"- Maintenant qu'on se connaît mieux, je peux te le dire : je suis un garçon de café."

J'aurais pourtant dû me douter que l'internationale ouvrière n'était pas sa chanson préférée. Son chronographe Seiko hors de prix, son aversion pour cette distraction populaire qu'est le cinéma... Des signes extérieurs de richesse comme on dit.

Le temps dans mon studio du 19ème me paraissait long et, lassé de m'enfiler tout seul mes propres tartes Tatin à la pomme, j'avais fini par accepter de couper la poire en deux : une semaine avec une femme, une semaine avec ma moto.

Donc, le coup du garçon de café : carton rouge direct.

J'aurais pu me lancer dans un plaidoyer passionnément désespéré. J'aurais pu. Mais la semaine touchait à sa fin et je craignais qu'avec le froid, la batterie de ma moto ne tienne pas plus d'une semaine sans démarrer.

Et puis il y a eu l'éclair, et soudain tout ça n'avait plus aucun sens.

Moto, dating, garçon de café. Café même. Et toute la ville autour : soudain, tout s'est trouvé comme englouti dans le ventre mou et chaud d'un brasier surnaturel, la Mère Nature venue récupérer ses enfants perdus...

Je ne pensais pas qu'une explosion nucléaire soit si bucolique. Et pourtant ! La charge de 2 mégatonnes larguée précisément au-dessus des Halles agit comme un évaporateur. Les murs ne se sont pas effondrés, pas plus que les arbres n'ont ployé... Tout s'est évaporé. Noyé de lumière, le lion de Denfert. Soufflée comme une feuille, la tribune Auteuil. Fondu comme du beurre, le Sacré-Coeur. Réduite en brindilles, la colonne de Bastille.

Et puis ça a atteint la banlieue, et la brève éternité de contemplation stupéfaite a brutalement pris fin. Marie-Madeleine qui venait de me fendre le coeur a vu le sien broyé lorsqu'elle s'est empalée sur la grille en fer forgé de l'autre côté de la rue. Ses gesticulations grotesques m'évoquèrent instantanément cette scène du film "Braveheart" où les chevaux, victimes de la folie des hommes, voient leurs puissants poitrails transpercés de pieux incroyablement effilés.

A la suite de la malheureuse, piétons, voitures, camions et toitures défièrent les lois de la gravité en un surprenant ballet aérien. Instantanément les vitres du Trotsky Rouge volèrent en éclat et la bourrasque...

Avant de perdre connaissance j'eus cette pensée profonde : "Penser à rajouter l'eau écarlate sur la liste de courses".

...

"- ...
- ?
- .......
- ???
- a va ?
- IL ME FAUT AUSSI DU POISSON PANE !!"

Recouvrant peu à peu l'audition, presque déçu de n'en avoir pas vu plus, je compris rapidement deux choses. En premier lieu, j'étais un mort en sursis. Inutile de se frotter fort avec du savon : la leucémie nous guettait tous. En second lieu, tout était fini. C'est drôle comme le Zippo que je triturais dans ma main droite m'apparut soudain comme un objet d'une technologie aussi avancée qu'irrémédiablement perdue.

"- Je peux ? me demanda une jolie brune tremblante.
- Euh... oui, je crois, lui dis-je en tendant mon briquet.
- On peut encore boire dans ce rade ? me demanda-t-elle tandis qu'elle laissait tomber sa cigarette et en allumait une autre.
- Euh... oui, je crois.
- Patron, mettez-m'en deux, des moyens... non des grands. Je suis hôtesse de l'air tu sais, et toi tu dois être garçon de café.
- Euh... oui, je crois. Je ne sais plus. C'est peut-être mon frère, celui qui est mort.
- C'est toi ou ton frère qui est mort ? Alors à la tienne, le garçon de café."

Et nous trinquames comme deux vieux amis. D'ailleurs tout semblait normal, n'était l'hiver nucléaire qui s'annoncait.

Et nous trinquames encore, comme deux jeunes amants. D'ailleurs tout allait de travers, et par le truchement de mon perfecto sur ses épaules je signifiai à mon hôtesse que les cendres et par la même occasion les masques tombaient.

"- T'essayerais pas d'abuser de moi pendant que je suis bourrée de gaieté, la, par hasard ?
- Euh... oui, je crois."

Pour toute réponse elle me mordit sauvagement à la carotide et entreprit de me dévorer les lèvres.

Et c'est ainsi qu'à la faveur d'une guerre totale, alors que les démocraties participatives s'effondraient comme un château de carte, au moment même où les supermarchés étaient pris d'assaut par des hordes d'homo sapiens armés de cimeterres, je décidai que la batterie de ma moto pourrait bien attendre.

En police 96, ça fait 5 pages.