rahsaan | pascal75 a écrit :
L'autre soir en discutant avec un ami qui me parlait de postmodernité et qui me disait que "le postmoderne expliqué aux enfants", de Lyotard, est introuvable (il l'a pas lu, je lui prêterai...), je me suis rendu compte que ce terme tend maintenant à devenir, au moins dans les arts, une sorte de vague qualificatif de ce qu'on ne comprend pas, qui n'a pas de sens, qui est nul.
C'est le contraire du chemin fait par le terme d"impressionniste".
|
Oui, le mot de post-moderne a mal vieilli. C'est dommage. Il est employé à tort et à travers, pour qualifier une oeuvre d'art contemporaine, voire notre époque entière, et surtout de façon péjorative. Pour dire que c'est la fin des valeurs, qu'on a plus de repères, que le temps des grandes actions collectives est finie, que les idéologies sont derrière nous, qu'il faut se contenter d'un monde de relativisme et de pragmatisme... Pour le coup, c'est l'emploi même du terme qui est "post-moderne" : indéfini, flou, applicable à bien des domaines, un peu désenchanté, un peu rationnel, sceptique dans l'esprit et définitif dans sa lettre... La post-modernité en terminerait avec discours et les idéologies criminelles qui ont ensanglanté le monde. Nous serions désormais dans une ère de gestion des affaires, la politique se réglant selon les règles définies par les experts et les "technocrates". Réenchanter le monde, ce serait une façon de sortir de la post-modernité. Lyotard a beaucoup écrit sur le post-moderne, et en parlait de façon précise. Entre autres références : La condition post-moderne ; Au juste ; l'article Petite mise en perspective de la décadence et de quelques combats minoritaires à y mener ; Le post-moderne expliqué aux enfants. SUR LA POST-MODERNITÉ
Est post-moderne une époque dont les différents discours ne se réfèrent plus à un méta-discours ayant une valeur fondatrice. La post-modernité ne "croit" plus au Progrès, au Bien, au Sujet, à la Révolution... Ou même disons que si l'on continue de se référer, par politesse, habitude ou tradition, à ces valeurs transcendantes, ce n'est plus qu'un hommage en quelque sorte funèbre, car ces valeurs n'ont plus de puissance réelle sur le monde.
Si une science entend ne pas être seulement un agrégat de savoirs positifs, elle doit s'en réferer à un discours minimal sur ses fondements, ses buts, sa méthode, son axiomatique... (C'est pourquoi Sokal et Cie critiquent les discours post-modernes, comme ayant oublié les exigences minimales, selon eux, de scientificité et de rationalité). Le post-moderne est donc l'époque de la fin des grands récits, en particulier ceux des Lumières. D'où un affaiblissement des autorités religieuses, politiques, morales, de leur force régulatrice sur les pratiques sociales, qui cessent de s'en réferer à ces instances. Par définition, la post-modernité ne se reconnaît pas de modèle. Hétérogénéité des jeux de langage
Pour être précis, disons que Lyotard ne parle pas que de discours, mais de jeux de langages, c'est à dire, à la suite du Wittgensteinn des Recherches philosophiques, d'un ensemble cohérent d'énoncés avec les pratiques qui lui sont corrélées. Cependant, Lyotard donne un tournant nettement politique à cette notion de jeux de langages (JdL), en disant que dans le champ social de la post-modernité, il y a hétérogénéité de ces JdL, en ce qu'ils ne peuvent plus se référer à un JdL commun. Contre Habermas, Lyotard dit que la recherche d'invariants de la communication, en vue d'un agir commun, méconnaît cette hétérogénéité. La post-modernité est donc bien à l'image d'un patchwork, où aucun morceau d'étoffe ne peut prétendre être central, aucun motif être au principe du développement des autres. Dès lors, si un JdL cherche à s'imposer comme supérieur aux autres, en tâchant de les englober, de les réguler, voire de les phagocyter, ce qui apparaît est le risque de la terreur. "Taisez-vous, ou sinon..." C'est la formule de la terreur post-moderne (de son fascisme), quand un JdL cherche à s'imposer à tous les autres. Du coup, dans un tel champ social, il n'est plus possible de réaliser de grands projets, d'espérer un bouleversement d'ensemble, d'attendre le Grand Soir. Il faut jouer des coups. Tenter, jouer sa chance. Dire, faire, créer, un projet, une phrase, un évènement, comme on tente un coup sur un échiquier, sans connaître l'effet de ce coup sur la suite. Peut-être que c'est ce monde des singularités non-totalisables, que Deleuze entendait promouvoir contre l'idée hégélienne (et issue surtout d'Eric Weil) d'une homogénéité de la forme de l'Etat, capable d'intégrer / réconcilier l'ensemble des dimensions de la société (de "l'Esprit objectif", l'Esprit en tant qu'il se réalise dans des institutions). Agissez, mais n'espérez plus que votre action soit vouée à mener à la Révolution tant attendue. Il n'y a plus d'horizon prédéfini qui donnera sens à votre action, parce que vous ne pouvez plus affirmer que vous vous approchez d'un idéal dont chaque combat est une étape vers les lendemains qui chantent. Il n'y a plus de socle commun grâce auquel il serait possible de réaliser un accord des pratiques et des discours. Irréductiblement, il existe des différends, des divergences et à la compétence des savants, il faut préferer "les paralogismes des inventeurs" : non plus le consensus, mais l'invention de règles qui transforment le jeu. Non plus la réconciliation mais la confrontation et l'agon.
"(Lyotard) suggéra que, à la suite de l’effondrement des métanarrations modernes, les gens développent un nouveau jeu de langage, un jeu qui ne revendique pas la vérité absolue mais qui glorifie plutôt un monde de relations perpétuellement en changement (entre les personnes ainsi qu’entre les personnes et le monde)." (Wikipedia, "Philosophie post-moderne" )
Deux types d'énoncés
Qu'est-ce qu'un méta-discours ? Disons qu'un discours se constitue d'un ensemble d'énoncés articulés entre eux de façon cohérente et valide. Alors le méta-discours est celui qui vient garantir la cohérence et la validité des autres discours. Sera valide ("vrai" ) un discours en tant qu'il reçoit sa justification d'un discours d'un autre type, dont la validité n'est pas sujette à discussion. Disons alors que parmi les énoncés, on discernera deux classes, les énoncés de type 1 servant à assurer la "vérité" à ceux de type 2. Etablir un discours de type 1, c'est le rêve -jamais réalisé de la philosophie- en tant qu'elle entend trier le bon grain de l'ivraie de l'ensemble des autres discours. Déjà, dans le Politique, Platon fait le tri entre les différents prétendants au gouvernement de la Cité : le boulanger, par exemple, subvient au besoin de nourriture des habitants, mais il ne peut prétendre à la direction de la polis, pas plus que le maçon ; ni même le magistrat. Pourra être roi celui qui, tel un tisserand, saura composé des trames différentes pour obtenir un bon motif : équilibrer les caractères forts et les caractères modérés. Ainsi, c'est au philosophe de tester les prétendants, de dire quel discours est valide pour gouverner la Cité, donc de rapporter la politique humaine à un savoir sur le Bien. Dès lors, pour reprendre l'idée de Lyotard, l'ensemble des énoncés de type 2 (ceux du boulanger, du maçon, du magistrat...) seront jugés en fonction d'énoncés de type 1, ceux produits par le philosophe. C'est cela, aussi, le projet de la Modernité, des Lumières : produire des énoncés de type 1, sur la paix perpétuelle, ou le Progrès, la Raison, qui permettent de juger des autres énoncés, de la science, de la religion, des arts... Et les philosophes de l'analyse logique ne disent pas autre chose, quand il veulent que la logique constitue le type n°1, à partir duquel il sera possible de valider ou non les autres formes de discours, selon leur conformité ou non aux règles de la logique. C'est, du reste, le projet du Wittgenstein du Tractatus Logico-Philosophicus : montrer que les énoncés métaphysiques sont des non-sens, et que la logique doit servir à les détruire, afin d'évacuer les faux problèmes qu'ils posent en postulant l'existence d'entités imaginaires, puis s'en tenir aux bons énoncés, ceux des sciences de la nature, qui devraient constituer la totalité de notre savoir. Seulement, le second Wittgenstein abandonne l'idée que la logique puisse être un JdL auquel rapporter tous les autres, car il y a bien des JdL qui ne prétendent pas décrire des états de fait ; par exemple, lorsque je donne un ordre ("Viens !", "ferme la porte !" ), je ne décris pas un état de fait. Donc W. constate l'hétérogénéité irréductible des JdL et se propose d'en faire la grammaire, afin d'en saisir le jeu et les enjeux, et ultimement, de montrer comment ces JdL se rapportent à des formes de vie. Ainsi, il abandonne la possbilité que la logique soit un énoncé de type 1. A l'inverse de ce projet d'établir les énoncés de type 1, Lyotard dit que dans la post-modernité, il n'y a plus de discours en surplomb, premier en droit. Plus encore, tout énoncé de type 2 est susceptible de devenir, à son tour, un énoncé de type 1. Le discours du boulanger, du maçon, du magistrat, peut détrôner le discours du philosophe, prendre sa place, avant de céder la place à un autre. Le cas de la justice
Lyotard analyse ces mutations dans le cas de la justice. Comment rendre justice s'il n'y a plus de référent dernier pour partager le juste de l'injuste ? Lyotard parle de ce sophiste athénien qui avait à défendre un homme accusé d'un meurtre. "Voyez, leur dit-il, mon client est robuste, fort, et vous l'accusez d'avoir tué. Et il en aurait été capable. Mais enfin, comment pourrait-il être le coupable ?... Car il savait très bien qu'étant donné son physique, il serait accusé. Il n'a donc pas pu tuer, car il savait qu'il était le coupable idéal."
L'astuce du sophiste consiste ici à se rapporter à l'opinion elle-même pour justifier ses raisons. C'est à dire qu'il prend comme référentiel dernier l'opinion des gens, leur imagination, et pas une raison universelle. Il joue l'opinion pour l'opinion, il prend l'opinion pour référentiel absolu, le plus relatif pour le plus solide. "Mon client n'a pas pu tuer car il savait qu'il serait accusé".
En dernier recours, c'est l'opinion qui tranche, et rien au-delà. Notre sophiste était déjà post-moderne. Il utilisait les énoncés d'opinion comme étant de type 1. La post-modernité expliquée aux HFRiens
Il faut éviter un contresens sur le terme de post-moderne. Il ne signifie pas, à proprement parler, "après la modernité", comme le suggère le préfixe "post". En fait, il semble plutôt que pour Lyotard, le post-moderne soit un décalage, un décrochage par rapport à la Modernité. Diderot est post-moderne en un siècle de Modernité, car il n'y a plus chez lui de discours métaphysique fondateur, transcendant. Dans le Neveu de Rameau, il n'y a rien au-delà de la composition polychrome, incertaine (baroque ? ) des discours et des pratiques, et le philosophe avec ses beaux principes n'est pas mieux armé, ni pour la vie et ses réalités, ni pour discourir, que le Neveu avec sa débrouillardise et son cynisme. Le philosophe aussi joue le jeu vulgaire, trépidant, de la vie et du monde, même s'il se veut en retrait, ou au-dessus de la mêlée.
Diderot est donc l'ironiste de la Modernité, un Socrate qui aurait renoncé aux Idées au profit de la contingence et de la multiplicité de la matière.
Lyotard tâche de s'en tenir à une approche neutre axiologiquement sur le post-moderne. Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur, mais de comprendre ce qu'est cette condition, ses enjeux, sa nouveauté, ses risques. Il est vrai que l'abandon des grands récits et des grands discours favorise l'émergence de valeurs telles que le cynisme, le relativisme, le culte de l'efficacité brute. cf. l'article de Wikipedia, "Postmodernité", sur la sociologie : "En sociologie, la post-modernité désigne la dissolution de la référence à la raison comme totalité transcendante dans les sociétés contemporaines occidentales. La post-modernité, à la différence de la modernité, ne rattache plus l’idée de progrès à un sens synthétique qui le justifie.
Il s’agit aussi d’un mode précis de régulation des pratiques sociales et de reproduction des rapports sociaux découlant des contradictions de la modernité politique et institutionnelle. La tendance du mode postmoderne de régulation de la pratique sociale est que les actes signifiants des individus sont progressivement dissociés d’un ordre commun synthétique (qui dans la modernité leur conférait un sens) et remplacé par des régulations purement autoréférentielles et automatiques (le marché, les technologies, les médias informatiques) dont le mode d'opération n'est plus mesuré par rien d'autre que par leur propre taux de croissance exponentielle. L’efficacité remplace la légitimité; la gestion remplace le politique; le contrôle, la propriété, et nous nous retrouvons finalement avec des organisations qui prennent des décisions avec de l’information. La post-modernité ainsi entendue est un mode de reproduction sociale d’ensemble, régulée de manière décisionnelle et opérationnelle plutôt que de manière politico-institutionnelle (Michel Freitag). Les conséquences pratiques de cette dissolution de la référence à la raison, c’est que les actions humaines tendent à se réduire progressivement à un comportement adaptatif, que la pensée s’identifie à un calcul marginal de gain ou de perte, que les rapports humains se réduisant à la compétition ou à la concurrence et les identités ou statuts à ceux de gagnant et de perdant. Ajoutons que la science dans une société post-moderne renonce à son idéal normatif de réalité et de vérité au profit de la prévisibilité des résultats de l’action instrumentale opérée sur le réel et que l’activité humaine tend à se justifier par le paradigme général de la résolution de problème."
La technocratie remplace la politique : non plus un projet et des idéaux, mais des opération de restructurations partielles, des modifications locales, de la gestion rationelle plutôt qu'un agir en vue d'une fin déterminée. Enjeux et risques
A la limite, est post-moderne un discours qui, tel le sophiste déjà cité, ne s'appuie plus que sur d'autres discours, en jouant le discours pour le discours, sans référence à une réalité extérieure. D'où un effacement plus ou moins complet de la distinction entre discours et récit, tout discours sur l'émancipation de l'homme étant aussi le récit anticipé de cette libération, et le récit de l'émancipation se justifiant par la valeur du discours émancipatoire. Ainsi, dit Lyotard, quand nous parlons, nous sommes aussi parlés par ce que nous parlons. Notre discours est formé par les discours qui nous précèdent. Nous disons et nous sommes dits par ce que nous disons, car ceci nous précède en droit. Peut-on, doit-on souhaiter retrouver une assise réelle, stable, au sein de cet ensemble mouvement que sont les JdL ? Ne suis-je qu'un discours ? Et les horreurs de la guerre ne sont-elles qu'un discours ? La post-modernité n'a pas d'autres fondements que la remise en question (ironique, et/ou cynique...) des fondements des valeurs et de ce que ces valeurs structurent, c'est à dire notre réalité et nos actions. Cependant, je pense que le propos de Lyotard n'est pas de rejeter l'idée qu'il existe rien au-delà des discours, mais rien au delà des JdL, ce qui est bien différent. Car, comme dit plus haut, les JdL sont un ensemble formé d'un langage et des actions qui lui sont corrélées : construire une maison, déclarer sa flamme... Mais quiconque parle ou agit est dors et déjà engagé dans un JdL et rien ne permet de donner le primat à une de ces formes de vie plutôt qu'à une autre, et c'est l'existence de cette multiplicité hétérogène qui définit le post-moderne dans ce qu'il a de plus positif. Mais si nous sommes libérés de l'emprise des méta-récits, qui nous libérera de cette libération ? La post-modernité est-elle l'époque des inventions inédites et des espoirs insolites, en-dehors des grandes idéologies totalisantes, ou bien la période où triomphe le cynisme de ceux qui continuent à tenir des discours auxquels ils n'accordent plus d'autre valeur que de celle perdurer par leur efficacité ? C'est cette nouvelle configuration dans l'entrelacement des pratiques de pouvoir et des pratiques d'invention qui est au coeur de la post-modernité. Message édité par rahsaan le 24-07-2007 à 00:05:03 ---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
|