Le formidable succès de Facebook (septième site le plus visité de la Toile, selon le site d'analyse d'audience alexa.com) et la récente entrée de Microsoft dans son capital, valorisant l'entreprise à 15 milliards de dollars (environ 10 milliards d'euros), peuvent laisser perplexe. Le trombinoscope (facebook, en anglais) en ligne est en effet loin d'être une idée neuve. En France, notamment, copainsdavant.com - édité par Benchmark Group - existe depuis plusieurs années sans jamais avoir suscité un enthousiasme comparable à celui que connaît le réseau social américain, fondé en 2004 par Mark Zuckerberg.

Le fossé qui sépare les deux sites repose sur deux conceptions radicalement différentes de l'Internet et de ses usages. Copainsdavant est un site techniquement verrouillé dont la plupart des services sont d'accès payant. Facebook est un système gratuit et largement ouvert aux contributions extérieures, dont le modèle est profondément marqué par le mouvement open source (logiciel libre), qui a vu la création de Linux dans les années 1990, puis le développement d'autres logiciels libres (Mozilla Firefox, Thunderbird, OpenOffice, etc.).

OEUVRE COMMUNE

Ce mode de développement des programmes repose en effet sur la publicité du code-source (son libre accès) et sur le caractère collaboratif des méthodes de production : plusieurs entreprises ou programmeurs particuliers travaillent à l'élaboration d'une oeuvre commune, gratuite et copiable à l'envi. Microsoft a au contraire fondé son succès, à une époque où Internet était encore balbutiant, sur des principes précisément inverses : secret du code-source, collaboration minimale, modèle payant. Cette "culture" propre à la firme de Bill Gates, très éloignée des principes-clés de ce que l'on appelle communément le Web 2.0, explique peut-être sa difficulté à percer sur Internet et, en tout cas, à damer le pion à Google, pionnier du Web 2.0.

L'originalité de Facebook est précisément de faire contribuer au succès de son modèle économique l'intarissable créativité de développeurs extérieurs à la société. Ces derniers peuvent proposer aux internautes disposant d'un profil sur le site des applications permettant d'interagir avec leur cercle de relations. Ces applications peuvent être des outils de comparaison de leurs goûts musicaux, cinématographiques ou littéraires ; elles permettent de jouer aux échecs avec son entourage, d'adresser messages, photos, vidéos ou cadeaux virtuels, de dispenser des conseils touristiques en épinglant sur une mappemonde les lieux que l'on a visités... etc. Souvent ludiques, ces petites applications sont aussi généralement le moyen de récupérer auprès des internautes des informations personnelles, qui seront ensuite valorisées par la vente d'espaces publicitaires, certes restreints et délimités, dans lesquels ces sociétés extérieures et auxiliaires peuvent diffuser des annonces.

En s'ouvrant ainsi, au printemps, à des programmeurs tiers, Facebook a pu maintenir et renforcer l'attractivité de son système auprès des internautes. Du côté des développeurs d'applications, petites sociétés ou simples particuliers, l'engouement est considérable. En quelque six mois, plus de 8 000 applications différentes ont été ainsi agrégées au site de la société de Palo Alto (Californie).

Cette façon d'ouvrir son "code" à des tiers renforce aussi un modèle économique basé sur la publicité. En effet, tout développeur peut se rémunérer directement en plaçant des annonces publicitaires sur la page d'accueil de son application. Nombreux sont ceux qui ambitionnent de trouver la killer app (application qui tue) qui fera leur fortune. Celle-ci sera bien sûr proportionnelle à l'intérêt que suscite le service rendu parmi les adhérents de Facebook. Et cet intérêt renforcera d'autant l'audience du site, et donc le chiffre d'affaires publicitaire de Facebook.

Avec son système AdSense, Google n'a pas fait autre chose, en faisant de toute page Web un support publicitaire potentiel, dont l'auteur est ensuite rémunéré en fonction de la fréquentation de son site. Google est parfois dépeint comme le grand perdant du succès de Facebook, mais rien n'est moins sûr. De nombreux développeurs d'applications intégrées à Facebook ont en effet recours à des bandeaux publicitaires placés... par Google sur leur espace dédié, au sein de Facebook. Le succès de Facebook profite, donc, également à Google.

La tendance illustrée par le succès de la firme de Palo Alto est tangible dans des activités plus classiques, comme la vente en ligne. Par exemple, le cyber-marchand Amazon propose désormais sur sa propre plate-forme des produits mis en vente par de sociétés tierces ou des particuliers, devenant ainsi autant une place de marché qu'un commerçant. L'idée n'est plus seulement de détruire la concurrence mais, lorsque c'est possible, de l'intégrer et de la faire ainsi concourir à l'audience de son enseigne.
Stéphane Foucart
Article paru dans l'édition du 27.11.07.