Tiens, une contribution que j'avais faite voici quelques mois, histoire de mettre un peu de douceur dans ce monde de brutes
Priorité adroite
Ils seront nombreux à vous raconter que l’amour se construit pas à pas. A vous expliquer qu’il est fait de concessions quotidiennes. A vous affirmer qu’il est une lutte entre deux personnalités. A vous révéler que le coup de foudre n’existe pas.
Ils seront nombreux à avoir tort.
Mais ne leur en voulez pas. J’étais comme eux, avant. C’est difficile de croire en la force d’une rencontre à une époque où le romantisme se meurt et où les seuls moments de magie se trouvent dans les publicités pour les parfums. Ils ne veulent que votre bonheur en vous ôtant vos dernières illusions. Ils ne veulent pas vous voir blessés. Car l’amour à l’état brut, l’amour sans concessions, le coup de foudre - cet amour fait mal.
Pour moi par exemple, il a commencé par la gifle violente d’un airbag contre mon visage.
Je revenais d’une soirée entre célibataires, l’une de ces soirées où l’on aimerait noyer son ennui dans l’alcool, mais où l’on n’ose pas car il faudra prendre le volant pour rentrer. Alors on sirote du jus de fruits en souriant poliment et en se désolant de ne pas trouver les filles belles, belles, belles comme le jour. Je n’avais aucune illusion en acceptant l’invitation, mais une partie de moi se sentait pourtant du vague à l’âme alors que je roulais tranquillement dans Paris endormie. A cette heure-ci, la circulation était fluide. Tout droit sur les quais au pont de l’Alma, puis l’avenue George V, puis la rue Christophe Colomb.
Puis le choc, l’airbag qui se déploie et mes freins qui hurlent.
Je pris le temps de vérifier que j’étais toujours en vie avant de lever péniblement la tête. Il y avait une voiture encastrée dans mon aile gauche et, même dans mon état perturbé, je sentais que ce n’était pas normal. Je passai la main dans mes cheveux, tentai de rassembler mes esprits. Je n’avais rien de cassé mais on ne pouvait en dire autant de mon véhicule. L’air glacial de la nuit parisienne s’engouffrait à travers la vitre brisée et le pare-brise fendillé.
Une juste colère m’envahit. Pourquoi maintenant, pourquoi ce soir ? Je n’avais qu’une seule envie, c’était rentrer chez moi et oublier ce fiasco devant un bon DVD, tranquillement assis sur mon canapé. Et maintenant, ça. Rien qu’avec le constat, il allait y en avoir pour une heure – en espérant que le conducteur soit de bonne foi.
Je plissai les yeux pour mieux voir l’occupant de la voiture, sans succès. Il y eut le bruit d’une porte qu’on ouvrait, et le clic-clic de talons sur le pavé de la place. Une femme, donc. Je débouclai ma ceinture et m’extirpai avec précaution de mon véhicule.
- Dites donc, commençai-je, furieux.
Puis je m’arrêtai.
Elle était belle, bien sûr, de cette beauté fragile et hésitante des filles qui hésitent encore à la frontière d’une adolescence difficile et d’une féminité assumée. Elle devait avoir à peu près mon âge, je lui donnais entre vingt et vingt-deux ans. Sous la lumière blafarde des réverbères et des phares encore allumés, je pouvais voir ses cheveux châtain onduler jusqu’à ses épaules alors qu’elle les lissait d’une main nerveuse. Elle était grande et mince, rehaussée par la paire de chaussures dont j’avais entendu le cliquetis. Elle portait une longue robe fendue sur le côté, le genre de tenue qu’on met pour un cocktail - ou pour auditionner en tant que nouvelle James Bond girl. Ce n’était pas une beauté classique – on pouvait trouver son nez trop long, sa bouche trop mince, ses traits trop durs. Pourtant, sa simple vue me figea sur place au milieu des débris de verre. Je la trouvais incroyable et me pris à guetter le premier mot qu’elle prononcerait. Je ne fus pas déçu.
- Merde, fit-elle. Merde, merde, merde, merde, merde.
Au temps pour les paroles historiques. Cambronne occupait déjà ce créneau. Je lui souris, mais elle ne me regardait pas. Elle inspectait les deux voitures d’un œil soucieux. Sa main fouilla dans son sac et s’empara d’une cigarette. Elle la porta à ses lèvres puis poussa un juron et la remit dans le paquet. Galant, je lui sortis un briquet.
- Du feu ?
- Non merci, j’essaie d’arrêter. Ecoutez, je suis vraiment désolée pour cet accident, c’est ma faute, bien sûr. Vous avez un constat ?
- Oui, je dois avoir ça dans la voiture.
Je récupérai les papiers dans la boîte à gants et me hâtai de la rejoindre. Elle avait quelque chose de fragile en elle, comme une fêlure, qui la rendait encore plus attirante. Je la voyais là, tremblante dans le froid, les bras croisés contre sa poitrine pour se réchauffer. Le peu de colère qui me restait suite à l’accident s’évanouit, et je me sentis ridicule.
- Vous n’avez pas de manteau ?
Elle secoua la tête pour m’indiquer que non. Elle claquait des dents, et elle ne devait pas se faire confiance pour parler dans ces conditions. J’agitai vaguement la main en direction du bout de la rue.
- Je n’habite pas loin, que diriez-vous de dégager le passage, garer nos voitures et signer ces papiers bien au chaud ?
- Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
- Comme vous voulez, je disais ça pour vous. Mais si nous restons ici, laissez-moi au moins vous prêter ma veste.
Elle me vit enlever les premiers boutons, et leva hâtivement une main pour m’en empêcher.
- Non, c’est bon. Vous avez raison, je suis stupide. Allons chez vous. (Elle me jeta un regard méfiant). Vous n’allez pas en profiter pour faire quelque chose de bizarre ?
- Plus bizarre que de me rentrer dedans en grillant une priorité à droite, alors qu’il n’y a aucune circulation et une visibilité parfaite ?
Je la vis dissimuler un sourire. Jusque là, elle avait toujours arboré une expression préoccupée – on l’aurait été à moins - et le sérieux de son visage lui donnait du caractère. Mais son sourire… son sourire l’illuminait de l’intérieur et lui gommait tous ses défauts. Je me sentis soudain de bonne humeur. Ma voiture était bonne pour un tour au garage, je ne sentais plus mes doigts, mais je passais une excellente soirée.
- Très bien, vous marquez un point. Vous habitez loin, monsieur le malin ?
Je pris un air mystérieux.
- Telle Alice au pays des merveilles, il va falloir me suivre !
Stupide, stupide, stupide ! Où étais-je allé chercher ça ? Pourquoi ne pouvais-je pas me contenter d’un simple « suivez-moi » empreint de noblesse ? J’attendis son regard méprisant, mais il ne vint jamais. A la place, elle éclata de rire.
- J’ai rarement rencontré des hommes qui se traitaient eux-mêmes de lapins, mais c’est d’accord. En route, donc. Enfin, si j’arrive à redémarrer.
Elle rentra dans sa voiture et moi dans la mienne. En tournant la clé de contact, j’adressai une prière muette au Dieu des voitures françaises. Si nous ne pouvions pas nous dégager, il allait falloir appeler une dépanneuse.
Mais mon moteur ronronna, et le sien aussi. Dans un froissement de tôle, sa voiture se détacha de la mienne. Je la vis esquisser une grimace d’excuse à travers la vitre, et je haussai les épaules. Au point où nous en étions, ce n’était pas un peu de carosserie froissée qui allait me déprimer.
Je roulai sur une centaine de mètres et elle me suivit, puis m’accompagna lorsque je me garai. A cette heure, les places étaient faciles à trouver. Je levai les yeux au ciel et aperçus la pleine lune qui me souriait. La rue était faiblement éclairée, je pouvais même apercevoir quelques étoiles. Je me sentais comme le héros d’un film romantique, ou d’un de ces romans Harlequin - le côté gauche de mon pare-chocs se détacha avec un bruit épouvantable - à quelques détails près, bien sûr.
- Je suis vraiment désolée, souffla de nouveau la jeune fille.
- Ce n’est pas grave, j’avais toujours voulu en changer. Venez, j’habite au deuxième.
Il n’y avait rien de valeur dans ma voiture, rien qu’on ait pu voler en profitant de l’absence de vitre. Je composai le code de mes doigts gourds et m’effaçai galamment pour la laisser rentrer dans l’immeuble. Elle chercha rapidement un ascenseur des yeux, n’en vit aucun et s’engagea bravement dans l’escalier.
Bien sûr qu’il y avait un ascenseur, dissimulé par le détour du couloir. Mais elle avait des jambes magnifiques, et je m’en serais voulu de gâcher une si belle opportunité de les admirer. Je la suivis donc dans l’escalier, puis la guidai sur le palier jusqu’à ma porte.
Mon appartement sentait le renfermé, les gnocchis grillés du soir, et la vie de célibataire. Au moins n’y avait-il pas de journal porno abandonné dans un coin – internet avait remédié à ces situations déplaisantes. Je me précipitai pour aérer un peu, puis montai le chauffage pour faire bonne mesure.
- Je n’avais pas vraiment prévu de ramener quelqu’un ce soir…
- Je n’avais pas non plus prévu de me faire ramener, sourit-elle. Je la vis en arrêt devant ma collection de figurines de jeux de rôles. J’en étais très fier mais les filles y étaient pour la plupart totalement insensibles. Oh, c’est magnifique ! Vous les avez peintes vous-mêmes ?
C’est là que je sus que j’étais absolument et totalement amoureux de cette fille. De son naturel, de son sourire, de son regard, de la manière dont elle venait de rabattre négligemment une mèche de cheveux derrière son oreille. Je détournai les yeux en réalisant que je la dévisageais ouvertement depuis quelques secondes.
- Vous voulez quelque chose à boire ?
Elle sourit de nouveau.
- Je ne sais pas pour toi, mais on peut se tutoyer, on doit avoir le même âge. Non ?
- Tu dois avoir raison, bafouillai-je. Dans ce cas, eh bien, tu veux quelque chose à boire ?
- Choisis pour moi. Quelque chose avec assez d’alcool pour me faire oublier ce qui vient de se passer, et pas suffisamment pour m’empêcher de reprendre la route une fois le constat terminé. Un seul accident par soir, ça me suffit.
Je pris le petit couloir et me dirigeai vers ma chambre pour y ouvrir le vieux coffre de marin remisé dans un coin. Je contemplai d’un air songeur les nombreuses bouteilles empilées, souvenirs des dernières soirées chez moi.
- Du martini, ça te va ? C’est une boisson de filles, non ?
- Parfait ! Au fait, tu t’appelles comment ?
Je sursautai devant la proximité de sa voix. Je l’avais crue dans le salon mais elle m’avait suivi et se penchait au-dessus de mon épaule pour observer la collection d’alcool. Pour la première fois, je sentis son parfum, léger et pétillant, un parfum que je n’avais jamais rencontré jusqu’à présent. Cela me parut normal. A fille exceptionnel, senteur exceptionnelle. Je pris une grande inspiration avant de répondre.
- Pierre. Et toi ?
- Julie.
Julie. Deux syllabes, un prénom magnifique. Je le tournai et le retournai dans ma bouche. Julie. C’était parfait. Bien sûr, je la trouvais tellement formidable que n’importe quel nom m’aurait convenu, mais je serais sans doute resté perplexe devant un prénom suranné comme Françoise ou Germaine. Mais non. Julie. C’était magnifique.
Nous retournâmes dans le salon, moi et la fille qui s’appelait Julie, et je lui servis son verre de Martini. Pour ma part, ce serait de la vodka, comme toujours. Je la regardai et, cette fois-ci, elle plongea ses yeux dans les miens. Nous étions debout de part et d’autre de la table, à nous regarder, et le moment grandit. Je finis par détourner la tête, embarassé.
- Bon, et ce constat ? suggérai-je.
- Alors, ce constat ? demanda-t-elle au même moment.
La simultanéité nous fit sourire. Je me sentais stupide. Ma voiture était en miettes, et voilà que je passais la meilleure soirée de ma vie avec une fille que je ne connaissais pas vingt minutes auparavant. C’était peut-être l’alcool mais je sentais une douce chaleur se propager en moi. Je sortis les papiers et les posai sur la table sans leur accorder un regard.
Elle fouilla dans son sac à mains et en sortit un stylo - j’avais toujours été impressionné par le nombre de choses que les filles pouvaient mettre dans si peu d’espace. D’une écriture fine et rapide, elle commença à remplir le constat. Je me mis derrière elle pour lire par-dessus son épaule, hochant la tête alors qu’elle cochait les cases. Elle ne contestait rien, ne refusait aucune responsabilité. Rapidement, je perdis le peu d’intérêt qu’il me restait pour ma voiture. Je sentais son parfum qui m’intoxiquait. Centimètre par centimètre, je me rapprochai de son cou pour le humer plus à mon aise – et ce fut à ce moment qu’elle se tourna et se trouva nez à nez avec moi. Je me figeai, osant à peine respirer.
- Tu n’es pas en train de faire quelque chose de bizarre, là ?
- Non, murmurai-je.
- D’accord, fit-elle, et elle m’embrassa.
Vous pouvez trouver ça cliché, convenu et facile. Les films ont tellement galvaudé les premiers baisers qu’on n’en trouve plus d’originaux. Sur un pont, sur un bateau, dans la rue, contre un mur, dans une voiture, dans la journée, en pleine nuit, tout a déjà été fait et refait. Pourtant ce premier baiser était unique. Au cinéma, on ne sent pas le corps qui se raidit contre le sien et qui s’abandonne en un soupir alors que les lèvres se cherchent, se caressent, et que les souffles se mêlent.
Ma main vint toucher sa nuque, son cou, ses joues, je l’embrassai tendrement, révérencieux, inquiet de ne pas bouleverser un fragile équilibre et de la voir se reculer. Il y avait dans ce baiser son parfum, et ses yeux, et son désir, ses taches de rousseur, son sourire, ses cheveux, ses jambes, son humour, sa fragilité, sa désinvolture, sa délicatesse, le « merde » du début et le « d’accord » de la fin, l’angoisse d’être repoussé et le bonheur d’être attiré. Je me sentais sur un autre monde - et presque sûr que la majeure partie ne découlait pas de la vodka.
Je me reculai lentement, partagé entre le désir de continuer le baiser et celui de mieux l’admirer. Elle me rendit mon regard, l’air embarassée.
- Tu fais souvent monter des jeunes filles chez toi ?
- Tu es la première, répondis-je honnêtement. Et toi ?
- Moi, quoi ?
- Tu emboutis souvent les voitures des autres afin de les embrasser ?
Elle rit de bon cœur.
- Pas vraiment. Je n’ai jamais eu d’accident de ma vie, en fait. Je ne comprends même pas comment ça a pu se passer. Appelons ça le karma.
- J’appellerais plutôt ça la priorité à droite.
Elle s’approcha de nouveau pour me faire taire. Je savais que mon humour était lamentable, mais s’il l’incitait à m’embrasser ainsi, je ne pensais pas m’arrêter de si tôt.
Lorsque je me réveillai le lendemain, elle était partie – avec le constat à moitié rempli. Je restai un instant les yeux et le cœur dans le vague. Bien sûr, je n’avais pas pris la peine de relever sa plaque.
Avait-elle eu cette idée en tête depuis le début ? M’avait-elle manipulé ? La pensée me paraissait insupportable – et non, je n’avais pu me tromper sur toute la ligne. Elle ne jouait pas un rôle, elle aussi avait été happée par le même coup de foudre que moi. Mais elle s’en était effrayée, et avait fui. Je préférais m’imaginer ça, plutôt que l’alternative.
De temps en temps, je pense encore à elle. Le goût de ses baisers, les frissons de sa peau, et son parfum. Son parfum.
Je suis presque sûr qu’elle m’a volé quelques figurines.
---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale