Le cri d’alarme de Mario Draghi sur l’économie européenne, condamnée à « une lente agonie » si elle ne change pas
Dans un rapport présenté à Bruxelles, l’ancien président de la BCE analyse le décrochage par rapport aux Etats-Unis, tandis que la Chine monte en puissance, et plaide pour plus d’emprunts communs et d’investissements.
Par Virginie Malingre (Bruxelles, bureau européen)
L’ancien premier ministre et économiste italien Mario Draghi lors d’une conférence de presse sur l’avenir de la compétitivité européenne, au siège de l’UE, à Bruxelles, le 9 septembre 2024. NICOLAS TUCAT / AFP
L’Union européenne (UE) est aujourd’hui confrontée à « un défi existentiel » ; si elle ne change pas, elle sera condamnée à « une lente agonie ». Mario Draghi, l’ex-président de la Banque centrale européenne (BCE), s’est montré très alarmiste, lundi 9 septembre, alors qu’il rendait public le rapport sur la compétitivité que la Commission européenne lui avait commandé il y a un an. Quelques jours plus tôt, le 4 septembre, devant les présidents des groupes politiques du Parlement européen, l’ancien premier ministre italien avait même confié faire des « cauchemars » quand il imagine ce qui attend les Vingt-Sept si rien n’est fait.
Les faits sont là : l’économie européenne a décroché par rapport aux Etats-Unis, tandis que la Chine la rattrape inexorablement. « Le revenu disponible réel par habitant a augmenté presque deux fois plus aux Etats-Unis qu’en Europe depuis 2000 », illustre Mario Draghi. Et, selon lui, en l’état actuel des choses, il n’y a aucune raison que cette dégringolade s’interrompe.
Certes, le vieillissement de la population – d’ici à 2040, la population devrait perdre deux millions d’actifs par an – permet d’en masquer partiellement les effets. « On est de moins en moins à se partager un gâteau de plus en plus petit, on ne voit pas où est le drame », résume M. Draghi. Si ce n’est que les défis auxquels l’Union est confrontée pour décarboner son économie, prendre le tournant de l’intelligence artificielle ou réduire les dépendances dans un contexte géopolitique de plus en plus instable l’obligent à agir rapidement.
Sans quoi, il ne restera plus assez de « gâteau » aux Européens pour faire vivre leur modèle. « Si l’Europe ne parvient pas à devenir plus productive, nous serons contraints de faire des choix. Nous ne pourrons pas devenir à la fois un leader des nouvelles technologies, un modèle de responsabilité climatique et un acteur indépendant sur la scène mondiale. Nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Nous devrons revoir à la baisse certaines, voire toutes nos ambitions », estime Mario Draghi.
Des « besoins d’investissements énormes »
Telle est la thèse avancée par l’économiste italien qui, tout au long des 400 pages de son rapport, décortique les raisons du décrochage européen et expose ses 170 propositions pour changer la donne. Il est impératif, juge-t-il, que les Européens se dotent d’une main-d’œuvre qualifiée, qu’ils misent sur la recherche, qu’ils achèvent la construction d’un marché intérieur qui reste inaboutie, qu’ils fassent baisser la facture d’électricité des citoyens comme des entreprises (deux ou trois fois plus élevée qu’aux Etats-Unis) ou qu’ils s’attaquent sérieusement à la débureaucratisation de leur économie.
S’ils veulent réussir, les Vingt-Sept devront aussi revoir leurs règles en matière de concurrence, qui empêchent parfois l’émergence de champions européens, et veiller à une plus grande cohérence entre leurs politiques commerciale, environnementale et climatique. Mais surtout, l’Union doit investir massivement dans les technologies propres et le numérique, tout en réduisant ses dépendances, notamment à la Chine. A l’heure de la guerre en Ukraine, elle doit aussi se donner les moyens de financer une industrie de la défense à même de pallier le désengagement annoncé des Etats-Unis, que Donald Trump revienne à la Maison Blanche après les élections de novembre ou pas.
« Les besoins d’investissements sont énormes », martèle l’Italien. Il chiffre les besoins à un montant allant de 750 à 800 milliards d’euros de plus que ce qui est engagé chaque année, soit cinq points de produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire près de trois fois ce que prévoyait le plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe après la seconde guerre mondiale. Dans ce contexte, après dix ans de négociations, les Vingt-Sept sont sommés d’achever enfin l’Union des marchés de capitaux, qui doit permettre de mieux orienter l’épargne européenne vers des investissements stratégiques. Mais cela ne saurait suffire.
Il faudra aussi que les Etats membres mettent la main à la poche. Comme ils l’ont fait avec le plan de relance européen de 750 milliards d’euros pour faire face aux ravages de la pandémie de Covid-19, les Vingt-Sept devront « continuer à émettre des instruments de dette commune pour financer des projets d’investissement communs », prône le rapport de Mario Draghi. Si tant est que « les conditions politiques et institutionnelles soient réunies », peut-on toutefois y lire.
Faire front commun
A l’heure où les formations souverainistes progressent partout en Europe – elles sont entre autres au pouvoir en Italie, en Hongrie ou en Slovaquie –, les propositions de Mario Draghi, qui supposent à de nombreux égards que les Vingt-Sept s’engagent à plus d’Europe, ne sont pas vraiment dans l’air du temps. Alors que la majorité des Etats membres devraient partager son sombre diagnostic, ils devraient en revanche témoigner moins d’entrain pour suivre ses recommandations les plus audacieuses, comme celle d’emprunter à nouveau ensemble.
A Paris, Emmanuel Macron y est certes favorable. Mais le président est aujourd’hui très affaibli et il semble peu probable que la France ait les moyens d’insuffler du capital politique dans ce projet, qui compte de nombreux opposants, notamment au sein des pays du Nord. D’autant qu’à Berlin, où l’on martèle qu’il n’est pas question de rééditer l’expérience d’un emprunt commun aux Vingt-Sept, le chancelier Olaf Scholz est largement absorbé par une coalition à la peine, ainsi que par les prochaines élections fédérales qui s’annoncent mal pour son camp et également par une croissance en panne.
Lundi, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission à laquelle Mario Draghi a remis son rapport, est restée prudente. L’ex-ministre d’Angela Merkel a chaleureusement remercié son hôte et s’est engagée à ce que ses propositions inspirent le travail de la nouvelle Commission, issue des élections européennes de juin et dont elle devrait présenter la nouvelle équipe mercredi 11 septembre. Mais elle n’a pas envisagé la possibilité d’une nouvelle dette à Vingt-Sept pour financer les priorités de l’Union.
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« Un financement commun sera nécessaire pour certains projets européens communs », a-t-elle néanmoins déclaré. Il pourrait venir d’une hausse des « contributions nationales » des Etats membres au budget communautaire ou des « ressources propres » de l’UE, a-t-elle ajouté. La présidente de la Commission sait pourtant que nombre d’Etats membres, à commencer par l’Allemagne et ses amis frugaux, ne veulent pas non plus en entendre parler.
« Il y a urgence », a pour sa part répété Mario Draghi. Et si les Européens ne parviennent pas à s’entendre, on peut imaginer « une coalition des volontés », que ce soit dans le cadre d’une coopération renforcée ou d’un traité intergouvernemental qui permettraient aux plus allants d’avancer. L’ex-président de la BCE n’ignore rien des réticences des uns et des autres au sein de l’UE quant à ses propositions. A n’en pas douter, il suivra de près le traitement qui leur sera réservé. Mais il est peu probable que son rapport ait le même effet sur les Vingt-Sept que sa désormais fameuse phrase – « quoi qu’il en coûte » – qui, en 2012, en pleine crise des dettes souveraines européennes, avait éteint la spéculation sur les marchés financiers et sauvé l’euro.