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1977 - Octobre. Au temps révolu des petits côtiers Bretons aux coques multicolores. Retour pêche, cap sur Belle-Ile... La météo est très mauvaise, on a risqué, mais inévitablement, on se retrouve dans un méchant grain : des creux de six à dix mètres qui nous secouent les tripes sans répit. Le jour arrive avec une forte pluie qui nous glisse dans le cou, mélangeant eau douce et salée. Le bateau avance, têtu, au son régulier de son diesel, il attrape les paquets de mer par l'avant qui giclent leur écume en balayant le pont.
Sans prévenir, vient le choc effroyable, la rencontre improbable avec un gros tronc d'arbre tropical, un Okoumé mal arrimé sans doute perdu par un cargo dans la nuit. Le géant de la forêt est devenu une épave aussi dangereuse que vicieuse, qui vient de faire basculer le chalutier sur bâbord. Yannick chute en jurant au milieu des câbles lovés sur l'avant. On s'interpelle vivement, en se montrant cette saloperie terrestre qui glisse en raclant bruyamment contre la coque, alors que la mer en furie continu son ram-dam infernal. On inspecte, pas de vilaine entrée d'eau, heureusement, mais on doit faire face à une soudaine avarie de gouverne, avec pour conséquence une dérive immédiate, qui met le bateau contre les vagues menaçantes.
La VHF nazille, pratiquement inaudible dans la tempête. Roger, notre capitaine, le plus jeune patron du bourg, commence à s'inquiéter vivement. Comme pour l'approuver, le bateau gîte à tout rompre d'un bord à l'autre, les dalots n'écopent plus l'eau qui s'abat continuellement sur nos cirés trempés. Assistance ? Roger pense que non, pas tout de suite, faut voir. On se resserre à létroit dans l'unique cabine, qui commence à sentir plus la sueur que le poisson. La coque en chêne craque et se rebelle dangereusement, mais le bateau tiendra, assure Roger. Le bateau, peut-être bien, mais moi ? Il fait un froid de canard, la pluie tambourine violemment et redouble ses assauts à lunisson des vagues monstrueuses qui nous engloutissent complètement pour mieux nous rejeter linstant daprès.
La vive tension nous coupe la parole, on se regarde en coin. Roger se concentre sur cette garce de radio, Loïc pense tout haut à ses deux gosses, Gaston... introuvable. Gaston, 68 ans, un litre de rouge dans le bide depuis deux-heures du matin, où quil est, Gaston ? Nom de Dieu !!! Roger minterpelle :
- « Vas voir ce quil fout, merde ! »
Quittant les autres je descend vivement dans la cale puante. Gaston est là, stoïquement à genoux, ses mains calleuses et rouges croisées sur sa poitrine. Lui, lancien Terre-Neuva, le roi de la morue, rongé de barbe et dalcool, prie fébrilement la bonne Sainte Anne en breton, pour le salut de tous. Il sen remet aux saints. Je remonte sans rien dire pour rassurer les autres. Roger pique un coup de gueule. On y voit plus rien, ça roule terrible, faut bien se tenir. Le moteur répond toujours, mais le cap ne tient plus.
Le bateau dangereusement penché sur sa hanche bâbord ne parvient plus à se redresser, on glisse dans les vagues immenses en saccrochant à ce quon peut, cest peu à peu la dérive des hommes eux-mêmes... La mer en rajoute dans un vacarme infernal. Je songe que si jeune, je nai encore rien vécu. Yannick tente de se rouler une clope que ses doigts humides abandonnent tout de suite. Les regards en disent long, mais les rares paroles échangées taisent le principal. Maiday, maiday ! La cale ventrue de « létoile du port » se remplit rapidement deau et de peur bleue. A terre, la vigie déroute pour nous un lointain méthanier, sil a encore le temps de nous rejoindre ! lhélico ne bravera pas les nuages. Attendre une heure au minimum des secondes critiques...
Je veux sortir dégueuler ma trouille et je me fais sermonner par Roger qui ne veut pas que la mer en profite pour mavaler. Des clous, faut que jy aille. Je gerbe aussitôt sur le pont vite nettoyé par une vague qui me fouette au passage et minonde deau glacée. Peinant pour garder léquilibre, je rentre enfin après un regard affolé au tape-cul déchiré qui bat et sagite follement dans le vent mugissant. Les casiers sont tombés à la baille depuis longtemps. Le bastingage rase toujours leau sans parvenir à se redresser. Roger saffaire comme un diable sur cette garce de barre bloquée. La mer qui hurle sans discontinuer efface nos silences pesants.
Mais ça y est ! la barre répond enfin, on vire vite et bien pour affronter de face, plus le temps de chioler, leau sévacue enfin en gros bouillonnements rageurs, on se maintient. La mer tamponne toujours, mais la pluie semble se calmer un peu pour virer au crachin raisonnabLe. Loïc passe sans arrêt ses doigts dans ses cheveux plaqués dhumidité, pour calmer son trop plein de nervosité. Gaston reparaît enfin pour sortir un tire-bouchon de sa vareuse. Il compte senvoyer un nouveau litre gardé secrètement en réserve, malgré la consigne. Roger pige, mais il laisse faire, montrant juste à sa moue quil nen pense pas moins. Je vais en poupe me déboutonner en maccrochant au treuil : à mon tour de te pisser dessus, salope !
Derrière nous, les mouettes en grappes piaillardes se disputent les chinchards quon leur jette au vol de la main, de ces petits poissons épineux et invendables quelles gobent avidement au ras des flots. Nous leur faisons cette offrande matinale, comme une espèce de remerciement païen, un sacrifice pieux et reconnaissant que lon ferait à je ne sais quel dieu.
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