze.pdf . Serait-ce son tout dernier article, encore postérieur à L'immanence, une vie ?...

Message cité 2 fois
Message édité par rahsaan le 22-10-2007 à 11:33:22

---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13040879
sylvva
Posté le 22-10-2007 à 12:04:46  profilanswer
 

le vicaire a écrit :

La cloche vient de sonner. Fascinant !


 
non, le glas de la naïveté

n°13041028
Baptiste R
Posté le 22-10-2007 à 12:23:38  profilanswer
 

Citation :


A ce sujet, je trouve un article de Deleuze de 1995, L'actuel et le virtuel : http://lucdall.free.fr/workshops/I [...] eleuze.pdf . Serait-ce son tout dernier article, encore postérieur à L'immanence, une vie ?...


"Immanence, une vie" a été publié le 1 septembre 1995 dans le numéro 47 de Philosophie (qui coutait 64 francs à l'époque). "Actuel et virtuel", édité en 1996 à la fin de Dialogues, est daté de 1995 sans précision supplémentaire. Deleuze est mort le 4 novembre (un samedi).
 
Ceci étant posé, la seule bibliographie que je considère avec sérieux est celle-ci, établie par un certain Bernold :
"Voici la liste de ses ouvrages : De l'événement, en 34 livres. Des constellations qui nous transpercent. De l'impassibilité des incorporels. Du paradoxe et du destin. Sur les blessures qu'on reçoit en dormant. Les symptômes. Sur le saut des démons. Des tubercules. De l'homme noble. Sur la laideur de la face humaine. Des idiots. Des témoins invisibles. Le Prince des philosophes. Sur les degrés. Des trois testaments. Le Galicien, ou Du froid, ou De la cruauté. Des larves. De l'Idée qui nous regarde. Misosophie. De l'oeuf. Du clair et de l'obscur. De l'universelle aragne. Que toute intensité est déchirante. De la sardine. Sur la question "qui ?". Éloge de Lucrèce. Des viscères. De la complication. Précis des torsions. Qu'il convient de ne pas trop s'expliquer. Des singularités qui nous rebroussent. Du cloaque. Du triomphe des esclaves. Le manteau. Ce qui nous appartient sous une sollicitation plus subtile. De la profondeur absolue. De la joie inconnue."


Message édité par Baptiste R le 22-10-2007 à 12:37:31
n°13041064
sylvva
Posté le 22-10-2007 à 12:31:14  profilanswer
 

Citation :


 
Au bout du compte, j'aurais voulu interroger cette différence/distinction entre sophiste et philosophe.... Si quelqu'un a une idée...
 


 
 
tu as un peu de mal à comprendre la leçon :
 
je répète donc : cela ne marche pas par idées de tel ou tel, mais par la DOCUMENTATION
 
 
http://fr.wikipedia.org/wiki/Sophiste
 
 
penser n'est pas une entreprise narcissique,  
le but n'est pas de se distinguer à tout prix de ce qui a déjà été dit,
comme le fait croire la pratique catastrophique de la disserte qu'ont certains enseignants
et dont le résultat est de fabriquer à la chaîne des messieurs Jourdain sophistes !
 
penser n'est pas un hobby intellectuel, un morceau de bravoure érudite
qui distingue du commun des mortels
 
penser c'est atteindre l'authentique, fût-il connu de tout le monde


Message édité par sylvva le 22-10-2007 à 12:36:11
n°13041344
le vicaire
Posté le 22-10-2007 à 13:12:16  profilanswer
 

tain' c'est beau. Shootée à l'authentique, du lourd, très lourd.

n°13042059
guguy
Posté le 22-10-2007 à 14:43:39  profilanswer
 

le vicaire a écrit :

tain' c'est beau. Shootée à l'authentique, du lourd, très lourd.


 
la critique est aisée mais l’art est difficile

n°13042838
alcyon36
Posté le 22-10-2007 à 15:52:22  profilanswer
 

rahsaan a écrit :


 
Au bout du compte, j'aurais voulu interroger cette différence/distinction entre sophiste et philosophe. Ce qui aurait permis d'interroger d'ailleurs la différence entre "distinction" et "différence". Différence que je ne conçois pas bien d'ailleurs. Si quelqu'un a une idée... Quelle est la différence entre une différence et une distinction ?...  :??:  
Il me semble que c'est ce problème qui est au coeur de la relation philosophe - sophiste. Au bout du compte, il s'agit de penser l'Etre et ses genres, c'est à dire la différence entre les genres. L'Etre comme différence.
.


c'est carrement tendue comme question, à la nuance près;)
 mais sur quel passage du sophiste te fondes tu?


Message édité par alcyon36 le 22-10-2007 à 17:42:21

---------------
"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°13043079
le vicaire
Posté le 22-10-2007 à 16:14:23  profilanswer
 

guguy a écrit :


 
la critique est aisée mais l’art est difficile


 
et tu m'as l'air un connaisseur. Enfin un fan de la reine du "copier/coller".

n°13043087
rahsaan
Posté le 22-10-2007 à 16:15:00  profilanswer
 

Je pars de l'exposition de l'Etre, des genres, et de leur communication entre eux -d'une part. D'autre part, de la polémique platonicienne sur l'opposition sophiste/philosophe.
Dans les deux cas, il s'agit de distinction/différence : différence entre les genres, différence sophiste/philosophe.
Je crois que la question est logée au coeur du propos de Platon. Comment ne pas réduire la différence à la simple opposition ?... Ok, il se trouve que, comme par hasard, c'est une question deleuzienne. :D Mais je ne veux pas le savoir :lol: et j'affirme que c'est un problème central dans le Sophiste.
 
Car Platon doit prouver deux choses simultanément (et l'une grâce à l'autre) : c'est que le philosophe est seul à pouvoir tenir un discours sur l'Etre, et qu'il est capable de se distinguer réellement du sophiste.
Le philosophe sait distinguer l'Etre et ses genres et sait distinguer les illusions du vrai. Il sait différencier l'être du non-être, au contraire des sophistes qui ont intérêt à confondre les deux.  
 
C'est quoi, déjà, la citation de Deleuze ? "Le sophiste se différencie du philosophe, qui ne s'en distingue pas" ?... Il y a aussi une phrase de ce genre, dans D&F, à propos de la différence et du virtuel... Au secours, j'ai tout oublié.  :sweat:  


Message édité par rahsaan le 22-10-2007 à 16:20:49

---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13043132
rahsaan
Posté le 22-10-2007 à 16:21:45  profilanswer
 

le vicaire a écrit :


 
et tu m'as l'air un connaisseur. Enfin un fan de la reine du "copier/coller".


 
Tu n'as pas dû voir, mais je t'ai envoyé un message privé. ;)


---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13043583
guguy
Posté le 22-10-2007 à 17:09:46  profilanswer
 

le vicaire a écrit :


 
et tu m'as l'air un connaisseur. Enfin un fan de la reine du "copier/coller".


 
Je trouve juste dommage que tu ternisses ton image et tes messages par des piques
qui n'apportent rien.

n°13043606
alcyon36
Posté le 22-10-2007 à 17:12:30  profilanswer
 

Citation :

"La difference "entre" deux choses est seulement empirique, et les determinations correspondantes, extrinsèques. Mais au lieu d'une chose qui se distingue d'autre chose, imaginons quelque chose qui se distingue - et pourtant ce dont il se distingue ne se distingue pas de lui."DR, chap I, p.43.


pas de probleme sur tout ce que tu me dis, en effet c un probleme central du Sophiste...c'est la maniere dont tu presentais la question de la "nuance" qui se logeait au sein du couple distinction-difference.
tout ceci me fait penser à ce passage de Deleuze que tu dois connaitre, mais au cas où:
c'est un texte ds lequel Deleuze reprend sa critique de l'usage de la trinité modele-copie-simulacre, avec tout ce qu'elle lève de selection et hierarchhie transcendante.
 

Citation :

Ainsi le mythe construit le mod-le immanent ou le fondement-epreuve d'après lequel les prétendants doivent être jugés, et leur pretention mesurée. C'est à cette condition que la division poursuit et atteint son but, qui est non pas la specification du concept mais l'authentification de l'Idée, non pas la determination de l'espece mais la selection de la lignée. Pourtant comment expliquer que des trois grand textes sur la division, le Phedre, le Politique et le Sophiste, ce dernier ne presente aucun mythe fondateur? La raison en est simple. C'est que dans le sophiste, la méthode de division est paradoxalement employée non pas pour evaluer les justes pretendants mais au contraire pour traquer le faux pretendant comme tel, pour definir l'être (ou plutot le non-être) du simulacre. Le sophiste lui-même est l'être du simulacre, le satyre ou centaure, le Protée qui s'immisce et s'insinue partout. Mais en ce sens, il se peut que la fin du sophiste contienne l'aventure la plus extraordinaire du platonisme: à force de chercher du côté du simulacre et de se pencher sur son abime, Platon dans l'eclair d'un instant découvre qu'il n'est pas simplement une fausse copie, mais qu'il met en question les notions mêmes de copies...et de modèle. La definition finale du sophiste nous mene au point où nous ne pouvons plus le distinguer de Socrate lui-même : l'ironiste opérant en privé par arguments brefs. Ne fallait-il pas pousser l'ironie jusque-là? (LS, appendice, p. 295.)



Message édité par alcyon36 le 22-10-2007 à 17:38:47

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°13043630
le vicaire
Posté le 22-10-2007 à 17:15:35  profilanswer
 

rahsaan a écrit :


 
Tu n'as pas dû voir, mais je t'ai envoyé un message privé. ;)


c'est bon je viens de voir ça... ;)

n°13043845
alcyon36
Posté le 22-10-2007 à 17:43:05  profilanswer
 

le vicaire a écrit :


c'est bon je viens de voir ça... ;)


 :lol:


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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°13045358
l'Antichri​st
Posté le 22-10-2007 à 20:15:31  profilanswer
 

Mine anti-personnel a écrit :


Ce qui prouve que si les philosophes ont mis à mort les sophistes, c'est pour leur voler leurs armes. C'est toute l'oeuvre de Platon: le sophiste est trop habile, trop dangereux pour être laissé en liberté. Il se confond avec le philosophe, comme chiens et loups à la tombée de la nuit.
Il faut lire ce passage de Levy-Strauss aussitôt après le Sophiste de Platon. Tout s'éclaire.


 

rahsaan a écrit :


 
Je me représente le lien philosophe - sophiste comme une joute, une agon. Ma lecture, cet été, du Sophiste me confirme dans cette impression. Oui, le philosophe lui vole ses armes : il discourt en privé par des contradictions brèves.  
J'avais commencé à écrire un long compte-rendu du Sophiste, dont j'ai posté une grande partie http://forum.hardware.fr/hfr/Discu [...] #t12778655 .
 
Au bout du compte, j'aurais voulu interroger cette différence/distinction entre sophiste et philosophe. Ce qui aurait permis d'interroger d'ailleurs la différence entre "distinction" et "différence". Différence que je ne conçois pas bien d'ailleurs. Si quelqu'un a une idée... Quelle est la différence entre une différence et une distinction ?...  :??:  
Il me semble que c'est ce problème qui est au coeur de la relation philosophe - sophiste. Au bout du compte, il s'agit de penser l'Etre et ses genres, c'est à dire la différence entre les genres. L'Etre comme différence.
 
EDIT
 
A ce sujet, je trouve un article de Deleuze de 1995, L'actuel et le virtuel : http://lucdall.free.fr/workshops/I [...] eleuze.pdf . Serait-ce son tout dernier article, encore postérieur à L'immanence, une vie ?...


 
Je me souviens avoir déjà proposé une petite étude sur le cas du Sophiste : je vais tenté de remettre la main dessus pour vous le reproposer, agrémenté d'une réflexion sur la dimension ontologique de la question... J'ajoute que la solution à votre problème est plus d'inspiration plotinienne que platonicienne... Et par Dieu laissez tomber Deleuze !


Message édité par l'Antichrist le 22-10-2007 à 20:17:58
n°13049336
l'Antichri​st
Posté le 23-10-2007 à 08:43:43  profilanswer
 

Pour introduire le cas du Sophiste (qui devrait idéalement être étudié dans son rapport constitutif au Parménide...), il ne sera pas inutile de rappeler le texte qui le précède dans l'économie de la démarche platonicienne vouée, comme chacun le sait ici, à la question politique : l'Alcibiade.
 
En effet, au terme de l'Alcibiade, le renversement opéré par Socrate est complet : non seulement il a montré à Alcibiade qu’il ignorait tout de ce qui est nécessaire pour devenir un homme politique, mais il lui a fait admettre que son élan initial constituait le plus puissant obstacle à cette carrière. Il a donc, comme il l’avait annoncé, réorienté son élève dans la bonne voie. malgré cette conclusion, la science politique demeure dans l’Alcibiade une science inconnue. Socrate en a abandonné la définition précise lorsqu’Alcibiade s’est avoué dépassé et ignorant. Il a alors exigé de lui une simple promesse formelle, qui rompait le dialogue en laissant l’essentiel dans l’ombre : "Exerce-toi d’abord, mon jeune ami, et apprends ce qu’il faut savoir pour se mêler des affaires de la cité, et jusque-là abstiens-t’en" (132b). On ne sait donc rien de plus sur "ce qu’il faut savoir pour se mêler des affaires de la cité". Plus encore, la dernière réplique du dialogue semble indiquer de façon nette l’échec de Socrate (échec évident pour le lecteur du IVe siècle qui sait ce qu’est réellement devenu Alcibiade) :
 
"ALCIBIADE — En tout cas, c’est décidé : je vais commencer dès à présent à m’appliquer à la justice.
SOCRATE — Je souhaite que tu y persévères. Mais j’ai grand peur. Non que je me défie de ta nature, mais je vois la puissance de notre peuple et je redoute qu’elle ne l’emporte sur toi et sur moi" (135e).
 
Et, de fait, Alcibiade n’appliquera pas les préceptes socratiques, ne recherchera pas la justice ni la sagesse mais son propre intérêt, et finira assassiné en Asie Mineure après avoir successivement trahi presque tous les souverains de la Grèce. Le dialogue, et spécialement cette dernière phrase, servent aussi peut-être à dédouaner Socrate de cet échec : ce n’est pas l’enseignement de Socrate qui a fait d’Alcibiade ce qu’il est devenu (c’est-à-dire, entre autres, un traître à sa cité et un iconoclaste) ; c’est au contraire le fait de n’avoir pas suivi les conseils de son éraste. On voit là une des conséquences de la méthode socratique : elle ne donne pas de réponses, elle se contente d’orienter le questionnement. Charge à l’auditeur de la suivre ou pas : lui seul peut la mettre en pratique, et sans lui elle est inefficace.
 
Echec de Socrate donc, et même double échec si l’on considère que Socrate n’a ni convaincu Alcibiade, ni défini la science politique. Pourtant ce dialogue a un sens, et ne peut pas être considéré comme une simple exposition par Platon d’une des apories de son maître. A quoi sert donc d’avoir mis en scène cette conversation entre le maître et le célèbre disciple ? A définir les conditions de la recherche d’une science politique.
 
En effet, si l’on ne sait pas mieux ce qu’est exactement la science du juste et de l’injuste, on sait en revanche ce qu’elle exige. D’une part, elle est liée à la philosophie : elle exige la sagesse, c’est-à-dire avant tout une bonne connaissance de soi-même, et l’abandon des illusions. On doit, pour trouver la vertu politique, cesser de croire qu’elle est naturellement l’apanage de chaque citoyen : c’est une quête difficile qui peut la fournir. On sous-entend donc que l’Athènes des Ve et IVe siècle ne peut pas constituer (pas plus que n’importe quelle cité grecque de ces siècles) un modèle suffisant.
 
Il faut donc reprendre ce problème : comment se détermine la science politique, et comment la position socratique se distingue-t-elle de la position sophistique ? Cette articulation se trouve d'abord dans le Sophiste : celui-ci va chercher à définir le sophiste, et l’on verra alors comment Platon oppose la voie sophistique à la voie philosophique (au prix d’une torsion de l’image de la sophistique).
 
En effet, au terme de l’Alcibiade, on sait également que la politique ne peut pas commencer sans morale : c’est de la justice et de la vertu que s’occupe Socrate, sans avoir à aucun moment envisagé la question du meilleur régime ou de la nature des institutions. Avant de se décider pour le régime, il faut réunir les qualités qui permettent en général de traiter de politique. Et là encore le dialogue a donné une indication fondamentale : c’est de la science du juste qu’il faut se préoccuper. Qu’il faille commencer par se soucier de soi montre à quel point la "justice" ainsi entendue est large : le terme grec de dikaiosunè implique toutes les techniques de mesure et de partage destinées à produire de l’équilibre et de l’harmonie. Rien d’étonnant à ce que la politique commence alors avec une philosophie du connais-toi : dans l’âme comme dans la cité, c’est d’équilibre des forces qu’il faut se soucier.
 
C’est précisément sur ce point, l’interrogation sur la justice, que reprendra Socrate dans la République : c’est alors que, pour rendre le sujet plus clair, il transposera l’interrogation de l’âme à la cité, plaçant ainsi l’interrogation politique au coeur de la philosophie platonicienne.
 
Le Sophiste fait partie d’un groupe de quatre dialogues dont trois seulement ont été rédigés : Théétète, Sophiste, Politique, Philosophe. Le premier traite de la définition de la science, les trois autres cherchent à définir les trois genres d’activités qui leur donnent leur titre et qui sont explicitement distingués au début du Sophiste. Si ces dialogues forment un groupe, c’est avant tout parce que leur action se suit dans le temps : ils occupent trois moment successifs, et semblent participer d’une même quête de Platon. D’autre part, ils ont tous trois pour but de parvenir à une définition d’une activité donnée, et s’emploient pour cela à mettre au point des méthodes d’enquête précises qui débordent l’exercice simplement socratique de l’enquête : ce n’est d’ailleurs plus Socrate seulement qui interroge, mais un Etranger venu d’Elée. Le simple fait que Platon ait d’une part eu besoin de changer de porte-parole privilégié, et d’autre part choisi un étranger pour le représenter, est intéressant.
 
D’autant plus intéressant que dans les deux dialogues en question, Sophiste et Politique, c’est bien d’identité et d’étrangeté qu’il va s’agir : Platon s’emploie à définir pour les distinguer trois genres d’activité très proches. Il s’agit de la sophistique, de la politique et de la philosophie.
 
SOCRATE — "(…) ces hommes, je parle des philosophes véritables, non de ceux qui feignent de l’être, ces hommes que l’ignorance se représente sous les formes les plus diverses, parcourent les villes, contemplant d’en haut la vie d’ici-bas. Aux yeux des uns, ils sont dignes de mépris, aux yeux des autres, dignes de tous les honneurs. On les prend tantôt pour des politiques, tantôt pour des sophistes, parfois même ils font l’effet d’être complètement fous. Mais j’aimerais savoir de l’étranger, si ma question lui agrée, ce qu’en pensent les gens de son pays et comment il les nomment.
THEODORE — De qui parles-tu donc ?
SOCRATE — Du sophiste, du politique, du philosophe." (cf. Sophiste, 216c-217a).
 
Dans cet extrait, il faut noter le lexique de l’illusion et de la modification qui contamine déjà le texte : le danger, c’est la confusion des formes. Elle fonctionne dans deux registres : le pseudos ou mensonge (c’est l’exemple des philosophes qui feignent de l’être), la métamorphose (les représentations sous de nombreuses formes). Le sophiste sera lui-même dans le cours du dialogue un animal difficile à saisir, et l’Étranger devra multiplier les définitions.
 
Il faut également noter le lexique du déplacement : l’homme dont il s’agit parcourt les villes, il a donc le statut proprement anormal d’itinérant, il est donc autre chose qu’un simple citoyen. Il se déplace : là encore c’est une logique du changement de formes, auquel s’ajoute le décalage. Le philosophe-sophiste-politique n’est pas comme les autres, il regarde les choses d’en haut.
 
On retrouve alors le lexique de la diversité des formes ("aux yeux des uns (…) aux yeux des autres", puis "on les prend tantôt (…), tantôt" ). Cet homme "fait de l’effet" : là encore la proximité évoque aussi bien le sophiste, qui se consacre à un discours efficace sinon vrai, que Socrate (qui fait la même chose mais pour des raisons opposées).
 
Parmi les trois possibilités de définition, il faut traiter le sophiste d’abord, le saisir, le distinguer. Il s’agit là encore d’un jeu de limitation-définition-exclusion (d'où l'analyse de Deleuze...), qui est de plus marqué d’un caractère d’urgence : le sophiste est d’emblée présenté comme rétif à la définition.
 
On peut noter à quel point la forme est conforme au fond : le dialogue limite et exclut comme la philosophie clame qu’il faut le faire (l’illimité de la métamorphose est dangereux, la limite seule donne forme). Pourquoi faut-il donc donner forme au sophiste ? a) Parce que le sophiste est l’informe même, b) Parce que lui donner forme ou au moins le cerner, c’est l’exclure de la philosophie.
 
b) La nécessité d’exclure la sophistique : D’où vient cette exigence ? Comment se formule-t-elle ? Elle vient de la nécessité politique de posséder une science pour appuyer la pratique. Or cette science semble, aux yeux de Platon, être mise en danger par la pratique sophistique, car le sophiste est celui qui dit pouvoir enseigner toutes les connaissances sous leur aspect purement pratique : il ne sait pas forcément, mais il "rend capable de". Démasquer le sophiste, c’est libérer de l’illusion d’une science politique falsifiée pour ouvrir l’espace d’une science phlosophique de la politique qui soit univoque. Le sophiste, évoluant dans la parole équivoque, laisse place à tous les retournements, et son habileté à plaider montre à quel point il risque de se borner à une justification après coup de tous les actes effectués plutôt qu’à une détermination a priori de ce qui devrait être réalisé. Le sophiste est toujours dans le temps des actes, le philosophe se doit de penser sub specie aeternitatis.
 
L’exigence de définir le sophiste commence par s’exercer sur "autre chose" : le pêcheur à la ligne. L’Etranger adopte d’emblée un décalage que Socrate aurait peut-être récusé : il semble qu’un homme qui lui-même est pérégrin soit particulièrement apte à mener la chasse au penseur errant, à l’illimité. La définition du pêcheur permet d’approcher doublement le sophiste : d’abord parce que le sophiste pourra être défini par une méthode semblable, ensuite parce que le contenu même de la définition du pêcheur rappelle celle du sophiste (il n’y a pas seulement ressemblance, il y a analogie).
 
Ensuite vient la série de définitions, qui avec des buts identiques aboutissent à des formulations distinctes mais toutes vraies (le sophiste, même comme objet de discours, fait donc exploser d’emblée l’unité de la vérité à elle-même).
 
Le discours sophistique a en effet ceci de permanent chez Platon qu’il ne s’occupe jamais de la détermination d’une vérité concernant les choses ou les idées qu’il vise, mais toujours de la détermination d’un effet à produire. En ce sens, la vérité sophistique est d’emblée inconciliable à la vérité platonicienne : le sophiste ne se soucie en effet pas de l’existence d’une norme transcendante dans la conformité à laquelle on trouverait la vérité. L’idéalisme lui est étranger, et c’est précisément sur ce point que Platon attaque ses interlocuteurs sophistes : il combat chez eux (dans le Théétète et Protagoras en particulier) les héritiers d’un relativisme qui puise ses lointaines racines dans le mobilisme héraclitéen. Ce relativisme s’oppose directement à la détermination de critères fixes et fiables dans la connaissance des vérités non seulement naturelles (ce dont Socrate ne s’occupe presque jamais, et Platon pas beaucoup), mais aussi morales. Platon cherche un savoir vrai, alors que les sophistes ne sont pas des savants : leur vérité ne réside que dans l’effectivité de leur discours.
 
Jugé à l’aune du discours philosophique, le sophiste ment donc, et il ment nécessairement puisqu’il ne vise pas le vrai. Le sophiste sera donc accusé d’utiliser un discours pseudos, c’est-à-dire faux et mensonger (les pseudologia, que l’on peut traduire indifféremment par discours mensongers, fables, charlataneries, désignent ainsi des discours qui sont creux). Mais ce creux ne se définit que comme absence de référence sémantique articulée à une science de ses objets : le discours sophistique ne vise jamais la vérité comme adéquation du discours à l’être. Au contraire, le sophiste affirme que cette adéquation est elle-même une illusion, et que le discours est auto-référentiel : il ne renvoie légitimement à rien d’autre qu’à des relations discursives (c’est-à-dire un locuteur, des relations de composition et d’ornement internes, et un auditeur, voire un auditoire). L’effort platonicien va donc consister à ramener les sophistes sur le terrain d’une vérité savante qui par principe ne les concerne pas : il leur demande des comptes sur leur propre discours.
 
C’est donc sur le terrain du vrai que Socrate cherche à ramener les sophistes (de même que dans l’Alcibiade ou le Politique il cherche à les rendre comptables de la connaissance qu’ils exposent). Or le sophiste se veut pharmacologue plus que médecin, technicien plutôt que scientifique : il y a dans la démarche sophistique une part d’empirisme qui fait de la vérité un but inapproprié à la tâche de la parole humaine.
 
L’étranger, qui discute avec Théétète, propose plusieurs définitions qui sont toutes apparemment satisfaisantes. Sans les reprendre en détail, on peut rappeler que le sophiste se trouve successivement assimilé à un chasseur, spécialisé dans la chasse aux hommes en vue d’obtenir un salaire en enseignant la vertu (223a) ; puis à un commerçant négociant des connaissances relatives à la vertu et nécessaires à l’âme (224d) ; puis à un combattant du discours qui pratique l’éristique à propos des idées générales dans le but de gagner de l’argent (226a) ; puis à un purificateur de l’âme qui cherche à en extirper l’ignorance par la réfutation (231a).
 
Toutes ces définitions sont vraies, et cette simple constatation montre déjà le danger de la sophistique : elle fuit la saisie rationnelle des catégories, elle déjoue les rigidités du discours. Le sophiste est insaisissable, et il est significatif que chacune de ces définitions aboutisse à une "vérité" sur le sophiste : ce qui dans la sophistique est aux yeux de Platon anti-philosophique, c’est une équivocité qui permet à plusieurs affirmations dissemblables d’être vraies en même temps. On retrouve les illusions qu’annonçaient déjà les premières phrases.
 
Mais cette diversité de définitions comporte un autre enseignement : lorsqu’il parvient à énoncer la dernière définition, l’étranger montre une certaine réticence. Il lui semble en effet que cette définition fait trop d’honneur au sophiste. Il adopte alors une nouvelle formulation : "la réfutation des vaines prétentions à la sagesse n’est pas autre chose à nos yeux que l’art véritablement noble de la sophistique" (231b).
 
Cette précision trahit le besoin platonicien de sophistique : en tant qu’outil nécessaire pour invalider les faux savoirs, la sophistique est un art noble, que Socrate lui-même a pratiqué. Il y a dans cette réticence de l’étranger l’aveu du statut troublant du sophiste : bien qu’il soit en lui-même un adversaire, c’est un "animal très divers" qui par certains aspects n’est pas si loin de la véritable philosophie.
 
C’est alors que l’étranger reprend le problème : le principal défaut du sophiste, c’est qu’il parle indifféremment de toute chose, alors que l’on ne peut tout savoir : une partie de son discours doit donc nécessairement être fausse ou illusoire. La diversité qui le rendait difficile à définir se retourne ainsi contre lui : il est si divers qu’il n’est pas fiable, et qu’il doit être suspecté de mensonge. Or le mensonge implique que l’on puisse nommer ce qui n’est pas : il est donc nécessaire, pour définir le sophiste comme un artiste de l’illusion, d’assurer d’abord la possibilité ontologique de l’erreur, c’est-à-dire de définir un mode d’être du non-être. C’est là que se trouve le véritable enjeu du dialogue, et l’intérêt du débat entre Platon et la sophistique.
 
Platon se trouve alors conduit à remettre en cause le monisme parménidien pour assurer la possibilité du non-être : il rejette ainsi l’idée d’une multiplicité de genres purement séparés, ainsi que l’idée d’une multiplicité mêlée sans limites, pour adopter la thèse d’une multiplicité de genres communiquant entre eux selon des règles spécifiques. L’être fait partie de ces genres, comme le mouvement, le repos, le même ou l’autre. Chacun d’entre eux participe à l’être en tant qu’il est, mais participe aussi au non-être en tant qu’il n’est pas tous les autres. Ainsi la possibilité ontologique du non-être rend possible le discours faux. Ce jeu de distinctions et de participations limitées et organisées fait de l’être lui-même une structure discursive (la comparaison est d’ailleurs explicite dans le Sophiste, 259e-262d). Le philosophe s’attache donc à découvrir cette grammaire de l’être pour y établir des distinctions vraies et produire un discours vrai ; le sophiste au contraire s’établit dans le non-être et s’y familiarise, et apprend à dire des choses qui sont en elles-mêmes des éléments du discours viables, mais qui ne correspondent pas à la réalité des choses existantes.
 
Si ce long détour par une ontologie articulée permet à Platon de définir le sophiste comme un artiste de l’illusion, il est clair que le lieu où se détermine cette possibilité est le découpage de l’être en genre articulés par des relations déterminées de participation et d’exclusion. Ce n’est qu’en faisant du discours une reproduction non pas doxomimétique (imitation fondée sur une simple opinion, propre au sophiste et à ses auditeurs) mais savante (imitation fondée sur un savoir, c’est-à-dire sur une appréhension adéquate de ce qui est) de la réalité que le philosophe peut exercer son art : la dialectique n’est pas autre chose qu’un discours qui cherche à retrouver les distinctions et les appariements réels des genres de l’être. Inversement, la sophistique sera fausse en ce que son discours ne cherchera pas à correspondre à ces structurations réelles : le discours sophistique ne se préocuppe que de produire les effets de sa propre conviction (et ce, comme on l’a dit, pour séduire, persuader, et gagner un salaire). D’un côté, on bâtira une politique de l’apparence, fondée sur la sédution, de l’autre côté, on définira une dialectique politique, qui rapportera les réalités empiriques à un savoir abstrait et stable.
 
Détaillons davantage.
 
Le Politique ne peut commencer que parce que le Sophiste a eu lieu (parce que l’exclusion du sophiste est nécessaire pour pouvoir définir le politique comme autre chose qu’un sophiste). Cette nécessité est simple : le sophiste, s’il n’est pas le politique, risque moins de venir le contaminer, ou même de prendre sa place. Comme Platon va chercher la définition du politique du côté d’un art royal qui s’apparente précisément au genre de science idéale que la sophistique ne peut laisser subsister, il était vital d’affirmer que le sophiste était un imitateur pour délimiter le terrain.
 
Mais cette entreprise de distinction ne cesse jamais, et est donc perçue par Platon comme essentielle : une politique sophistique est toujours possible, et ce d’autant plus qu’elle profiterait facilement de la difficulté qu’il y a à saisir la science politique. En d’autres termes, il faut à tout prix exclure le sophiste pour bien marquer la singularité de la thèse platonicienne.
 
Pourquoi ? Parce que Platon va définir la science politique véritable, l’art royal, mais il va également aussitôt montrer que cet art n’est plus d’actualité. Il va ainsi être contraint de rejeter dans l’inaccessible la constitution parfaite qui reposerait sur cette science, mais sans pour autant en nier l’existence (pas plus que l’existence du pasteur divin du mythe). Il s’agit simplement, dans un cas (mythe) comme dans l’autre (idée), bien que les deux diffèrent par ailleurs selon les temps, de maintenir la figuration d’une perfection politique comme modèle de toute pratique contingente et humaine.
 
Or ce statut difficile à penser rapproche la constitution parfaite de la position sophistique : après tout, quelle différence entre une perfection introuvable et une perfection inexistante ? C’est justement pour maintenir cette différence, et la déterminer, que la lutte contre les sophistes est nécessaire.
 
La difficulté à surmonter est justement celle que Socrate a soulevée à propos des poètes et des sophistes (les deux classes d’orateurs qui abusent de la force plastique du langage) : comment figurer la perfection idéale-mythique comme vivante et concrète ? Comment le discours philosophique peut-il s’élever à la perfection sans quitter le réel ni tomber dans la fantasia mythique ? Ce type de difficulté est strictement parallèle à celle qui rend nécessaire l’exclusion du sophiste avant le Politique : il faut assurer la possibilité d’un discours qui ne soit pas la simple reconnaissance d’une contingence absolue de la politique, livrée alors aux orateurs et aux puissants, condamnée à la corruption ; mais il faut également pour cela ne pas se cantonner dans la figuration idéalisante, qui laisse le champ libre à cette même sophistique puisqu’elle revient à délaisser le champ de la politique réelle.
 
Par où commencer ? Par une méthode qui est au fond la même que celle du Politique : la dichotomie. Ici, la division essentielle, c’est celle qui distingue l’inengendré éternel, appréhendé par l’intellection, de l’engendré perpétuel, appréhendé par l’opinion jointe à la sensation. Le premier est toujours et ne naît jamais, le second naît toujours et n’est jamais. Le démiourgos qui a engendré le monde (car rien ne naît sans cause) a fixé son regard sur le modèle éternel, pas sur le modèle engendré. Donc le monde est parfaitement semblable à l’immuable, mais cette relation d’image suppose que préexiste un autre monde, et il faut toujours partir des fondements naturels (kata phusin archèn). Or les raisonnements vrais sont ceux qui touchent le premier modèle immuable, les raisonnements sur le monde engendré n’étant que vraisemblables :
 
"si donc, ô Socrate, en beaucoup de points, sur beaucoup de questions concernant les dieux et la naissance du monde, nous ne parvenons point à nous rendre capables d’apporter des raisonnements cohérents de tout point et poussés à la dernière exactitude, ne vous en étonnez pas" (29c-d).
 
C’est ici que se décide la méthode du Timée, et que s’éclaire celle du Politique : vouloir abandonner la méthode dialectique, c’est nécesairement renoncer au raisonnement absolument vrai. Le réel est le domaine du contingent, donc aussi du possible et non du vrai. Il faudra se contenter de discours probable : seule une sophistique maîtrisée peut accomplir cela ; peut-être justement celle qu’évoquait l’Etranger dans le Sophiste, en 231b :
 
"la réfutation des vaines prétentions à la sagesse n’est pas autre chose à nos yeux que l’art véritablement noble de la sophistique" (231b).
 
C’est donc à cet art véritablement noble, que le Sophiste s’est efforcé de distinguer définitivement de la sophistique corrompue, que Timée va s’essayer en racontant la cosmognie...
 
Ainsi, l'étude du sophiste pourrait indifféremment se poursuivre par celle du politique ou du philosophe. Prenons le politique. En 258b, l’Etranger, après voir fixé les modalités du dialogue (c’est lui qui interrogera et c’est Socrate le Jeune qui répondra), décide de commencer par le politique. Cette décision ouvre la première tentative de définition du personnage, qui entraîne très rapidement des difficultés de méthode (conformes à ce qu’avait connu le début du sophiste, dans lequel on avait vu le sophiste échapper en permanence aux efforts des personnages du dialogue pour le saisir).
 
D’abord, le politique comme le sophiste est un "epistémon", c’est-à-dire qu’il se définit d’abord parce qu’il possède un certain savoir (on n’en sait à ce stade pas plus sur ce savoir). Le genre dans lequel la définition s’installe, et à partir duquel toute distinction ultérieure devra se comprendre, est donc le genre "scientifique" (au sens étymologique). A ce titre, l’Etranger le souligne expressément, le politique ne se distingue pas du sophiste, pas plus que, probablement, du philosophe :
 
"Il nous faut donc diviser les sciences, comme nous le faisions tout à l’heure en étudiant le personnage précédent" (258b).
 
Comme l’indique l’Etranger, il faut diviser les sciences. Comme dans le Sophiste, dans le Timée ou dans le Philèbe (dialogues à peu près contemporains), c’est à la méthode dichotomique que Platon fait appel : une fois identifié le genre auquel appartient le terme à définir, on le divise jusqu’à s’approcher le plus possible de ce terme. Dans le processus définitoire propre à la tétralogie du Politique, la première chose à souligner, après l’identité de genre entre politique et sophiste, c’est leur différence d’espèce :
 
"Mais à mon avis, Socrate, celui-ci n’est pas à chercher dans la même section" (id.).
 
La définition se fait bien par genre prochain et différence spécifique. La "section" dont parle l’Etranger, c’est le tmèma, qui signifie littéralement coupure ou tranche : on découpe des tranches dans le genre et on repère l’endroit où se situe le terme recherché ; cette localisation permet ensuite de considérer la section ou espèce à laquelle il appartient comme un nouveau genre à diviser. Ainsi chaque espèce qui divise un genre devient à son tour genre pour les espèces qui la divisent, et inversement chaque genre divisé devient espèce par rapport au genre supérieur qu’il a divisé : tous les degrés de la définition sont tour à tour genre par rapport au degré inférieur (plus spécifique qu’eux) et espèce par rapport au degré supérieur (plus général qu’eux).
 
L’Etranger décrit ainsi cette opération :
 
"De quel côté trouverait-on ce sentier du politique ? Car il faut le découvrir, et le bien séparer des autres pour le marquer d’un caractère qui n’appartienne qu’à lui, puis donner, à tous les sentiers qui s’en écartent, une seule marque spécifique différente, et amener ainsi notre esprit à se représenter l’ensemble des sciences comme partagé en deux espèces"(258c).
 
Ce sentier décrit précisément le cheminement logique qui, de différence spécifique en différence spécifique, descend du genre premier (le savant) vers la dernière espèce (le politique). Le terme qui, dans la citation précédente, est traduit successivement par "caractère", puis par "marque spécifique", puis par "espèces", c’est le terme eidos. Autrement dit, le genre et l’espèce sont entre eux comme la matière et la forme : chaque genre est un certain degré d’indétermination que l’espèce vient déterminer comme une forme. Dans la façon dont l’Etranger compte procéder, on constate que cette détermination du genre par une forme singulière (une forme "qui n’appartienne qu’[au politique]" ) doit se faire en opposant à l’espèce recherchée (l’eidos du politique) toutes les autres espèces possibles que l’on se représentera comme une. Cela signifie que l’on ne prendra pas la peine de distinguer précisément touts les différences spécifiques au sein d’un même genre (ici, par exemple, on ne classifiera pas toutes les formes de savoir), mais on identifiera celle qui nous intéresse pour l’opposer aux autres.
 
C’est pourquoi la méthode est bien dichotomique : elle divise chaque genre en deux, non pas parce que chaque genre ne contiendrait par soi que deux espèces, mais parce que la précision de la recherche, qui sait déjà ce qu’elle vise, se borne à opposer le pertinent au non-pertinent (on oppose la "tranche" qui contient le politique comme forme à toutes les tranches qui ne le contiennent pas). Mais cette dichotomie ne correspond pas nécessairement à l’articulation effective des genres de l’être : ce n’est pas parce que nous nous représentons l’ensemble des sciences (donc le genre dont on est parti) comme partagé en deux espèces qu’il l’est de fait : simplement, nous devons "amener notre esprit à se représenter l’ensemble des sciences" de cette façon.
 
Ce point est fondamental : il indique la méthode à suivre, bien sûr, mais d’une façon qui au sortir du dialogue du Sophiste n’est pas sans évoquer le débat majeur qui a eu lieu entre le platonisme de l’Etranger et la sophistique de Gorgias. Il s’agissait en effet dans le Sophiste de réexaminer l’ontologie parménidienne pour comprendre comment le sophiste pouvait mentir, c’est-à-dire comment il pouvait accorder un être, même discursif, au non-être. En distinguant le non-être comme contraire de l’être et le non-être comme autre de l’être, on parvenait à comprendre que le non-être puisse être (n’étant pas l’opposé de l’être mais simplement autre chose que lui). Pour cela, l’Etranger élaborait une noétique dans laquelle on évitait aussi bien le monisme parménidien que le mobilisme héraclitéen, et même une théorie des formes fixes :
 
"c’est, ce me semble, une nécessité absolue de rejeter la doctrine de l’immobilité universelle que professent les champions soit de l’un, soit des formes multiples, comme aussi de faire la sourde oreille à ceux qui meuvent l’être en tous sens" (cf. Sophiste, 249cd).
 
Ainsi l’Etranger avait élaboré une théorie selon laquelle les genres se soumettaient à un certain mélange réglé, mélange de même et d’autre qui les faisaient participer en même temps de l’être et du non-être (puisqu’elles étaient, en tant qu’elles étaient elles-mêmes, et qu’en même temps elles n’étaient pas, en tant que leur être excluait tous les autres modes d’être). On constitue ainsi une science régionale de l’être, une ontologie catégorique, qui distingue dans l’être des genre et explique la façon dont ces genres se lient ou se repoussent : c’est là la grammaire de l’être (le modèle de la grammaire est utilisé en 253a) qui caractérise le philosophe :
 
"Est-ce que, par Zeus, nous serions tombés sans nous en douter sur la science des hommes libres, et nous serait-il arrivé, en cherchant le sophiste, de découvrir d’abord le philosophe ? (…) Diviser par genres et ne pas prendre la même forme pour une autre, ou une autre pour la même, ne dirons-nous pas que c’est là le propre de la science dialectique ?" (cf. Sophiste, 253cd).
 
Ainsi le philosophe est celui qui sait discerner en toutes choses ce dont elle participe, à quel genre elle appartient, comment les formes se combinent en elle, etc… Le discours qui sait exposer avec clarté cette grammaire de l’être, c’est la véritable dialectique du philosophe. Et pourtant, l’Etranger semble dire, dans le Politique, que nous devons adopter un mode de représentation qui ne "colle" pas parfaitement à la réalité. Cela ne signifie pas que le discours de l’Etranger est faux (puisque globalement il suit la hiérarchie des formes en procédant par genre prochain et différence spécifique) mais qu’au minimum il simplifie la réalité en choisissant d’opposer à l’espèce "politique" toutes les autres espèces comme si elles n’en formaient qu’une. Peut-être y a-t-il là le premier rapprochement de la dialectique à l’art véritablement noble de la sophistique.
 
L’Etranger prend alors l’exemple de l’arithmétique et de l’art du charpentier, qui vont lui permettre de mettre en évidence le critère à appliquer : l’arithmétique ne donne qu’une connaissance, tandis que le charpentage produit des objets. D’un côté, une activité pratique, de l’autre, une activité théorique ; pourtant, ce ne sont pas ces deux noms qu’oppose l’Etranger : il divise l’ensemble des sciences en sciences pratiques et sciences gnostiques (gnôstikè epistèmè, science de la connaissance). Voilà donc l’ensemble des sciences séparé en deux espèces, l’une contenant le politique et l’autre non. La question logique est alors : de quel côté est le politique ? Mais on remarque deux choses : d’abord, on ne commence pas par identifier le politique pour ensuite donner une caractéristique spécifique à sa "tranche" et une caractéristique spécifique à toutes les autres rassemblées et opposées à celle-ci. Au contraire, on commence par diviser les sciences selon un critère formel (le rapport à la pratique) sans même se préoccuper de savoir à laquelle correspond le politique. Ensuite, on ne pose pas d’emblée la question de savoir où est le politique : l’Etranger semble en effet se livrer à une digression qui abandonne momentanément le problème de la pratique.
Quel est le contenu de cette digression ? L’Etranger commence par poser une question qui semble sans rapport avec la discussion : il demande si le politique est à la fois roi, maître d’esclave et chef de maison. Cette question est tout de suite reformulée, sans que le jeune Socrate ait pu répondre, et cette reformulation est elle-même une digression : le médecin et le conseiller du médecin, dit l’Étranger ont la même capacité professionnelle, donc il doit en aller de même pour le roi et son conseiller. On doit donc admettre que la science royale est une question de compétence personnelle, et qu’aucun critère extérieur n’intervient. Ainsi la science royale convient au commandement public comme au privé, ce qui explique la première formulation : la question qu’avait abandonné d’emblée l’Étranger a un sens. Donc le politique désigne indifféremment le roi, le maître de maison, etc… Ainsi la fonction est séparée de la science : on pourra posséder la science politique sans nécessairement être roi, et être roi sans posséder la science politique (dans les faits). Donc la nature de ce qui est commandé ne joue pas comme critère pour définir la science du commandement. On peut alors revenir au problème précédent : comment situer le politique dans la dichotomie science pratique - science gnostique ?
 
Le roi ne commande pas par ses propres forces (la science politique, qui est science royale, n’est pas une science de la domination pratique) : donc il est plus proche de la science "gnostique". Donc le politique, le roi, la science politique et la science royale ne font qu’un. Le raisonnement, qui a distingué dans le genre savant une espèce pratique et une espèce gnostique, a placé la science politique (ou science royale) du côté de la science gnostique, et a au passage distingué cette science de toutes les circonstances contingentes de son exercice, qui ne suffiront donc pas, elles, à la caractériser. Ainsi le roi, le maître et le chef de maison ne seront pas des différences spécifiques pertinentes de la science gnostique.
 
Mais il faut maintenant diviser cette science : de forme spécifique divisant le genre scientifique, elle est devenue elle-même générique, appelant sa propre division en espèces. Cette division qui correspond à un critère naturel est fondamentale pour la définition de la science politique.
 
Il y a très nettement deux types de sciences gnostiques : celles qui comme le calcul (logistikè technè) jugent de leur objet, et celles qui comme l’architecture, sans rien faire de leur objet, dirigent toutefois ceux qui en font quelque chose. Ainsi aux savoirs purement orientés vers la connaissance et le discernement on opposera les savoirs dont la connaissance est orientée vers une applicabilité possible. On appellera critiques les premiers (au sens étymologiques : parce qu’ils ne s’occupent que de juger purement scientifiquement de leur objet) et épitactiques les seconds, parce qu’ils sont orientés vers un certain type de pratique qui, sans être la leur, est dépendante d’eux.
 
Mais, à ce stade de la dichotomie (science, science gnostique, science gnostique épitactique), Platon trouve bon de préciser à nouveau, par une incise, le sens exact de cet exercice de la dichotomie :
 
"L’Etranger — Si donc nous distinguions, dans l’ensemble de la science théorique [gnostique], une partie que nous appellerions directive [épitactique], et l’autre, critique, nous dirions avoir fait là une division juste ?
Socrate le Jeune — Oui, à mon avis, tout au moins.
L’Étranger — Mais, lorsqu’on fait œuvre commune, il faut se trouver bien heureux de s’entendre entre soi.
Socrate le Jeune — Sans doute.
L’Étranger — Tant que nous aurons entre nous ce bonheur, n’ayons cure de ce que pensent les autres. » (cf. Politique, 260bc).
 
Ce bref échange remet au centre du débat la nécessité de "s’entendre entre soi" (homonoein) : après tout, que les divisions ainsi réalisées ne constituent pas l’exact reflet de la grammaire réelle des genres de l’être, qu’elle introduise une part d’arbitraire dans la façon de diviser les genres en espèces, et dans la naturalité des formes ainsi définies, ce n’est pas dangereux. Le principal, c’est que les interlocuteurs soient d’accord sur le sens qu’ils donnent aux mots. D’une part, le dialogue réaffirme sans cesse la nécessité de procéder par distinction naturelle (nécessité évoquée plus haut, en 259d, avec la dualité naturelle de la science gnostique ; mais déjà dans le Phèdre, et aussi à deux autres reprises dans la Politique, et encore dans le Timée où il s’agit de "commencer par les commencements naturels" en 29b). D’autre part, le dialogue rappelle sans cesse, par allusion, que la grammaire du débat est au fond le seul critère satisfaisant pour mener à bien la recherche : autrement dit, il faut établir des divisions que l’esprit puisse admettre et qui soient susceptibles de réunir l’accord de tous (l’homonoein).
 
Cette incise nous indique donc que nous devons considérer cette suite de dichotomie (qui n’est pas achevée) comme un effort de rationalisation : la dialectique ici mise en place est bien une tentative philosophique pour suivre les articulations naturelles des choses, mais elle sait qu’elle s’appuie également sur une conventionnalité des dénominations qui, au fond, rappelle facilement le conventionnalisme des sophistes. Là encore, rien de plus proche que ces deux ennemis communs (dont on a dit d’emblée qu’ils appartenaient au même genre). Il faudra alors comprendre comment le naturel et le conventionnel se rejoignent...
 
Mais revenons au Sophiste ! L'effort platonicien correspond précisément à un effort inverse des sophistes : il y a, face à cette ontologie dialectique, une ontologie sophistique qui remet en cause la définition de la vérité (comme adéquation) telle que Platon la fournit dans le Sophiste. Cette ontologie se trouve essentiellement chez Gorgias (non pas parce qu’il est plus pénétrant que les autres, mais parce que c’est le seul dont la tradition doxographique nous ait conservé cette partie de sa doctrine).
 
Gorgias, en effet, est un des sophistes les plus intéressants, parce qu’il articule sa rhétorique sur un Traité du Non-être, développant ainsi les fondements ontologiques de sa pratique du discours. Ce traité nous est conservé en partie par Sextus Empiricus (Contre les mathématiciens, VII, 65-87). On a tendance, en le lisant vite, à en faire un simple nihiliste : les trois propositions principales s’y prêtent en effet :
a) ni l’être ni le non-être n’existent
b) si l’être existait, il serait impensable
c) si l’être était pensable, il serait indicible
 
Cependant, à bien lire le texte, les thèses de Gorgias ne relèvent pas du nihilisme. Le jeu d’inférences et d’oppositions logiques par lesquelles il parvient à démontrer que le non-être n’existe pas, que l’être n’existe pas, et que les deux ensemble ne peuvent pas exister non plus est un exercice typiquement sophistique. Il s’y agit en effet de pousser au maximum les paradoxes logiques d’un problème donné (ici, l’être de l’être et du non-être) jusqu’à la démonstration de la thèse que l’on s’est proposée. Ainsi, à le prendre au sens strict, le discours de Gorgias montre tout simplement qu’il n’est pas possible d’énoncer une affirmation quelconque sur l’être ni sur le non-être : c’est l’impossibilité de toute ontologie qui est l’enjeu et la conclusion de cette première partie du Traité du Non-être. Nous n’avons tout simplement pas à parler de l’être en général ou du non-être en général, parce que ces entités n’ont pas d’être discursif tenable. Dès ce premier stade, le problème de la vérité change de nature : il est en effet radicalement impossible de statuer de façon définitive sur ce qui est, puisque précisément l’être n’a, pour nous, pas d’être. C’est de cette première mise en cause du discours que la suite tire les conséquences. Gorgias ajoute en effet :
 
"que même s’il existe quelque chose, cette chose est inconnaissable et inconcevable pour l’homme" (référence citée, § 77).
 
La démonstration est très simple : "si nos pensées ne sont pas des êtres, l’être ne saurait être pensé".
 
"les pensées n’ont pas l’être pour objet" (§ 78)
 
puisque si c’est le cas,
 
"tout ce qui est pensé existe, de quelque manière qu’on le pense" (§ 79).
 
Il lui suffit de développer quelques exemples particulièrement aberrants de ce principe pour conclure à son impossibilité. Argument concommittant : si les pensées ont l’être pour objet, elles ne pourront avoir le non-être pour objet. Or il est manifeste que certaines de nos pensées ont le non-être pour objet (Scylla, la Chimère, etc..., sont des objets pensables).
 
"Donc, conclut-il, l’être n’est pas objet de pensée et est insaisissable" (§ 82).
 
Distinguant ainsi les objets de la pensée de la réalité existante, Gorgias définit très clairement le domaine dans lequel se meut la pensée : il s’agit de la fiction.
 
Attention : on ne se contente pas, en parlant de fiction à propos de la pensée telle que la définit Gorgias, de reconduire le jugement platonicien selon lequel le discours sophistique n’est qu’une pseudologia. La fiction n’est pas ici la pseudologia (puisque le mensonge impliqué par le mot pseudologia exigerait une définition préalable du discours « vrai ») mais la caractéristique de toute pensée. La pensée est autre chose que l’être, ne peut le viser, le saisir, le modifier. Il y a là beaucoup plus que du simple subjectivisme : Gorgias développe tout simplement la thèse que nous n’avons pas d’accès au plan de l’être par la pensée, et que le plan dans lequel se meut notre pensée est quelque chose de singulier, différent de tout ce qui existe. La question qui se pose immédiatement est évidemment celle de savoir ce que notre parole peut alors véhiculer.
 
S’appuyant sur une doctrine de la sensation qui distingue radicalement les différents sens entre eux ainsi que les sens et leur désignation dans le langage, Gorgias pose alors l’indicibilité de l’être en arguant précisément de cette séparation des genres. Puisqu’en effet chaque sensible est proportionné à un sens, nous ne pouvons pas "révéler à autrui" les êtres en utilisant le seul moyen que nous possédions : le discours.
 
"Car le moyen que nous avons de révéler, c’est le discours ; et le discours, il n’est ni les substances ni les êtres" (§ 84).
 
Le discours est autre chose que les êtres, et bien qu’il résulte de leur impression sur nous, il ne peut pas les révéler.
 
"Aussi n’est-il pas possible de dire que le mode de réalité du discours est le même que celui des objets audibles ou visibles, de manière à lui permettre, en prenant appui sur la réalité de l’être, de signifier la réalité et l’être" (§ 86).
 
Ainsi, comme le dit Sextus Empiricus par qui transite ce passage, "le critère de la vérité s’évanouit " (§ 87). En effet, l’abandon de toute possibilité de coordination entre le discours et les objets rend impensable une quelconque adéquation à l’être. C’est donc bien par-delà le vrai et le faux que se situe le discours de Gorgias, au sens où vrai et faux se diraient de ce qui est adéquat ou inadéquat à l’être. Cette adéquation étant rendue impensable, on peut dire que tout discours est faux, au sens où il est autre chose que l’être. Mais cela ne peut pas fonctionner comme une critique d’ensemble du discours sophistique : dire que le discours des sophistes est faux, cela ne signifie pas qu’il soit vain. Il n’est en effet pas faux au sens du non-vrai, c’est-à-dire du réfutable : il est faux au sens où la vérité conçue comme adéquation a été invalidée par une ontologie appropriée. Pour ne pas commettre de confusion entre les deux interprétations, il faut reprendre avec précision le problème de la signification : que le discours tel que Gorgias le définit ne puisse pas signifier les choses, cela n’implique pas qu’il ne signifie rien. Il faut distinguer deux façons de comprendre la "signification" : le discours tel que le comprend Gorgias ne peut rien désigner, mais cela ne l’empêche pas de faire sens. Gorgias dit clairement :
 
"le discours ne manifeste pas l’objet extérieur, au contraire, c’est l’objet extérieur qui se révèle dans le discours" (§ 85).
 
Ce qu’il faut comprendre de la façon suivante : le discours est le seul milieu dans lequel se construise quelque chose comme une manifestation. Autrement dit, il n’y a pas de vérité ni même de sens extra-discursif, et en aucun cas la vérité ne peut consister dans le rapport que l’on fera entre le discours et une autre chose que lui, extérieure à lui, qu’il manifesterait.
 
Ainsi, primo, la sophistique est en effet au-delà du rapport vrai-faux. Elle relève d’une production réglée d’effets, qui se joue dans le petit groupe (forum, discussion, harangue, discours officiel ou d’apparat). Secundo, et pour cette raison, elle est en revanche porteuse d’un autre sens de la vérité : la convention. C’est ce sens qui rend le Sophiste nécessaire, et avant le Politique : la convention, qui ne peut jouer que sur de petits groupes, certes, a toutefois l’avantage de fournir une norme tout à fait recevable de la vérité, et (qui plus est) une norme pratique. Ainsi le sophiste vient interférer en permanence dans les projets du philosophes : lorsqu’il s’agit de rappeler aux hommes le souci de soi sans professer de science, la sophistique est très proche. Lorsqu’il s’agit de refonder le lien politique sur de nouvelles bases, à nouveau le rival sophiste est très proche. Dans les deux cas, cette proximité n’est pas seulement une rivalité sur le même terrain : il s’agit d’une confusion possible ("l’art véritablement noble de la sophistique" est très proche de ce que pratiquent les personnages de Platon).
Platon est bien sûr très réticent face à ce discours essentiellement orienté vers ses effets, puisqu’il juge qu’une vérité qui se produit dans le discours, s’y transforme, s’y enseigne et s’y met en jeu chaque fois ne mérite pas son nom. La sophistique est trop relativiste dans ses présupposés ontologiques pour que la théorie de la connaissance de Platon la supporte (d'ailleurs le socratisme n’était-il pas plus proche de la sophistique que le platonisme, qui cherche à s’en démarquer ?). Mais que donne ce risque, et comment le conjure-t-on, dans la sphère politique ? Il donne essentiellement l’idée de l’absence de la science politique : pour le sophiste, il ne peut pas exister de lois, d’ordre ou de constitution absolument bonnes, puisqu’elles sont toujours et en tout issues de la pratique collective du discours.
 
A la fin du sophiste, on atteint une conclusion (inachevée, à reprendre, mais au moins l’animal est cerné) : le sophiste est doxomimétique et non imitateur savant, parce qu’il ne peut pas y avoir de science au sens où l’étranger en parle ici. On n’exclut le sophiste que pour faire taire celui qui dit que la science politique est introuvabe parce qu’impossible, mais le reste de la quête platonicienne sera marqué par cet avertissement, doublé du fait que la proximité sophiste-philosophe a été nettement indiquée dans le cours du dialogue (l’ambiguïté de cette conclusion est à rapprocher de l’ambiguïté du personnage de l’étranger). On passe alors au Politique, car c’est là l’urgence...
 
Voilà, ces rappels effectués, nous explorerons plus précisément la dimension ontologique qui vous intéresse ici... en glissant peut-être vers Plotin...

Message cité 1 fois
Message édité par l'Antichrist le 23-10-2007 à 18:39:02
n°13051134
rahsaan
Posté le 23-10-2007 à 13:07:53  profilanswer
 

Merci pour cette étude très éclairante.  
 
A propos de ce passage :
 

l'Antichrist a écrit :

Le discours est autre chose que les êtres, et bien qu’il résulte de leur impression sur nous, il ne peut pas les révéler.
 
"Aussi n’est-il pas possible de dire que le mode de réalité du discours est le même que celui des objets audibles ou visibles, de manière à lui permettre, en prenant appui sur la réalité de l’être, de signifier la réalité et l’être" (§ 86).
 
Ainsi, comme le dit Sextus Empiricus par qui transite ce passage, "le critère de la vérité s’évanouit " (§ 87). En effet, l’abandon de toute possibilité de coordination entre le discours et les objets rend impensable une quelconque adéquation à l’être. C’est donc bien par-delà le vrai et le faux que se situe le discours de Gorgias, au sens où vrai et faux se diraient de ce qui est adéquat ou inadéquat à l’être. Cette adéquation étant rendue impensable, on peut dire que tout discours est faux, au sens où il est autre chose que l’être. Mais cela ne peut pas fonctionner comme une critique d’ensemble du discours sophistique : dire que le discours des sophistes est faux, cela ne signifie pas qu’il soit vain. Il n’est en effet pas faux au sens du non-vrai, c’est-à-dire du réfutable : il est faux au sens où la vérité conçue comme adéquation a été invalidée par une ontologie appropriée. Pour ne pas commettre de confusion entre les deux interprétations, il faut reprendre avec précision le problème de la signification : que le discours tel que Gorgias le définit ne puisse pas signifier les choses, cela n’implique pas qu’il ne signifie rien. Il faut distinguer deux façons de comprendre la "signification" : le discours tel que le comprend Gorgias ne peut rien désigner, mais cela ne l’empêche pas de faire sens. Gorgias dit clairement :
 
"le discours ne manifeste pas l’objet extérieur, au contraire, c’est l’objet extérieur qui se révèle dans le discours" (§ 85).
 
Ce qu’il faut comprendre de la façon suivante : le discours est le seul milieu dans lequel se construise quelque chose comme une manifestation. Autrement dit, il n’y a pas de vérité ni même de sens extra-discursif, et en aucun cas la vérité ne peut consister dans le rapport que l’on fera entre le discours et une autre chose que lui, extérieure à lui, qu’il manifesterait.
 


 
On a l'impression que Gorgias serait soit un phénoménologue (le phénomène se dévoile au sein du discours), soit un prédécesseur de Hegel (le discours ne laisse plus rien au-delà de lui : il est la représentation de l'Absolu à lui-même).


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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13067589
l'Antichri​st
Posté le 24-10-2007 à 19:11:22  profilanswer
 

Bon, je mets la dernière main à une autre réponse à votre problème du Multiple dans l'Un d'inspiration toute plotinienne... Le plan de ma réponse sur Rousseau avance aussi grandement...
 
Responsabilité pédagogique oblige, à bientôt donc !


Message édité par l'Antichrist le 24-10-2007 à 19:12:06
n°13072645
rahsaan
Posté le 25-10-2007 à 08:34:08  profilanswer
 

Hé bien merci, on attend cela avec impatience. :)


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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°13090761
sylvva
Posté le 26-10-2007 à 21:07:03  profilanswer
 


 
moralité : un idiot savant trouvera toujours au moins un idiot ignorant qui l'acclame

n°13093762
neojousous
Posté le 27-10-2007 à 02:20:32  profilanswer
 

et toujours un idiot tout court pour faire la moralité

n°13093776
Profil sup​primé
Posté le 27-10-2007 à 02:24:20  answer
 

neojousous a écrit :

et toujours un idiot tout court pour faire la moralité


Oui, mais si vous saviez exactement de quoi il retourne, vous n'utiliseriez pas de telles phrases au moins par respect pour ce que vous seriez être sensé savoir.
 
 
edit : désolé


Message édité par Profil supprimé le 27-10-2007 à 02:35:16
n°13094049
le vicaire
Posté le 27-10-2007 à 08:32:41  profilanswer
 

Dans un post récent l'AC parle des journalistes et du temps des journalistes qui n'est pas et ne peut être celui du penseur. C'est un milieu que je connais bien. Pour autant, c'est une question qui je crois parcourt tous les journalistes. Ce qui me fait penser au temps d'Héraclite et à sa fameuse phrase, "on n'entre pas deux fois dans le même fleuve". L'actualité c'est un peu ce fleuve qu'il n'est plus possible de prendre une fois qu'on y a plongé. D'autre part, je pense qu'il y a encore une presse beaucoup moins soumise aux aléas de l'action, avec des enquêtes, donc des moyens, pour le recul nécessaire à l'analyse. Mais je suis d'accord, cela n'est guère la tendance actuelle dominante.
D'un autre côté, ce temps de l'action me fait penser au même "temps" que celui des journalistes, c'est-à-dire celui des politiques. Ce qui est à mon sens autrement plus grave. Vu de l'intérieur, je pense qu'ils n'ont pas non plus la possibilité de réfléchir à leur action tout du moins ceux qui sont aux responsabilités et donc ceux qui agissent réellement. Bien peu d'entre eux prennent le temps de se poser des questions quand il faut agir. Ce qui est presque caricatural avec Sarkozy. Ils sont animés par une idéolologie bien plus que par une réflexion critique sur leur action. D'où mes questions. La conception d'Aristote sur cet idéal contemplatif nécessaire à la vie de la cité est-il seulement possible ? Pareil pour Platon et ses philosophes-rois... L'action n'est-elle pas plus qu'une impulsion ? On trouve quelques réponses chez Machiavel qui me semble-t-il indique clairement les oppositions entre action et réflexion en politique puisque chez lui moyens et fins se confondent.

n°13094954
rahsaan
Posté le 27-10-2007 à 12:33:47  profilanswer
 

sylvva a écrit :


 
moralité : un idiot savant trouvera toujours au moins un idiot ignorant qui l'acclame


 
Moralité: j'ai prévenu les modérateurs.  


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