Pour justifier la logique de ma réflexion sur le Respect, voici une étude plus générale sur La mécanique de lamour-propre chez Pierre Nicole.
A. Positions jansénistes.
Tout d'abord, je recommande vivement la lecture de deux ouvrages éclairants : dabord le livre de Bénichou, Morales du grand siècle puis louvrage de Sainte-Beuve, Port Royal (pour Sainte-Beuve, la vie de lécrivain explique luvre : il faut lire à ce propos « Pascal et Montaigne »).
Le jansénisme est une position théologique ultra-augustinienne qui oppose la nature et la grâce. La nature a été corrompue par Adam. La volonté et la raison de lhomme nont rien dun pacte. Lhomme actuel, historique, ne peut pas se sauver seul. La différence entre pélagianisme et Saint-Augustin repose sur deux points :
- Le pélagianisme est la doctrine qui vient de Pélage : la volonté est restée intacte. Il suffit de vouloir pratiquer la justice pour le faire.
- Saint Augustin : il considère que cest faux car on a besoin du Christ pour que les hommes se rachètent.
Pour le jansénisme, « Dieu ne nous doit rien ». La grâce relève de catégories arbitraires ou gratuites. Dès lors, il est requis théoriquement que nous nous rendions compte du réel sans faire référence à la justification religieuse ou morale. Lhomme ordinaire est corrompu, donc égoïste. Il faut expliquer lordre social par des motifs de corruption. Comme les jésuites qui pensent que la piété est nécessaire pour la vie en commun, les jansénistes développent une philosophie de lauto-régulation du passionnel. Il faut que les sociétés soient le résultat de la passion aveugle et égoïste. Rien de divin, de rationnel, nest requis pour expliquer lhomme. Lhomme est un animal et il est orgueilleux et concupiscent.
Doù deux orientations. La première est celle de la chair qui nest pas le corps. La chair est lorientation de lesprit vers le concupiscible. La seconde est celle de lorgueil : lamour envers Dieu est corrompu.
Cest à limmanence de la nature quil faut se référer pour comprendre. Les théologiens naturalisent lhomme. Ces théologiens sont parmi les artisans de lanthropologie moderne puisquils réduisent l'homme à un objet passionnel.
Le jansénisme est une sensibilité qui ressent deux sentiments. Le premier est une haine profonde du Monde, de la vie sociale. La seconde est une horreur profonde pour le cérémonial mécanique de la religion. Madame de Sévigné écrit une lettre à sa fille : elle écrit quelle abandonne son chapelet parce quelle est plus dévote quavant. Le jansénisme est une critique du pharisaïsme. Cest le corollaire dun dégoût de soi. On a un culte pour laustérité morale. A Rome, les jansénistes étaient considérés comme des crypto-calvinistes.
La haine de soi et du monde est très importante. Chez les jansénistes, la sensibilité est lexigence dune vie pure, moralement noble (« Bossuet-Pascal » : Sainte-Beuve se demande pourquoi la prose française atteint son apogée à cette époque). Le concept de pureté passe par une dénonciation du Moi comme amour-propre. Cela produit d'ailleurs le caractère suspect du jansénisme : cest un travail infini sur soi. La façon dont je me saisis moi-même est soupçonnée dêtre inauthentique. Port-Royal est donc le lien où la réflexion sur lamour-propre sengage (la lucidité de Rousseau vient de sa lecture de Pascal. Le jansénisme : le moi est amour-propre. Rousseau : lamour de soi est le rapport authentique à soi). Dans le jansénisme, il y a une recherche sur la subjectivité et sur le lien social.
Pierre Nicole. Il traduit Les Provinciales en latin. Il est en liaison avec La Bible de M. de Sacy . Il écrit Essais de morale (1670-1678). A lire absolument : Essais sur la charité et lamour-propre. La charité nest pas la pitié, la compassion (pour le pauvre par exemple). La charité est le fait dagir par amour de Dieu.
B. Amour-propre et intersubjectivité.
Nicole met en parallèle la charité et lamour-propre. Il pointe un paradoxe. Alors que la charité et lamour-propre sont opposés par nature, ils sont indiscernables dans leurs effets. La mécanique de lamour-propre mène à des pratiques charitables, conformes au devoir (et non faites par devoir). Doù une opacité du sujet lui-même. Pour Nicole, il ny a aucune différence matérielle entre un acte fait par amour de soi et un acte fait par amour de Dieu. Le but de Nicole est de dire que la morale, la piété, la raison, ne comptent pas. Il veut expliquer comment, par des principes corrompus, il y a des sociétés : il y a des sociétés qui assurent de fait un certain bien : le divertissement, la protection des Eglises. Mais Nicole va plus loin : lagent lui-même ne peut discerner si son acte vient de la nature corrompue ou de la grâce. Pas de transparence du sujet à lui-même mais les autres me démasquent. Les autres me sont transparents. Il y a une surface sociale des comportements transparents où les individus sont miroirs pour pouvoir dominer autrui. Cela repose sur le fait que le fond du cur humain est caché : « Ce nom damour-propre ne suffit pas... en nous. » (p. 382).
On peut faire un parallèle avec Hobbes : vouloir la domination. Nicole accorde que le portrait hobbesien est vrai. Lerreur du philosophe anglais, cest quil na pas condamné cette position : « Voilà par là... justice. » (p. 382). Il y a une identité de vue qui va loin car Nicole définit le lien social par le meurtre : « La crainte de la mort est le premier lien de la société. » Mieux, cest la lucidité des individus sur leurs passions et sur les passions des autres qui les conduit à se socialiser. Lhomme aime la domination mais voit que les autres ne veulent pas être dominés. Le texte joue sur ce que les hommes voient. Chacun voit ce quil devrait faire : on est dans une logique de la crainte pure, de limpuissance. Comme chez Hobbes, légoïsme est délié par légoïsme des autres.
Comment, à partir de Hobbes, y a-t-il deux points de ruptures fondamentaux ?
1) La gloire se masque en humilité. Lopposition des égoïstes aboutit à lEtat par contrat chez Hobbes. Chez Nicole, on a le jeu de la séduction. Il faut entrer dans lorgueil de lautre pour le manipuler. Pas dartificialisme mais des jeux de séduction.
2) Lamour-propre chez Hobbes veut la domination. Lamour-propre chez Nicole veut lamour : dans lamour-propre, je veux que les autres maiment.
Résumé : Chez Nicole, il y a une anthropologie hobbesienne. Nicole adhère à Hobbes et considère que la crainte de la mort est le signe de la société. On a deux ruptures chez Hobbes : dabord la gloire se masque par des principes dhumilité. Lopposition des égoïsmes va donner la société légitime. Ensuite lamour-propre chez Nicole veut lamour.
Il y a une théorie de lintersubjectivité à partir de lamour-propre. Il faut voir les relations entre les hommes. A la guerre, Nicole substitue la séduction. Donc il ne sagit plus de se parer de lautre par le contrat : il faut sattacher à lautre en lui plaisant. P. 384 : à la limitation hobbesienne des égoïstes par le contrat social, Nicole répond par une logique de la soumission dissimulée à lautre. Lautre est séduit (au sens latin : il est trompé). Le jeu de la représentation sociale est différent du jeu chez Hobbes. Leffet fondamental, cest la construction de lhonnêteté, de lhonnête homme (cf. Montaigne, Essais III, 8 : « De lart de conférer ». Conférer signifie : 1. Parler. 2. Comparer. 3. Mettre à la balance. 4. Suggérer). La théorie de lhonnêteté sociale est socialement ancrée dans les salons. Cest à partir du mode de socialité des salons quon pense la société. Le salon devient le paradigme de la société droite. Laccent sest déplacé de la justice à la convenance. Lobjet du lien social sest déplacé de la justice (ne pas faire mal à lautre : je respecte ses biens), à la convenance (ne pas heurter lautre : je respecte son imaginaire).
Lhonnêteté, quest-ce que cest ? Cest supprimer lamour-propre de la surface des actes et des discours. Il faut casser la visibilité entre la cause du comportement et ce comportement. Lhonnêteté, cest voir que lamour-propre des autres est blessé par mon amour-propre. Alors, on a un raffinement de légoïsme : si les autres me voient égoïste, alors je ne peux rien en tirer ! Lindividu devient lucide sur lui-même. Lamour-propre est aveuglement sur soi : il devient nécessairement le principe de la lucidité sur soi. La dissimulation sinscrit dans une dynamique du redoublement. Je vais être lucide sur les autres, puis sur moi.
Donc :
1. Je dois dissimuler mon amour-propre.
2. Je dois satisfaire lamour-propre des autres.
3. Je dois dissimuler que je dissimule de même que je dois cacher que je flatte quelquun. Il faut que ma flatterie ne soit pas vue comme flatterie. Il est nécessaire que je montre mes défauts, que jen rajoute sur lhumilité et que jaccepte les mortifications des reproches des autres.
Ainsi puis-je constituer une intériorité artificielle mais efficace. On est loin de Hobbes où lopposition est frontale. Jentre dans le désir de lautre pour le satisfaire : alors, je lachète. Les rapports sont des rapports de concupiscence. La socialité est un échange intéressé de services. Quelle est la règle fondamentale pour satisfaire lautre ? Il faut que je me départisse de toute manifestation de légoïsme. Nécessairement, je vais devoir être dur envers moi-même jusquà produire un mode de socialisation parfait : doù la conversation dun honnête homme (je parle des mathématiques avec le mathématicien, des jardins avec le jardinier). Les égoïsmes ne se vivent plus mais sont sous-jacents. P 391 : lamour-propre se raffine dans lhonnêteté.
Il ne faut pas parler de soi avec plus de froideur que ne le feraient les autres. Lamour-propre invente la distance envers soi, cest-à-dire la distance. Lamour-propre produit le décentrement. Comme lâme nest pas une substance pensante, il ny a pas dintrospection. Je ne peux définir ce que je suis car il y a toujours lamour-propre. Donc la médiation par lautre est toujours nécessaire. Or le regard de lautre me noircit. On a deux regards : dune part le regard faussé (je suis beau), et dautre part le regard qui me noircit (le regard de lautre). Pour séduire lautre, je dois me regarder comme il me regarde. Je dois me construire (et me conduire) comme il attend que je sois. Lhonnêteté est la construction dun espace public dont le fond est le mensonge généralisé. Cest un espace où la nécessité de la politesse crée lanalogue dun regard neutre sur soi. Cest lorigine de la théorie du « spectateur impartial » (cf. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux). Cest lautre qui est au principe de mes actions. Spectateur impartial : les autres (le passant) sont lintériorisation en moi de la société. On pense un impératif moral universel transcendant à la société mais déduit de la société.
C. Lamour-propre et lamour.
Nous sommes dans une logique de la dissimulation : avec lidée que lamour-propre ne vise pas seulement la domination mais lamour, on découvre des enjeux anthropologiques. La fin de lamour-propre, cest se faire aimer. Lintroduction de lamour change tout car il change le principe de lucidité :
- Logique du cynisme.
- Quand je veux être aimé, je ne peux pas mépriser.
- Quelquun que je méprise et qui maime, cela me blesse.
- Lamour vient effacer la lucidité de légoïsme strict.
Dans le devenir subtil des amours-propres, il y a une relative transparence. Personne nest dupe : quand cest lamour qui est visé, alors commence un jeu où les amours sont opaques. On a un déplacement de la relation sociale : « La plus générale inclination qui naisse de lamour-propre est le désir dêtre aimé. » Il sagit dun pessimisme anthropologique : lamour lui-même devient amour-propre. Lamour nest pas un cercle qui échappe à lamour-propre. Se laisser aimé, cest injuste : Pascal se rendait désagréable afin quon ne laimât pas. En voulant être aimé, jentre dans lesprit dautrui, dans ses jugements et jen viens à éprouver de la honte dès lors que je manque aux actes susceptibles de me faire aimer. Là, cest important : la honte nous traverse. Cette idée est au cur de la pensée de Shaftesbury : la honte est la preuve expérimentale de la fausseté de Hobbes. On a un concept-limite : par la honte je ne suis plus dans légoïsme. Il ne peut y avoir de certitude : je ne peux massurer que les autres maiment (cest le problème de la fidélité du sexe ou des affects : Eyes Wide Shut de Kubrick). Lamour est labolition de la distance. Dans lamour, aucune institution ne garantit alors que linstitution garantit les relations de respect.
Lamour-propre produit trois grands effets :
- Il suscite la crainte du châtiment et fait respecter la loi. Lamour-propre est le ciment des lois. Niveau politique.
- Il développe le sens de lintérêt matériel. Le commerce est un appât du gain. Niveau économique.
- Il veut plaire aux hommes. Niveau éthique.
Dans la crainte et lappât du gain, on peut être lucide : on sait si on respecte la limitation de vitesse par amour de la République ou par peur des radars (Le commerce, cest pas par charité pour les autres !). Par contre, il y a une opacité chez Kant : si jaime un vieillard par tendance naturelle, cela na aucune valeur morale. On ne peut faire la différence entre la bienveillance et le respect de la loi morale. Chez Nicole, aimons-nous les autres par amour-propre ou par charité ? Les inclinations sentimentales sont utiles chez lautre : on a lopacité de lautre pour moi. Lamour-propre ne peut sen tenir à des stratégies de conquêtes. De plus, je ne peux connaître la pureté de lamour que jai pour lautre. Est-ce moi qui désire être aimé ou bien mon amour-propre ? Mais il ny a pas de sujet au sens dune instance où je suis renvoyé à moi-même : cf. Pensées, 582. Il y a chez Pascal une théorie de la contre-intériorité. Il y a une vacuité remplie par des images (ce qui na rien à voir avec la théorie de la conscience).
Lorgueil chez Nicole est particulier car il produit une réflexivité catastrophique : il suffit que je fasse une réflexion pour que sois complaisant envers moi. Cest le couple illusion / complaisance qui joue. Il ne peut y avoir de charité que dans linconscience et la méconnaissance de soi. Celui qui est modeste et qui a la conscience de cela nest plus modeste. Quand je mhumilie, il faut craindre que cela vienne dune vanité plus subtile. Plus je deviens lucide, plus je me rends opaque à moi-même.
Le divertissement cest :
- La boîte de nuit.
- Le travail.
- La science.
- Pascal qui écrit sur le divertissement.
On a une réflexivité catastrophique. Cela vient de Saint Augustin au livre XX des Confessions quand il expose sa théorie des cupidités : libido sentiendi (concupiscible, charnel), libido dominandi (notre nature après la faute), libido sciendi (la connaissance et sa curiosité : cest un péché si ce nest pas ramené à Dieu. Cest la concupiscence des Dieux). Saint Augustin veut faire le partage de la libido et dun amour vraiment chrétien. Il est impossible de connaître ce qui en nous échappe à la libido dominandi.
Donc :
- Je ne peux me connaître moi-même.
- Je suis sous lemprise du regard des autres.
- Je méprise lhomme mauvais en moi donc je ne suis pas mauvais, je suis bien. Cela est déjà corrompu par la connaissance de soi.
Résumé : Nicole part dune anthropologie égoïste : il part dune vision individualiste de la société. Lamour-propre suscite un type de réflexivité, donc de subjectivité. Lindividu pensant sort de lui-même et donc cet individu, fondamentalement égocentrique, se déprend par égocentrisme de soi. Nicole pense la société comme combinatoire des égoïsmes et le public comme détour du privé. De plus, lamour-propre ouvre lindividu sur une altérité qui échappe à la tentative de captation. On fait de lintériorité un vecteur inquiet du souci du regard de lautre. Je me construis dans la contingence de mes rencontres dans un devenir indéfini et dans la dépendance toujours réaffirmée des évaluations impliquées dans le regard de lautre. On pense toujours lautre comme présent à moi-même à titre délément affectif en moi. Nicole pense lautre comme ce qui va affecter le moi : lautre empêche que je me ressaisisse moi-même. Dès lors que lautre est ainsi pour moi, cela en est fini de légoïsme. La société est une toile de réseaux affectifs.
Analysons maintenant les enjeux politiques : il est impossible quil y ait la construction dun espace public où les individus rationnels calculent les règles de leur compossibilité. La société nest pas réductible au détour quon doit prendre pour se satisfaire, ce nest plus un moyen. Désormais, limage et laffect ont investi lindividu et ont fragilisé les théories égoïstes de la morale. Il existe un grand théoricien anti-hobbesien : Butler (Sermons). Hobbes est attaqué philosophiquement. Shaftesbury vient ensuite. Puis Hutcheson. Vient ensuite une génération plus solide : David Hume (surtout le Traité de la nature humaine et les Dialogues sur la religion naturelle) et Adam Smith. Quelle est la thèse fondamentale de cette tradition sentimentaliste ? Lamour humain nest pas réductible à lamour-propre. Cest du simplisme que de considérer que lamour-propre peut répondre adéquatement aux comportements des hommes. Il y a des affects qui sont sociaux. Nous avons une inclination pour la société indépendamment de tout intérêt. Les intérêts viennent perturber : je ne peux être égoïste que parce que je suis social. Pour Hume, les devoirs sont dans la tendance, dans la hormé (Hume a lu De Officiis de Cicéron).
La tradition sentimentaliste met laccent sur le modèle de la circulation des affects. Lautre éprouve des sentiments comme moi (comme dans l'Ethique III, proposition 27 de Spinoza bien quil y ait une rencontre historiale mais pas de connaissance historique). Il est faux que notre affectivité soit tout entière subordonnée à légoïsme. La philosophie égoïste apparaît comme une construction abstraite, artificielle, mal maîtrisée par le modèle mécaniste. On assiste alors à un courant qui rejette le principe épistémologique quest le mécanisme. Elle entraîne une complexification. Au regard des principes de lépistémologie, Hobbes est en faute par excès. Il faut dautres principes que la survie. On rejette le principe suivant lequel lhomme serait mû par la recherche de la survie. Réduire lêtre humain à un conatus qui ne veut pas disparaître, voilà lerreur fondamentale.
Message édité par l'Antichrist le 19-12-2006 à 13:12:40