le vicaire a écrit :
Merci pour ces copieux éclairages mais je ne pense pas qu'il y ait contradiction dans la volonté libre et l'aveuglement. D'une part parce que cela met en jeu autre chose que la volonté elle même qui, si elle est bien force et puissance, ne peut pas être juge d'elle même. Donc il est tout à fait possible que quelqu'un qui veut librement puisse se tromper et persister dans son erreur. D'autre part, la volonté libre seule qui devient aveugle est toujours possible si elle se détache de l'éthique. Car celui qui ne se pose pas la question de ce qu'il doit faire au moment où il le fait n'est plus libre mais seulement esclave de l'impulsion de son seul appétit. Ici, et peut être qu'il y a divergence, se pose la question de la fin et du moyen. La volonté est elle seulement un moyen de parvenir à une fin ? Et si j'agis de manière volontaire c'est bien en vue d'une fin comme quelqu'un qui veut philosopher et qui s'en donne les moyens.
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Donc, comme je le disais plus haut (désolé pour le retard, travail oblige), je vous suis en ce qui concerne l’analyse du problème de la volonté. Mais il me semble que l’enjeu de la question reste en suspend dans votre position. Celle-ci est clairement d’inspiration kantienne, même si le rapport entre moralité (la représentation claire de notre devoir) et liberté (le devoir de vouloir agir par devoir) pourrait dans votre réponse paraître simplifié à outrance... Osons donc nous donner le temps de la développer un peu pour faire apparaître les principes qui la sous-tendent et qui, en l’état, sont contestables ou, du moins, nettement insuffisants pour penser la subjectivité "en chair".
Kant est sans doute le philosophe le plus représentatif de notre conception morale occidentale et beaucoup connaisse sa célèbre épitaphe : "Ciel étoilé au-dessus de moi, loi morale en moi." L’ordre moral, inhérent à la nature de l’homme, est aussi admirable que l’ordre physique du monde naturel. Le monde naturel est quantitativement ordonné ou du moins nous apparaît tel. La Critique de la raison pure a su limiter les prétentions de la science qui accepte, depuis, de ne pas connaître la réalité en soi. La science connaît les objets dont elle peut faire l’expérience selon l’espace et le temps, c’est-à-dire les phénomènes. Certes, sans les principes ordonnateurs de l’entendement, ces phénomènes - objets d’expérience sensible - nous apparaîtraient chaotiques et seraient incompréhensibles. C’est pourquoi, l’homme répertorie la nature, l’étudie avec méthode et applique cette méthode à l’homme lui-même. Mais ces lois mécanistes s’appliquent à l’homme en tant qu’objet d’expérience, situé dans le temps et l’espace, à l’homme déterminé par sa condition empirique : elles ne peuvent expliquer l’homme qui se donne une valeur morale, qui est capable d’obéir à des devoirs. Or, tout homme fait cette expérience morale, en tant qu’"être nouménal", intelligible. Kant, contrairement aux philosophes de l’Antiquité, affirme que le savoir n’est pas le fondement de l’expérience morale, car il ne permet pas d’expliquer la conduite morale, d’en mesurer ses principes, de comprendre la capacité qu’a tout homme d’obéir ou non, c’est-à-dire librement, à des devoirs que sa raison lui dicte. Or, c’est un fait : le crime, le suicide, le mensonge, par exemple, sont universellement condamnés par la raison de l’homme qui, même s’il en comprend les causes psychologiques ou sociologiques, n’en dénie pas moins la valeur pour l’humanité, au nom du tribunal de la raison qui pose un verdict universellement valable. L’être raisonnable dont il est question ici n’est pas l’être "modéré" qui maîtrise ses passions, ni le savant, mais un être capable d’agir par raison, indépendamment des penchants naturels (de la "nature" de l’homme) et des circonstances empiriques (sociologiques, historiques). Tout homme éprouve cette force du devoir même celui qui transgresse son devoir.
Le fait d’éprouver le sentiment du devoir prouve donc que les hommes sont libres. La loi morale est une loi de la causalité (ou volonté) par liberté. L’expérience morale est l’expérience du choix, de la confrontation de nos inclinations personnelles avec ce que nous commande le devoir. Prendre au sérieux la moralité, c’est affirmer par là même la force de la volonté. D’où mon désaccord avec vous sur l’idée qu’il n’y aurait pas de contradiction entre "volonté libre" et "aveuglement". Il existe en l’homme une causalité "intelligible". "La volonté est une sorte de causalité des êtres vivants en tant qu’ils sont raisonnables" (cf. Fondements de la métaphysique des moeurs, IIIe partie), parce qu’elle peut agir indépendamment des causes qui lui sont étrangères, par exemple des objets qui impressionnent sa sensibilité, et des mobiles sensibles. Ainsi, la volonté de l’être intelligible qu’est l’homme, a le pouvoir de se déterminer selon des lois universelles indépendamment de ces mobiles (ou inclinations) sensibles. Cette volonté est donc douée du libre arbitre : soit elle applique son pouvoir à la réalisation de mobiles sensibles, c’est-à-dire de penchants naturels (désirs de toute sorte), elle est hétéronome et son impératif est hypothétique : "Je dois faire cette chose, parce que je veux cette autre chose." "Je ne dois pas mentir, si je veux continuer à être honoré" (cf. Idem). Soit elle obéit aux lois de la raison, élevant la maxime particulière à l’universalité, et l’homme obéit aux lois morales qui valent pour lui et pour tous les êtres raisonnables. Dans ce cas, la volonté est autonome et l’impératif moral à laquelle elle obéit est un impératif catégorique : "Je ne dois pas mentir, alors même que le mensonge ne me ferait pas encourir la moindre honte." (cf. Idem) Ainsi, la volonté devient la bonne volonté (bonne en elle-même) qui obéit au devoir par devoir, indépendamment des conditions matérielles du sujet. La volonté de l’être intelligible obéit donc aux lois de la raison par obligation, par devoir. Le "je veux" est un "je dois" : ce qui témoigne d’une contrainte (certes intérieure), voire même d’une difficulté, d’un déchirement.
Ce qu’il faut remarquer ici, c’est qu’avec Kant, l’homme vit en effet sur deux plans d’existence : comme être sensible (phénomène) et comme causalité intelligible (chose en soi). Mes actions sont déterminées en tant que phénomènes, libres en tant que choses en soi (noumènes). Tout se passe comme si toute action humaine était produite sur un double registre : d'un côté, mon action est le produit (déterminé) de mon passé, de mes habitudes, de mes engagements, de mon caractère tel qu'il s'est forgé dans mon histoire personnelle (tout cela, c'est le phénomène). Mais d'un autre côté, la même action est comme choisie librement, intemporellement, sans référence avec le passé, comme si cette action était l'objet d'une décision pure et radicale. Non seulement il existe des circonstances exceptionnelles où la totalité de notre vie passée ne nous paraît plus rien peser, où nous décidons comme si nous étions déliés de tout, où nous "changeons de vie" (le choc amoureux, la conversion religieuse, etc…), mais Kant pense aussi que chacune de nos décisions est entièrement déterminée en tant qu'elle est prise dans la cohérence d'une vie et d'un caractère, et qu'elle est entièrement libre en tant que la loi morale nous a révélé que, comme chose en soi, nous étions libres.
Ainsi, se pose avec Kant le problème de l'articulation entre nature et liberté qui m'intéresse particulièrement ici. Si l'on admet la distinction des deux plans (les phénomènes, les choses en soi), encore faut-il expliquer comment s'opère leur articulation. Comment le même acte humain peut-il relever de deux « législations » différentes, la législation des lois de la nature en tant que phénomène, la législation des lois de la liberté (cette législation, c'est la loi morale), en tant que noumène ? Concrètement, un homme vole une somme d'argent. Cet acte relève de deux législations. En tant qu'acte phénoménal, il s'inscrit dans une longue chaîne de causes et d'effets : ce vol découle, par exemple, d'une habitude délinquante bien ancrée, ou encore il répond à des besoins impérieux pour lesquels le voleur n'a pas trouvé de meilleure solution ; on peut remonter au passé du voleur, à son milieu social, à son éducation, à ses parents, à l'éducation de ses parents... On est dans l'ordre d'une explication psycho-sociologique à visée scientifique (connaissance objective). Mais, d'un autre côté, en tant qu'acte nouménal, ce vol découle immédiatement de la libre volonté du voleur ; il savait qu'il ne devait pas voler, il a volé quand même, il a fait librement passer la recherche de son intérêt avant le respect de la loi morale. Mais comment, concrètement, peut-on comprendre que le même vol soit produit « horizontalement » par une suite déterminée et nécessaire de causes, et découle "verticalement" d'une pure liberté ? Chez Kant cette articulation des deux plans est incompréhensible, comme elle l’est chez de nombreux philosophes (y compris d’ailleurs chez Spinoza…). Il faut selon lui l'admettre (à cause des raisonnements sur l'espace et le temps, sur la loi morale, etc…), mais on ne peut rien en dire de plus.
Comme vous le dites vous-même, se pose alors la question du rapport entre fin et moyen, c’est-à-dire le problème de la confusion entre le moyen et la fin (le libre-arbitre ne traduirait pas tant la toute-puissance de ma volonté - qui, dans son indécision même, pourrait choisir en toute connaissance de cause - mais un défaut de connaissance de mon entendement - qui hésite justement parce qu’il ne sait pas), confusion qui permet de donner un sens à l’erreur et au mal humain. Je me souviens que Rahsaan avait proposé une excellente réflexion sur ce problème du mal volontaire. Avant d’en venir à l’enjeu véritable de mon propos, commençons par rappeler, comme avec Kant, en quels termes se pose le problème et comment celui-ci, encore une fois, reste en suspend dans la logique traditionnelle qui refuse de considérer la vraie nature du désir humain.
Parmi les oeuvres de la liberté, on trouve, en effet, la souffrance infligée à autrui, la guerre, l’esclavage, l’oppression, la mort. La logique de la liberté est qu’elle semble libre pour le mal comme pour le bien. Il faut admettre que la vraie liberté choisit le bien, que la liberté qui choisit le mal d’une certaine manière se trahit : notamment parce que choisir l’oppression de l’autre, c’est ne pas reconnaître sa liberté, c’est donc nier la valeur universelle de la liberté. Mais si la liberté ne pouvait choisir que le bien, serait-elle encore la liberté ? Or, force est de constater, comme le fait Platon, qu’on ne saurait faire le mal volontairement au sens où l’on voudrait son mal. On fait le mal en raison d’un bien poursuivi. Ainsi, de même que dans Le banquet Diotime explique que celui qui aime un corps ou une âme, en raison de leurs beautés, aime un bien - une image de la beauté idéale - même s’il fait mal en s’adonnant au plaisir servile de s’attacher à la beauté d’un beau corps et en cherchant à en tirer jouissance, de même pour saint Thomas, celui-là pèche en s’attachant à un bien apparent - par exemple au plaisir sensuel - lointaine image du Bien. L’élan de l’amour s’est arrêté comme en chemin. La grâce (la foi) donne alors la force d’élever l’amour jusqu’à Dieu, son donateur. Fondamentalement, quelles que soient les différences entre la pensée platonicienne et chrétienne, pour l’une et l’autre, personne ne se livre au mal par désir du mal, mais toujours par le désir du bien, que Dieu soit le Bien ou le Beau en soi de Platon, ou qu’il soit le Dieu personnel du christianisme. Saint Augustin semble cependant insister davantage sur l’idée qu’on peut faire volontairement le mal pour le mal. Aussi raconte-t-il dans Les Confessions comment, adolescent, avec ses camarades, il s’est amusé, la nuit, à cueillir et emporter les fruits que donnait en abondance un poirier dans un jardin du voisinage. "Sans doute nous en mangeâmes, mais notre seul plaisir fut d’en avoir commis un acte défendu. Ce n’est pas de l’objet convoité par mon vol que je voulais jouir, mais du vol même et du péché." (II, 4) On pourrait penser en effet que saint Augustin reconnaît avoir commis volontairement le mal. Mais c’est encore pour le plaisir du vol et du péché, dit-il ; il transgressait l’interdit, sciemment, mais il pensait, dans l’ignorance où il était encore de Dieu, y trouver quelque bien et satisfaire ainsi le désir d’un plaisir et non d’une souffrance. Et c’est donc un bien qu’il voulait pour lui, et qu’il voulait partager avec ses camarades, et non un mal, et non son mal ni celui de ses camarades. Car Augustin a commis ce péché, quand il était encore très éloigné de Dieu : par ignorance de l’existence d’un bien mille fois supérieur aux biens misérables, qu’il poursuivait dans sa jeunesse : "Quand on recherche le mobile d’un crime, on n’arrive à une conviction que si l’on a pu découvrir chez le coupable le désir de posséder un de ces biens que nous avons appelés inférieurs, ou la crainte de les perdre. Car ils ont leur beauté et leur prix, si abjects et si bas qu’ils soient en comparaison des biens supérieurs et béatifiques." (II, 5). Quand on recherche le mobile d’un crime, il s’agit donc de se demander quel bien croyait poursuivre le criminel quand il a commis son crime. Il n’y a pas de volonté qui ne soit la volonté d’un bien.
On pourra donc toujours répondre à celui qui prétend faire le mal volontairement, dans la seule volonté de faire le mal, qu’il trouve quelque bien, au moins pour lui, à faire le mal. Il est bien connu qu’on fait souvent le mal avec la volonté délibérée de transgresser l’interdit. Cela ne signifie pas qu’on cherche pourtant à faire son propre mal. Bien au contraire, s’il y a une force au coeur de la volonté, c’est bien celle des opposés. La force de la volonté réside dans la possibilité de choisir telle ou telle voie, et même de ne pas choisir du tout. C’est le nerf de l’indifférence de la volonté : la force réside dans l’indifférence, c’est-à-dire la possibilité pour la cause libre de la volonté de ne pas vouloir le bien. Qu’est-ce que la force de la volonté ? L’indifférence de celle-ci. Mieux même, la force de la volonté résiderait dans sa capacité à nier un bien en sa présence, dans la possibilité pour elle de choisir mais de choisir absolument, c’est-à-dire de n’être déterminé d’aucune façon. Descartes, expliquant à Mesland que la volonté doit être considérée dans l’absolu comme indépendante de l’entendement qui lui fait connaître par ailleurs le vrai et le faux, le bien et le mal, lui écrit dans sa fameuse Lettre du 9 février 1645 : "Car il nous est toujours permis de nous empêcher de poursuivre un bien qui nous est clairement connu, ou d’admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous pensions que c’est un bien de témoigner par là notre libre arbitre." Affirmer son libre arbitre est encore un bien. Un bien sans doute dérisoire, quand la véritable liberté est d’autant plus grande qu’elle est éclairée, comme il le dit dans la Méditation quatrième. Une volonté parfaitement éclairée, comme celle de Dieu, ne saurait faire le mal, pour Descartes comme pour toute la pensée chrétienne. Même celui qui use de son supposé libre arbitre pour faire le mal, ignore que la véritable liberté de la volonté ne peut résider que dans une volonté parfaitement éclairée. Ainsi l’ignorance est, sinon la cause, au moins une cause essentielle de toute méchanceté. Non la volonté seule. Si l’homme faisait vraiment le mal volontairement, ce serait donc en parfaite connaissance du bien et du mal. Or, qui peut prétendre jamais avoir une telle connaissance sinon Dieu lui-même ? Ou bien une puissance mauvaise qui soit l’égale de Dieu ? Mais même Satan n’est pas l’égal de Dieu. Lucifer en se révoltant contre dieu l’a fait par l’attirance d’un bien qu’il ne possède pas : la puissance divine. A la limite, Dieu seul pourrait faire le mal volontairement.
Il semble que toute volonté de faire le mal pour faire le mal soit, en effet, incompréhensible. A moins de penser que l’on puisse vouloir son malheur - et qu’on puisse le vouloir sans même vouloir le bonheur d’affirmer sa liberté jusque dans le malheur de sa damnation (comme Dom Juan). Pour que le mal puisse être volontaire, il faut qu’il soit voulu et désiré, et donc qu’il soit désirable. Et s’il est désirable, c’est qu’il est un bien. Ce qui est contradictoire. Comment donner une positivité au mal sans en faire un bien ? La raison est-elle à même de penser la contradiction du mal volontaire ? Dans la tradition métaphysique, le mal n’est jamais pensé que comme défaut ou privation du bien. Et ainsi comme résultant d’un défaut de connaissance du bien. Le platonisme se contente de penser que le mal est le nécessaire contraire du bien - ainsi qu’il est dit dans le Théétète (176 a) : "Mais il est impossible que le mal disparaisse, Théodore ; car il y aura toujours, nécessairement, un contraire du bien". Et il ajoute : "Il est tout aussi impossible qu’il ait son siège parmi les dieux ; c’est donc la nature mortelle et le lieu d’ici-bas que parcourt fatalement sa ronde." Le mal est au bien ce que l’ombre est à la lumière ; ainsi le séjour mortel ici bas est symbolisé par le royaume des ombres de la célèbre caverne du début du livre VII de la République. L’ombre est absence ou privation de lumière, et son complément nécessaire. Le mal provient d’une non-connaissance. De même, chez un philosophe rationaliste tel que Spinoza, le mal provient d’un défaut de connaissance, d’une privation des lumières de la raison (connaissance du premier genre). Et non d’une volonté du mal. Mais si l’on y réfléchit, dans toute la tradition rationaliste de la philosophie et de la théologie rationnelle, il ne saurait y avoir une libre volonté du mal, puisque la volonté poursuit nécessairement un bien - que ce bien existe de façon indépendante et transcendante au désir et à la volonté, comme chez Platon, ou bien qu’il existe du fait même du désir et de la volonté, comme chez Spinoza. On pourrait penser que la tradition théologique chrétienne, en mettant l’accent sur le péché originel, donne au mal une positivité telle qu’il existe non comme un contraire du bien, mais comme un contradictoire du bien. Non comme un défaut du bien mais comme un principe opposé au principe du Bien. Non comme une absence de lumière, mais comme une contre-lumière. Mais ce serait tomber dans un manichéisme étranger au christianisme. Car, dans le christianisme (comme dans le Judaïsme et l’Islam), le principe bon et divin triomphe nécessairement du mauvais et satanique, comme la vérité de l’erreur. Certes il existe des forces du mal qui s’opposent effectivement aux forces du bien. Mais elles ne sauraient en avoir raison. C’est pourquoi, au plus profond du péché, il est toujours possible d’être sauvé, car la miséricorde divine est sans limite. Satan aveugle ceux dont il abuse de la naïveté plus qu’il ne les délivre de l’erreur en les encourageant à braver la Loi. Ainsi Faust, las de la connaissance, désireux d’un bonheur simple, signe malgré lui son malheur en pactisant avec le diable. De même, Adam et Eve voulaient-ils leur malheur ? Ils voulaient avoir le bonheur de savoir, cueillir le fruit de l’arbre de la sagesse. Ils ont usé certes de la liberté de pouvoir faire le mal. Mais l’auraient-ils fait s’ils n’avaient pas été séduits par le serpent, si leurs volontés n’avaient pas été affaiblies par une puissance du mal dont ils n’étaient pas maîtres ? Ont-ils voulu vraiment le mal qu’ils ont fait et qu’ils se sont faits ? Souvenons-nous seulement de cette parole du Christ sur la Croix : "Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font". L’explication religieuse - chrétienne - du mal dépasse la raison. La volonté du mal, si elle existe, est peut-être ce dont la raison ne peut rendre compte. On sait la contradiction, que souligne en particulier Spinoza, à penser que dieu, qui est omniscient, omnipotent, et infiniment bon, a créé un homme libre en sachant qu’il usera de sa liberté pour faire le mal. Cela signifie en effet que Dieu, infiniment bon, a permis le mal et voulu au bout du compte le mal. Pascal, en revanche, est parfaitement conscient de l’irrationalité du dogme du péché originel : "Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison de cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que la sagesse des hommes" (cf. Les Pensées, 445, éd. Br.). Et à propos de la transmission du péché commis par Adam et Eve à toute l’humanité, Pascal dit : "Rien ne nous heurte plus que cette doctrine ; et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes… L’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme." (434). Irrationalité que Dieu infiniment bon permette le mal au point d’exercer ensuite sa colère vengeresse. Irrationalité que l’homme soit condamné pour un mal commis par Adam et Eve, dont il n’est pas directement coupable. Irrationalité que l’homme soit puni dans l’au-delà du péché qu’il n’a pas la force, sans le secours de la grâce, de combattre, et cependant qu’il est considéré avoir commis volontairement et sciemment pour mériter un châtiment éternel. Cette irrationalité n’est pas spécifiquement théologique. Elle est inhérente à nos jugements moraux et à la pratique du droit. Car on juge et on punit d’autant plus sévèrement le mal qu’on l’estime volontaire, alors même que le mal est une marque de la faiblesse de la volonté. Il y a une contradiction fondamentale à juger qu’un homme a été méchant parce qu’il a manqué de volonté pour faire le bien, et à considérer qu’il a cependant commis le mal volontairement et librement. Spinoza a vu cette contradiction et la lève en affirmant que la volonté n’est pas libre. Encore une fois, il y a ici une contradiction entre la liberté et le mal…
Comme je le disais plus haut, cette contradiction est au coeur de la philosophie de Kant. Chaque être raisonnable, auteur et sujet de la loi morale, est libre, et comme tel responsable, de ne pas se déterminer selon la seule raison - mais de se laisser déterminer par son caractère méchant, sa mauvaise éducation, son passé, ses intérêts présents, etc..., c’est-à-dire est libre de ne pas être libre. Une telle conception fait apparaître une contradiction inévitable dès qu’on veut poser sur le même plan le déterminisme et la liberté. L’homme a-t-il la libre volonté que sa volonté succombe au mal ? Si le mal doit être voulu pour qu’il nous soit imputable, peut-il être cependant voulu librement, puisqu’il va à l’encontre de la raison et donc de notre liberté ? La vraie liberté pour Kant relève d’une action autonome (lorsque je suis sujet et auteur de la loi morale). Mais chez lui l’articulation entre déterminisme et liberté n’est pas compréhensible : La " volonté " du mal n’est qu’un échec de la raison. Comment la liberté pourrait-elle résider dans une volonté opposée à la raison ? Kant reconnaît lui-même, comme Pascal, les limites de la raison pour rendre compte de la propension de l’homme au mal.
C'est sur cette aporie que j'aimerai rebondir avec vous en repensant le rapport entre corps, sujet et univers... A bientôt...