Chapitre 3 : Indiscrétions
Le battage médiatique n’avait pas été aussi important envers le vengeur divin que depuis qu’on avait découvert son existence.
Arrêter un tueur en série est une chose, que des imitateurs prennent le flambeau, s’en est une autre. L’expérience du métier nous apprends que quand un tueur est arrêté et que nous sommes confrontés à un imitateur, c’est celui-ci qui nous causera le plus de tords, pour le peu qu’il soit doué. Autre que la forme du meurtre, c’est tout une enquête remise en question, il faut tout remuer, savoir si les anciens meurtres n’étaient pas de différentes personnes, si ce n’est simplement que l’œuvre d’un imitateur ou si un flambeau est repris.
En bref, si tous les tueurs s’acharnent sur le même profil de personne, il y en aurait beaucoup plus en liberté.
Cependant il arrive que la chance nous sourit, là où nous l’attendons le moins. Paradoxalement, ce sont souvent les plus innocents qui sont témoins des pires situations, sûrement parce qu’une personne qui connaît le mal ne qualifierai pas cette situation de « pire », mais d’accidentelle, liée au destin.
Eleanor Vucci était une touriste italienne en voyage à Miami, sur le chemin, elle avait décidé de faire un arrêt près d’une église, pas par soudaine envie de recueillement, mais parce que la maison de Dieu était la seule à avoir un parking décent pour manger un morceau.
Entre 19h et 20h, elle avait eu la bonne idée de sortir de la voiture pour aller s’aérer l’esprit et se balader dans la forêt. A 19h30, elle entrevue un homme en bordure, fumant une cigarette. A 20h, elle se prépara à s’en aller quand elle entendit des voix stridentes, résonnant non pas de cris de peur mais de panique. S’approchant prudemment, elle perçue des bribes de conversations parlant d’un homme inerte, dans la forêt. Reconnaissant de loin le visage du mystérieux homme à la cigarette, elle eut la malice, entre 20h05 et 20h20, de suivre discrètement les deux interlocuteurs, son esprit tiraillé entre l’envie d’aider et la peur de se montrer.
- Un coup sec dans le cœur, vous dites ?
- Oui, Lieutenant Droover.
- Pas de coup au niveau de la carotide ?
- Si, mais après celui au cœur. Comme si le tueur avait voulu signer son meurtre.
- Je vous confirme que c’est la seule logique à cet acte. Même un débutant sait qu’on ne transperce pas un cœur de toute une lame sans que ce soit un coup fatal. Pas d’autres informations sur le meurtre ? Pas de lutte ?
- Non, pas de ce que j’en ai vu en tout cas.
- Bien, Madame vous êtes précieuse dans cette affaire, sachez que vous êtes notre seule piste solide depuis des mois, je vous demande sincèrement de n’omettre aucun détail, même le plus anodin qui soit.
- Naturellement.
- Comment était le tueur ?
- Vous savez je ne l’ai vu que de profil, et de loin..
- Ne soyez pas modeste, dites-moi.
- Et bien, il était plutôt grand, musclé mais sans plus, du genre dessiné mais sans veines proéminentes perlant sur ses bras. Châtain, plus clair que foncé mais assez équilibré tout de même, ni blond ni brun, mais plus blond quand même. Il avait un Jean bleu, avec un tee-shirt blanc et une veste de costard grise. Ah ! Et des pointues sables. Assez beau garçon, de loin en tout cas. Pas du tout le genre psychopathe torturé, plutôt gentleman en tenue classe mais décontractée. Du genre Bruce Wayne sur un Yacht. Vous voyez le style. Allongé sur l’herbe avec sa cigarette à la bouche, il avait une posture de penseur classieux. Ce genre de personne conformiste dans la forme mais marginale dans le fond. En clair, son profil dans un film serait plus celui du personnage charismatique et adoré car décalé plutôt que celui d’un dangereux tueur.
- Je vois.. Je vous contacterai pour un portrait-robot, bien que le style grand, musclé, châtain clair virant sur le blond avec une gueule de tombeur et des fringues de luxes soit répandu à Miami.
- Aucun souci.
- Dernière question, pouvez-vous vous souvenir de la marque et surtout du modèle d’un de ses habits ? Les chaussures par exemple.
- Non, pourquoi ?
- Rien de bien important, pour le peu de chance qu’il ait acheté ses chaussures à Miami, notre vengeur divin à la gueule d’ange aurait pu payer par carte et être sur les serveurs de la boutique. Dans ce cas-là, on trouve les boutiques qui vendent le modèle, on prend la liste des acheteurs avec leur code de carte bleu, et avec ça on retrouve à tous leur identité. Ça paraît compliqué dis comme ça mais avec nos logiciels c’est un jeu d’enfant. Une fois qu’on a le nom et le prénom des acheteurs, on a aussi accès à leurs photos et on sélectionne avec les caractéristiques du profil. C’est une technique du désespoir qui n’amène généralement à rien. Bon, certes elle peut devenir intéressante si le tueur est roux par exemple ou s’il a une teinture particulière, là, on peut tomber sur quelques personnes qui concordent plutôt qu’une centaine, comme ça aurait été surement le cas si vous aviez eu des souvenirs plus précis, et ça devient intéressant si un suspect fait partie de la liste. La grosse faille de cette stratégie et qu’elle permet certes, avec de la chance, de nous confirmer l’identité du tueur, mais cela reste officieux. Généralement, on n’essaye pas d’incriminer quelqu’un avec ce genre de preuve parce qu’on se fait humilié pour peu que l’avocat soit compétent, et je n’aime pas que mon service perde de la crédibilité. Bref, la vue d’un acte aussi abject a sûrement été éprouvante et je ne vais pas vous retenir pour longtemps. Merci, pour tout. Vraiment.
- Un plaisir, Lieutenant.
- Au revoir madame Vucci.
Elle s’en alla sans ajouter de mots.
Je savais que mon insistance à vouloir assister à la déposition aller me coûter une saute d’humeurs de Droover. Et ça n’avait pas manqué. Bon j’avoue que je l’avais un peu chercher, je l’avais contredis sur ses théories et il ne faut pas contrarié Droover même si il a tort.
J’ai encore en tête l’exactitude de la montée de nerf que ma question avait provoquée en lui.
- Pardonnez-moi Lieutenant, mais ce n’est pas assez imprudent d’écarté une thèse de l’imitateur pourtant assez envisageable ?
- Heureusement que tu n’es pas le nouveau J. Edgar parce qu’on serait déjà sous le contrôle des terroristes. Tu m’as fait mal au crâne, à me bassiner pour entendre la déposition de l’italienne, et tu m’exposes des théories minables ?
- Le crime diffère beaucoup des autres..
- Bah ! Me coupa-t-il – A sa place je n’aurais pas attendu plus d’une dizaine de meurtre pour varier les plaisirs et induire un peu la police sur de fausses pistes. Tu vois c’est pour berner des policiers comme toi que les tueurs se donnent tant de mal à falsifier des scènes de crimes !
Je me suis tenu à acquiescer docilement, cet homme serait prêt à mettre deux innocents en prison par obstination d’avoir raison. On ne discute pas avec ce genre de personne, on ne débat pas. Et quand cette personne est notre supérieur, on exécute ses ordres et on paye les pots cassés. C’est comme cela que ça marche. C’est sûrement injuste, mais dans la police on ne crie pas à l’injustice sur tous les toits. Quand on a vu des innocents assassinés pendant qu’un meurtrier récidiviste sort de prison, on sait accepter notre mal et se dire qu’il y aura toujours un jardin avec une herbe plus jaune que la nôtre.
Officiellement, l’enquête avait pris une nouvelle ampleur. Les médias se bousculaient pour réussir à intercepter Eleanor, elle avait dû revenir voir Droover pour qu’il la fasse sortir par une sortie de secours. Ce témoin oculaire était pour une partie de la presse, une grande avancée, certains journaux essayant même de faire leur propre portrait du tueur. Une autre partie de la presse, celle spécialisée dans ce genre d’affaires, savait que ce n’était que peu de chose et préférait se demander pourquoi notre témoin dont nous avons tu le nom n’a même pas pris une photo. Certes, cela pouvait paraître suspect, mais quoi qu’on en dise chacun réagis différemment dans une situation. Pendant que certains auraient poussé un rugissement et auraient sauté sur l’assassin, d’autres ce seraient enfui dès qu’ils auraient remarqué quelque chose de suspect, pour ne pas être impliqué.
Officieusement, nous étions au courant que notre criminel ressemblait à tous les play-boys de la côte, pas très encourageant. C’était quand même fascinant. Nous avions besoin d’un seul cheveu, un seul ! Un millilitre de sang tombé par terre ! Mais rien, rien depuis des mois. Que des corps à inhumer et des familles à consoler.
Je décidai de sortir m’aérer, esquivant habilement journalistes et caméras. Je partis à quelques pâtés de maisons de là, et pris à mon commerçant mexicain favori une espèce de Fajitas dont les ingrédients me sont, depuis 2 ans de déjeuner plus ou moins réguliers, encore inconnu.
J’avais eût la jugeote d’aller acheter un journal d’actualité générale plutôt que locale, craignant les inévitables pavés sur une enquête que je connaissais par cœur.
C’est en dégustant mon repas que dans la partie « Fait divers », je lu l’article sur un Prêtre au Texas, présumé d’avoir assassiné un fidèle parce qu’il était noir.
La logique veut qu’après avoir remuer la côte, le vengeur divin étende son territoire de chasse.
Je craignais d’avoir sous mes yeux sa prochaine victime, priant pour que la police texane fasse son travail et mette cet homme de foi sous les verrous. Vicieusement, j’espérais aussi qu’il serait relâché, une mort de plus, c’est une potentielle découverte de preuve. Une victime pour la mémoire de dizaines et la sécurité de futurs probables, c’est honorable, non ?
Chapitre 4 : Dangereuses affinités
- Non mais tu te rend compte.. J’ai dû faire une déposition et tout le tintouin ! J’ai encore du mal à réaliser que j’ai vu un meurtre… A mais oui je te jure, comme dans les films… Oui !... Bah qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai couru et j’ai alerté la police pardi !..
- Raccroche et pose ce téléphone.
Cette voix d’où suintait une menace terrifiante ne venait pas du téléphone d’Eleanor, mais de l’homme assis à la table derrière elle.
Par instinct, elle exécuta les ordres de l’inconnu, sachant au ton de sa voix qu’il ne plaisantait pas.
- Viens à ma table.
Pris par la peur et la curiosité, elle se leva et s’assis.
- Vous ? S’exclama-t-elle en découvrant le visage de l’inconnu.
- Oui. Je préfère être clair, inutile d’essayer de me dénoncer à la police, je connais tous tes faits et gestes.
- Ecoutez, je n’ai fait que raconter ce que j’ai vu, et ça ne va pas les aider à..
- Je sais. La coupai-je. – Mais tu as vu ce que tu n’aurais pas dû voir, et je vais être forcé de te tuer. Ça n’a rien de personnel, soit en consciente, c’est même contraire à mon éthique.
- Le tueur a une éthique, quelle blague ! Aurai-je l’honneur d’au moins savoir ton nom ?
- Aaron Spencer.
- Et bien Aaron, nous nous trouvons dans une impasse. Si je ne bouge pas d’ici et que je sors mon téléphone pour appeler la police, que feras-tu ?
- Tu ne le feras pas. Et je n’aurais qu’à m’en aller, si tu le fais. Et tu mourras. Sous protection policière ou non. Imagine ta vie, qui y-a- t-il de plus horrible que de te demander à chaque instant si la personne qui marche derrière ou que tu croises n’est pas celle que j’ai engagé pour te tuer ?
Elle se décomposa.
- Ça vaut peut-être le coup d’essayer…
Un silence.
- S’il vous plaît…
Et contre toute raison, sa supplication me brisa le cœur.
Ce n’est qu’à ce moment-là que mes yeux rendirent justice à son visage, la percevant en tant que femme au lieu de probable victime.
Ses yeux marron terrifiés n’en étaient que plus beaux, le minuscule fil de larmes qui commençait à couvrir ses pupilles enflamma ma poitrine, tandis que mes membres, ceux qui d’ordinaire donnent la mort, s’adoucirent, réduisant ma peau dure comme du roc à du velours destiné à couvrir ce visage d’ange. Dans ma contemplation de ses moindres facettes, de ses lèvres fines à ses longs cheveux blond et brillants, je n’avais pas remarqué comment elle était habillée, sa jupe laissant à l’admiration ses fines jambes et sa silhouette élancée.
Envers toutes règles, contre toute logique, j’avais l’impression que des forces supérieures me dominaient, rendant le fait de faire taire la douce mélodie de sa voix inconcevable.
Elle avait raison, nous étions dans une impasse. Pas de celle au qu’elle elle s’attendait. Dans cette unique phrase, cette unique tentative pour m’amadouer, elle avait réussi à transformer les mortels rugissements d’un lion en miaulement de chaton.
Son visage s’attendrit, me voyant chanceler. J’étais confronté à un dilemme, à un crime passionnel. Je ne pouvais pas la laisser en vie, or j’aurais préféré marcher le restant de mes jours sur des tissons ardents plutôt que de l’érafler.
J’avançai ma main ouverte contre la table vers elle, priant dans un ultime espoir qu’elle comprit ce qui venait de se passer dans mon esprit, qu’elle la prenne et la serre, de ces tendres poignes passionnées qui unissent deux êtres.
J’ai passé ma vie à entretenir un masque, soigneusement étudié pour ne laisser transparaître aucune de mes émotions. Fort heureusement, elle n’avait fait que partiellement le déchiré, sans réussir à l’arracher. Devant le peu de solution qui s’offrait à moi, j’ai choisi celle qui me mettait le plus en péril, la peur.
- Tu en sais assez sur mes actes pour prendre mon avertissement au sérieux, je m’en vais, mais si tu retournes voir la police… Je te tuerai.
Je me levai violemment, renversant la chaise au passage, et partis. Priant pour qu’elle n’ait pas remarqué les tremblements de ma voix dans mes derniers mots et qu’elle ait pris ma tentative désastreuse de sortie théâtrale pour un simple raté et non un accès de faiblesse.
Ma première réaction fut le besoin de tuer. Or, ce n’était pas un besoin primaire, comme avant. Non, jadis, j’aurais pu décrire cette envie d’ôter la vie comme celle d’un fumeur, à 5 paquets par jour. J’y prends du plaisir, mais j’en ai par-dessus tout besoin. Dans mon état actuel, je me dois plutôt de pousser la métaphore à un fumeur de cannabis, pas de ceux qui fument pour le plaisir de s’envoler quelques temps entre amis, mais de ceux qui étouffe leur tristesse, leur frustration, leur colère et leur peur dans un nuage de fumée cannabinique.
Or, mon exutoire ne fut pas le meurtre, mais le sentiment que j’ai ressenti quand j’osai ne plus regarder mes pieds.
J’eus l’impression d’être un nouveau-né découvrant le monde. Ce fut la première fois de ma vie que je sentis les aromes que dégageaient les restaurants et les bars, les odeurs d’essence près des voitures et même la puanteur des ordures. Pour la première fois, je pu percevoir l’excitation émanant d’une bande d’amis se dirigeant vers une boîte de nuit, l’amour s’évadant de deux amants, et par-dessus-tout, je sentis ma mâchoire se défaire de sa pourtant immuable rigidité à la vue de ce couple heureux, esquissant un naturel sourire de voir ces deux êtres liés dans tant de sincérité. Je sentis le béton sous mes pieds, plus réel que jamais. Le froid pouvait désormais me faire frissonner et la chaleur m’étouffer. L’acte final de cet exclusif spectacle était celui de la Nature. Du léger froissement des feuilles de bouleaux à l’arôme d’un rosier, je redécouvrais chaque facette de cette mère dont les hommes se nourrissent, je me surpris même à savourer l’harmonie des chants confondus d’un colibri et d’une mésange, leur symphonie s’évaporant dans la complexe œuvre d’art que m’offrait le ciel couvert d’étoiles.
C’est à ce moment-là que j’ai compris. J’ai compris que c’est dans cet instant de magnifique faiblesse que j’avais été pour la première fois humain.
Déambulant dans les dédales de Miami, je savourais les battements de mon cœur que je pouvais désormais sentir sous ma main. Fumant une cigarette dont je pouvais maintenant sentir la brûlure dans ma gorge, je me délectais du goût du tabac, lui qui c’était par maintes reprises consumé entre mes lèvres sans jamais que je puisse en percevoir le goût.
Certains passants me regardaient bizarrement, s’étonnant de voir un homme les yeux fermés, une main sur la poitrine, un air étrangement satisfait sur le visage.
J’ai passé ma vie à penser que tous les humains étaient comme moi, loin de l’expression « sans cœur » uniquement par le côté organique de la chose. Et là, je pouvais le sentir battre, comme si le sang était des émotions et qu’elles se répandaient enfin dans tout mon être.
Jamais je ne m’étais sentie aussi serein et détendu, j’étais empli d’une délicieuse vulnérabilité.
J’étais le dur et froid rocher qu’un puissant torrent avait emporté dans son doux fracas.
Deux mois passèrent. Depuis ce temps, Eleanor devait être sûrement repartie en Italie. Pour la première fois de ma vie, je sus ce qu’était le malheur, et j’appris qu’il est constant et emprisonnant, à défaut du bonheur, meurtrier et éphémère. Il est amusant de voir que plus nous sommes heureux plus nous serons malheureux.
Avant sa rencontre, j’étais comme endormi. Elle avait réveillé le bon côté en moi, le côté humain.
Je n’avais pas réussi à tuer depuis tout ce temps. Les journaux s’affolaient presque, craignant de devoir reparler de la crise et du chômage. Tout le monde croyait à de simples vacances de ma part plutôt qu’à une rédemption,
Ce fut ce jour-là, que j’allais relancer les tirages des revues policières.
Je m’étais réveillé comme chaque matin depuis deux mois, en une coquille vide. Je ne su pas la cause de l’accès de rage qui me pris de cours. Peut-être était-ce l’énième café noir bu devant les informations, le plat de pâtes respirant la monotonie et le désespérant plateau-télé devant un mauvais film du soir sur les chaînes nationales qui me fit craquer. Cette affligeante banalité, presque absurde, qui m’emplie d’un sentiment de révolte. Il y avait deux choses qui me manquaient, le meurtre et Eleanor.
C’est aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, que je tranchai une gorge qui n’était pas celle de Dieu, et qu’un innocent passant se noyai dans son sang. C’est aujourd’hui, que la seule réponse au supplicié quand sa voix psalmodia d’un ton apeuré « Pourquoi vous faites ça ? » fut « Parce que. ». Il m’avait en effet semblé trop cruel de répondre « Pour me détendre », préférant accélérer la peine du malheureux. Sans prêter attention au sang tachant mes chaussures et au sale découpage que j’avais effectué, je m’enfuis et pris un taxi direction l’aéroport, avec assez d’argent pour un vol direct jusqu’en Italie.
J’allais retrouver cette femme qui avait détruit la parfaite stabilité de ma vie.
Chapitre 5 : Passage à vide
- Pensez-vous que le vengeur divin a arrêté ses crimes ?
- S’il vous plait Lieutenant une déclaration !
- Lieutenant Droover ou en est l’enquête ?
Les journalistes se bousculaient autour de l’entrée des bureaux de la police de Miami. Pour leur plus grand malheur, le Lieutenant Droover ne fera aucune déclaration officielle.
Il faut dire que nous-mêmes partagions les mêmes interrogations que ces rapaces véreux aux griffes microphoniques.
Cela faisait deux mois que nous n’avions plus aucuns crimes sous les bras de notre tueur de prêtres. Un véritable record. Paradoxalement, ces deux mois furent aussi les plus ennuyeux de ma carrière.
Après qu’Eleanor soit partie, Droover décida de m’envoyer faire une étude de voisinage pour chaque meurtre du vengeur divin se trouvant à Miami. Maintenant que nous avions un maigre profil, nous allions peut-être trouver une piste.
Je commençais donc par le tout premier meurtre, dans un quartier malfamé du nom d’Esperandos.
Je connaissais bien cet endroit, il avait été un de mes repères pour le début de mes activités policières, Droover m’envoyant fréquemment arrêter des petits dealeurs et surveiller des gros. C’était amusant d’ailleurs, de voir que la police est aussi peureuse qu’inefficace quand on parle de stupéfiant. Métaphoriquement, nous préférons arrêter les balles que détruire l’arme, craignant que celle-ci explose à notre contact. Il faut dire qu’un baron de la drogue a des hommes de mains partout, et qu’ils sont généralement intouchables. Logiquement, nous privilégions la sécurité de notre service, préférant laisser les populations pauvres se poudrer le nez ou se piquer, pour qu’à leur tour, prisent dans l’engrenage de la drogue, elles commettent des crimes.
Quand je rentrai dans le quartier, un sentiment de désespérant déjà-vu m’envahie.
Rien n’avait changé depuis les mois où je n’étais pas venu ici.
Il y avait toujours cette horrible odeur de désespoir s’évadant des hommes et des femmes, ce sentiment d’infériorité à peine caché, comme s’ils savaient qu’ils sont nés dans la fosse et qu’ils y crèveront avant même d’avoir essayé d’en sortir.
Dans ce quartier, les balles touchaient plus facilement leur cible, la drogue faisait plus d’overdose, les voitures s’explosaient plus aisément contre les murs, la maladie se répandait plus rapidement dans les corps et l’argent devenait invisible à chaque fois qu’ils le touchaient. Comme si le destin épargné les beaux quartiers et envoyé ses démons pestiférés contaminer les damnés de ces marécages méphitiques.
Avant de commencer à interroger ces malheureux, je m’arrêtai chez un ancien ami, qui m’avais parfois aidé à me réfugier chez lui quand des voyous me traquaient au cours d’une de mes missions.
Cet afro-américain, d’une honorable taille d’un mètre quatre-vingt-dix, était réputé pour son commerce de pièces détachées de voiture. Il avait environ une dizaine d’adolescents à ces ordres, sillonnant les quartiers les plus aisés pour démonter en pleines nuits des moteurs, des roues, des pots d’échappements et tout ce qui pouvait rapporter quelques billets. Par la suite, ils les ramenaient à leur « employeur », pour qu’il les vende en toute illégalité sur internet ou au détail.
Il est certes admis dans les mœurs qu’illégalité rime avec prospérité. Mais ici, lorsqu’un dealeur, dans les quartiers aisés, peut gagner plus de 3000 dollars dans les bons mois, un commerce illégal assez bien monté ne rapporte juste assez pour manger et payer les employés.
Je toquai à la porte.
- Qu’est-ce que tu fou ici ? Dit-il sèchement.
- De même ravie de te voir, Angel.
- Dégage.
- Tu me dois une faveur…
Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase qu’Angel me fit chanceler, en m’envoyant un magnifique coup de poing dans le foie.
- Pardon ? Une faveur ? Tu me rappelles quel est le con qui m’a collé le FBI au cul ?
- Je t’ai aidé à t’en sortir. Dis-je péniblement, encore un peu amoché.
- Encore heureux ! Ecoute moi bien, je t’autorise à rentrer mais ne crois pas que tu es retourné dans mes bonnes grâces, y’a pas mal de monde qui serait content de savoir que t’es de retour dans le quartier pour régler leur comptes et je n’ai pas envie d’avoir un macchabé sur mon palier.
- Merci.
Je n’étais pas assez sot pour ne pas prendre au sérieux cette menace, j’avais fait beaucoup de dégâts, ici.
Dans le temps, Angel s’était plus ou moins entendu avec un baron local de la drogue pour mettre en relation leurs deux commerces. L’entente était simple, Angel effectuais des livraisons de pièces détachées remplies de drogues dans les villes alentours, et il touchait un pourcentage. En clair El Cocodrilo, le baron en question, dont son surnom est lié à l’immonde poison qu’il vend, la drogue du crocodile, pouvait asseoir sa domination sur le marché local tout en s’octroyant de généreux revenus extérieurs, gérés par Angel.
Tout bascula le jour où deux dealers du quartier abattirent cinq policiers, venu faire une descente de routine. Manque de chance, ils étaient de mon service. Droover me demanda de subtiliser le nom des meurtriers à Angel pour qu’on les retrouve. J’avais organisé un rendez-vous, et nous nous étions retrouvés Angel, El Cocodrilo et moi pour que je leur explique la situation. Au final, le baron m’avait cédé les noms de ses dealeurs, craignant que ce dérapage n’incite les fédéraux à venir fouiner par ici. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que Droover se chargea lui-même de retrouver les assassins, à une époque où il était assez instable, et qu’il les fit taire à jamais, de sang-froid. L’adage « œil pour œil, dent pour dent » avait été sèchement mis en œuvre. Sauf qu’Angel fut tenu, par son associé, comme complice de la police dans ce carnage. Résultat des courses, j’étais arrivé à temps avant que les hommes de mains du Baron ne l’achèvent et il avait passé la fin de l’année à l’hôpital. Depuis, c’est sur ma tête qu’étais la prime, le Baron prenant le sauvetage d’Angel comme un aveu de culpabilité.
Angel avait la vie sauve mais il perdit son partenariat et mis longtemps avant de retrouver sa crédibilité dans le quartier. Il m’en tenait comme unique responsable, ce qui était certes vrai bien que je n’avais fait qu’obéir aux ordres.
- Et bien assis-toi, qu’est-ce que tu veux que je te dise.
Je m’asseyais donc sur le familier canapé de son salon, les vestiges des sonorités de bières trinquées et d’éclats de rires désormais perdus dans le passé.
- Dis-moi enfin ce que tu veux qu’on en finisse. Dit enfin Angel.
J’avais beau savoir que sa rancœur était infinie, Angel était croyant, comme beaucoup de gens, ici, et il avait une réelle redevance à mon égard. Je lui avais sauvé la vie et pour lui, cela avait non seulement une valeur humaine mais aussi une valeur religieuse.
Il est d’ailleurs amusant de voir que ce sont les plus démunis qui prient le plus, et qu’il ne voit en Dieu qu’un sauveur plutôt que celui qui les a mis dans cette misère.
- Ton aide. Je suis à la recherche d’un tueur et j’ai besoin de la mémoire et des yeux de tes gars.
- Laisse-moi deviner, le psychopathe tueur de prêtre qui fait la une des journaux ?
- Exact.
- Je crois que tu n’as pas bien compris les nouvelles règles, mec. Tu es en danger, ici. Tu es lucky luck. Il y a des liasses de billets pour celui qui te descend. Maintenant, dette ou pas, tu vas jouer selon mes règles pour une fois. Tu vas faire ton boulot, tu vas interroger les habitants des deux pâtés maisons adjacents au lieu du crime pour faire plaisir à ton boss, ensuite tu pars pour ne plus jamais revenir. Envoi moi une photo du portrait-robot, je ferais circuler à mes gars, je t’appelle si quelqu’un se souvient de quelque chose, mais n’y compte pas trop.
- Merci Angel, même si ce n’est pas..
- Ce que tu espérais. Me coupa-t-il. – Je sais mec, je sais. Les gens changent, on ne peut plus être ami. Considère ma dette comme réglée. Je te laisse jusqu’à demain pour faire ce que ton Lieutenant t’a demandé. A partir de cette échéance, je te conseille de disparaître de ce quartier et de ne plus y refoutre les pieds.
- Au revoir, Angel.
Il me tenait la porte sans un mot.
Je marchai lentement dans l’allée en direction de la rue, me dirigeant ensuite vers la première maison et les premières personnes que je devais interroger.
La virée chez Angel était un échec. Il avait raison, nous ne pouvons plus être ami, c’était une certitude. Mais je ne l’imaginais pas si remonté contre moi, et j’avais espéré une aide un peu plus enthousiaste, en l’honneur du bon vieux temps.
Mais Angel me connaissait comme un frère. Il savait que je ne prenais jamais aucun risque sans être sûr d’être gagnant. La preuve, la scène de crime c’était déroulée dans le secteur très occupé par les hommes d’Angel. C’était assez innocent comme ambiance, les divers voyous ne s’amusant qu’à fumer de l’herbe, boire, et siffler les malheureuses qui passaient trop près d’eux. En résumé, ils flânaient jusqu’à la tombée de la nuit, où la grande ville et ses automobiles les attendaient.
Cependant, chacun avait une arme à sa ceinture, chacun s’en était déjà servie. Avoir donc l’immunité jusqu’à demain, promise par Angel, se révélait indispensable. Heureusement que je connaissais par cœur ce bandit et que je pouvais prévoir plus ou moins ses réactions.
La suite des évènements fit sans appel, l’interrogatoire de voisinage n’avait rien donné et je passais le reste de mes semaines à m’occuper d’affaires très intéressantes telles que des vols ou des bagarres entre voyous.
En clair, j’avais ce que tout policier redoute le plus, pas de crime sous les bras.
Après deux mois de triste monotonie, je décidai de m’octroyer une semaine de congé bien mérité en Italie, pays que j’avais maintes fois visité dans mon enfance.
Contre toutes attentes, Droover ne s’opposa pas à ma demande impromptue de départ, préférant ne plus m’avoir dans ses pattes que de savourer le fait de me voir amorphe, à tourner en rond dans mon bureau.
J’eus cependant droit à un petit questionnaire concernant ma destination, cette brute s’étonnant de mon voyage dans un pays culturel.
- Pourquoi l’Italie ? Me demanda-t-il.
- Milan, Turin, Rome, Venise, la Toscane, les Dolomites, le Da Vinci dans l’église de Santa Maria…
- Tu prends des congés pour te reposer ou pour jouer les touristes ?
- Je me repose déjà assez ici… Ricanai-je
- Part avant que je décide ne pas oublier ce que tu viens de dire.
Je quittai les bureaux de la police de Miami et appelai un taxi. J’avais déjà tout prévu, mon sac contenait ce qu’il fallait comme habit de rechange, un jean et un t-shirt, le temps que je m’achète quelques vêtements sur place. Mon billet était soigneusement rangé dans ma poche arrière, attendant impatiemment son compostage.
L’aéroport de Miami était assez classique par son architecture, mais la diversité culturelle de ses passagers le rendait exotique.
Buvant un café pour tuer le temps avant l’embarquement, je retrouvais ce mélange de voix, d’accent, de langue, de cris de joies et d’au-revoir qui résonnait contre les guichets et les portiques de sécurités.
Des mères récupéraient leur enfant à côté de celles qui les envoyait vers l’inconnu, des couples se séparaient dans de déchirant larmoiement tandis que des hommes d’affaires virulent crachaient leur venin au téléphone, blasphémant contre un cours de bourse trop aléatoire ou contre un employé incompétent.
A l’entrée de l’avion, une charmante hôtesse m’accueilli avec le même sourire que le steward et le commandant de bord. A croire qu’on avait injecté la même quantité de botox dans la mâchoire de ces personnes pour qu’elles nous servent chaque jour un éclatant sourire forcé.
Assis sur mon siège, les oreilles engourdies par le ronronnement de l’appareil, je contemplais le paysage qui défilé devant mes yeux, avant qu’il ne laisse place à un infini océan, les reflets du soleil brûlant de Floride flamboyant sur l’intrépide houle de l’Atlantique.
Chapitre 6 : Alliance
Ah, l’Italie.
Certains louent la splendeur de Paris, d’autres révèlent leur côté bestial dans la savane d’Afrique. D’autres encore, se perdent dans l’ombre des immenses tours d’aciers d’Asie, cachant de leurs façades rizières et cahutes de paysans.
Moi, j’ai toujours adoré l’Italie. Si j’avais pu, j’aurais implanté en Amérique les immenses plaines ensoleillées du Vatican, j’aurais surplombé Miami des Appenins et j’aurais remplacé les gargantuesques hamburgers des fast-foods contre l’élégance d’un rizotto fait maison.
Ce qu’il y avait de magique, c’est que même dans ces conditions, rien ne pourra égaler l’atmosphère enivrante de ces contrées.
C’est logiquement plein d’entrain que je finissais mon quotidien repas chez un petit restaurateur du coin, perdu en Toscane. Cela faisait trois jours que j’avais atterrie, et si je n’avais pas eu le besoin de retrouver Eleanor, je me serais plu à jouer les touristes, ne connaissant pas bien cette région. Or, j’avais déjà retrouvé sa trace. Ce fut la première fois de mon séjour que j’avais éprouvé le regret d’être venu. Retrouver si rapidement une femme dans cette région inconnue aurait dû m’emplir de joie, sauf que l’article m’ayant appris où se trouvait Eleanor m’avait fouetté d’un vent glacial.
Ce ridicule journal régional nommé « La Sala Comune » s’émerveillait devant l’annonce officielle du mariage de la fille du maire de Florence, Eleanor Vucci.
Pour la première fois de ma vie, je sus ce qu’était la jalousie. Un puissant élan de cet étrange sentiment tapissa mon être de son voile épineux. Comme si des milliers d’épingles c’était enfoncées dans mon corps pour coudre de ma peau un monstre informe. L’envie de tuer était maintenant bien présente. Aussi immuable et sempiternelle qu’une montagne. Seul le doux déchirement de la chair pouvait m’apaiser. Une femme, un enfant, un homme, qu’importe. Même un animal conviendrait. A ce moment précis, seul le decrescendo des battements d’un cœur orchestré par une lame aiguisée pouvait atténuer la douleur lancinante qui émanée du mien.
Je courus. Je courus jusqu’à sentir mes muscles se plaindre et me supplier d’arrêter. Et je courus encore. Je voulais fuir cette envie d’ôter la vie autant que je désirais retrouver le promis d’Eleanor pour la lui prendre. Le destin décida à ma place. Le chauffeur de taxi était déjà prêt à partir, s’étant hâté d’éteindre sa cigarette et de prendre place au volant à l’audition de mes cris.
- STOP ! Lui hélai-je.
La suite des évènements était presque tracée. Quelle ironie, si un taxi n’avait pas croisé ma route ce jour-ci, aurais-je retrouvé la raison ? Me serai-je résigné à aller tuer le futur mari d’Eleanor ?
- Florence. Dis-je au chauffeur.
Je ne connaîtrai jamais la réponse à ces questions. J’étais pourtant conscient de l’absurdité de mon acte. Cette femme allait me haïr. De cette haine qui ronge le cœur, de cette haine qui la fera rêver chaque nuit de mon trépas. De cette haine, qui à chaque heures, à chaque minutes, lui donnera envie de me dissoudre dans un bain d’acide.
Tant mieux. Mieux vaut que mon visage la hante jusqu’à son dernier souffle plutôt que son cerveau m’efface de sa mémoire. C’était ça, le contrat. Etre à chaque instant dans la tête de la femme qu’on aime, mais pas pour les bonnes raisons, avec la certitude de ne jamais pouvoir la revoir.
Cependant, une toute petite voix au creux de mon oreille me répétait en boucle « Et si ce n’était pas ça, la fatalité ? », à laquelle je répondais inlassablement « Nous verrons. »
- 30 euros, s’il vous plaît.
Je payai ma course et sorti du véhicule. Le chauffeur s’empressa de partir, ayant probablement remarqué mon air grave et dangereux.
Il était amusant de constater à quel point mes idées noires contrastaient avec la beauté des lieux. Florence était née d’un campement romain, évoluant progressivement jusqu’à devenir le berceau de la renaissance italienne. Malgré les âges, elle n’avait pas perdue de sa superbe.
L’architecture était typiquement italienne. Les immenses gratte-ciel des États-Unis laissaient place à un nombre incalculables de maisons cossues et bien ornementées.
A l’instar de San Francisco, un petit pont surplombant un long fleuve séparait la ville en deux. En touriste, j’aurais visité le baptistère Saint-Jean, le Palais Bartolini et les jardins de Boboli. Cela m’était triste, de devoir salir de mes futurs actes tant de magnificence.
Parcourant les dédales de la cité, je retrouvai ma sérénité. Mon visage déformé par la douleur se transforma en un masque calme, froid et déterminé. Cette façade, je pouvais en reconnaître la saveur, c’était celle de la traque. Je savais qu’en rentrant dans Florence, je passais le seuil de la mort. Elle m’accueillie de ses bras osseux, écoutant mes désirs. J’étais devenu la fauche, je m’apprêtais à prendre la vie d’un homme, et c’était l’envie la plus pure qui soit.
Le travail sera facile. Ce mariage était l’évènement de la ville, les citadins ne parlaient que de ça. Les rumeurs, les suppositions, les commérages et les critiques concernant cet évènement s’entremêlaient dans les rues jusqu’à former un vacarme inaudible. Je ne passerais pas des jours à rechercher ma victime, ni à élaborer un plan pour la coincer. Je n’aurais juste qu’à tendre l’oreille et écouter. Un rien m’aurait suffi. Une place, un lieu, toutes informations sur le positionnement d’Eleanor et de son futur macchabé revenant de façon redondante.
C’est au marché aux poissons, que je trouvai mes informateurs. Entre deux bêlements vantant les mérites de telle ou telle morue, je surpris une conversation entre deux marchands qui s’octroyaient une pause cigarette bien méritée, après tant d’heures passées dans cet océan d’odeurs désagréables à essayer de gagner leur pain.
- C’est pour quand le mariage de la fille Vucci ? Dit le premier vendeur.
- Deux, trois jours. Quatre peut-être ! Lui répondit son acolyte.
- Toi qui connait bien le père, tu sais où ils se terrent ?
- Dans une rue près de la Piazza della Repubblica. Je leur livre des poissons parfois. J’ai rendez-vous demain soir avec le futur mari pour une livraison de quelques poissons triés sur le volet, il veut faire un dernier repas romantique avec sa belle. Chandelle, vin de grande renommée et tout ce qui va avec.
- Sans rire ? S’exclama son confrère. – Tu crois que je peux t’accompagner ? Allez ! Après tant d’années d’amitiés et d’affaires communes..
- Si tu veux, écoute ! Soit juste très discret, et rejoins moi demain soir à 2 heures du matin devant la Caffè Gilli.
- J’y serais !
Sur cette exclamation, les deux marchands jetèrent leurs mégots et repartirent à leurs commerces respectifs.
Le destin était bien cruel pour le pauvre fiancé d’Eleanor. J’avais tout ce qui me fallait : une date, un lieu, une heure.
Je n’aurai qu’à arriver une petite demi-heure avant l’horaire fixée. Les deux malheureux commerçants devront être tués. Je ne pouvais pas risquer de tuer cet homme à la vue de deux témoins, si faibles soient-ils. Je ne pouvais pas risquer de rater mon exécution à cause d’un élan d’héroïsme de ces deux citadins. Tout était clair et défini dans ma tête : J’arriverai à 1H30, caché dans l’ombre du caffè Gilli. J’attendrai les deux marchands qui devraient arriver vers 1H45, je les tuerai et prendrai leur place devant leur cargaison, attendant 2h, attendant l’arrivée de ma victime.
Ces pauvres hommes ne seront que de simples dommages collatéraux. Dans le temps, l’idée d’abattre deux innocents m’aurait repoussée, mais seul me faire passer pour le livreur me garantirai l’aboutissement de mon crime en toute discrétion. Il était nécessaire que le futur époux d’Eleanor se dirige vers moi d’un pas assuré, excité de la délicieuse soirée qu’il s’apprête à passer. Quand viendra le moment où les formes d’un visage qui lui est inconnu se dessineront dans la nuit, quand viendra le moment où il percevra l’éclat d’une lame aiguisée, il comprendra, sans toutefois en connaître les raisons, la fatalité.
Puis, d’un geste rapide et précis, il sombrera dans un éternel sommeil.
1H48. Les marchands se faisaient attendre. Le cadran de ma montre semblait trouver leur arrivée tardive risible, faisant défiler ses aiguilles à une vitesse folle.
- Il est où ton café ? Dit-une voix, à quelques dizaines de mètres de là.
- Tais-toi et suit-moi !
Les bruits de pas se rapprochèrent progressivement, résonnant dans mes oreilles, au fur et à mesure de leur progression, comme des tambours.
- Enfin on y est ! Ce n’est pas trop tôt !
- Tu l’as dit ! Ras le bol de porter cette glacière, ça fait deux kilomètre qu’on se la trimballe.
- T’en veux une ? Dit-il en proposant une cigarette.
- Même deux ! Plaisanta son ami.
Les deux compères n’eurent pas le temps de sortir leurs briquets de leur poche.
D’une démarche assurée et silencieuse, je sortis de ma cachette et tirai mon couteau.
De toutes les sonorités, celle d’une gorge tranchée est, pour moi, la plus apaisante. Le déchirement des veines et des artères s’harmonisaient avec l’indescriptible craquement de la glotte. Le premier marchand tomba, raide.
- Giorgio ?! S’exclama le deuxième.
Il effectua un rapide coup d’œil à l’endroit où son ami désormais mort se tenait.
- GI…
Seul le début de son hurlement s’échappa de ses lèvres, avant que la lame profondément ancrée dans son cœur n’empêche toutes paroles.
Je laissais les corps tels quels, ne préférant pas perdre du temps à les déplacer, craignant que le futur mari d’Eleanor n’ait décidé d’être en avance. Je pris la glacière contenant les poissons, et avançai d’une bonne dizaine de mètre, je n’allais tout de même pas attendre au milieu de cadavres.
1H58. Un homme d’une taille que je supposai être d’un mètre quatre-vingt-cinq s’approchai en sifflant. Malgré la nuit, il avait l’air bien bâti et de ce genre d’homme qui sait se défendre. J’avais tout intérêt à ne pas rater mon coup.
- Giorgio ! Pour une fois, tu es à l’heure ! S’exclama-t-il.
Plus que quelques pas et il serait à ma portée.
- Tu as ce que je t’ai demandé ?
Je défouraillai mon couteau. Deux mètres nous séparaient.
- Giorgio ?
Ce fut sa dernière parole. D’un revers, je le fis taire. Je n’avais eu que le temps d’entrevoir son expression devenue soucieuse et inquiète, à cause du mutisme de celui qu’il croyait être Giorgio.
La plénitude m’envahie. J’étais enfin libéré d’un lourd fardeau, celui de savoir Eleanor promise à un autre. En voyant le visage, il faut l’avouer assez agréable, de ma victime, en voyant ses yeux encore emplis d’un amour désormais inaccessible, je réalisai que cet homme aurait pu rendre Eleanor heureuse et que mon acte était le plus égoïste qui soit.
Je m’attelai à une nouvelle tâche, celle de prévenir la fiancée.
Je ne pouvais bien évidemment pas avoir commis un triple homicide pour simplement gâcher un mariage. J’allais informer Eleanor que c’était moi et moi seul qui avait tué son futur époux, et que ma présence en Italie s’explique de mon envie de la revoir. Peut-être allais-je lui expliquer tout ce que sa rencontre avec provoquée en moi, peut-être allais-je lui dire que, contre toute logique, il y avait une chance que je l’aime, bien que moi-même je ne sais pas définir ce terme.
J’avais déjà tout prévu et avait le nécessaire sur moi. Je parcourais les rues adjacentes à la Piazza Della Repubblica, cherchant une maison dont je pourrais prendre l’adresse. Mon but était d’en trouver plutôt isolée, dans ce genre de ruelle aussi sombre la nuit que le jour. En clair, un endroit très peu fréquentée.
Je trouvai mon bonheur et inscrivit l’adresse relevée grâce à la boîte aux lettres, sur un bout de papier. En dessous, j’écrivis : « Viens me rejoindre ici dès que tu auras ce message. Tu es en droit de savoir. A.S. »
Je retournai sur les lieux de mes crimes et déposait ma minuscule missive sur le corps de ma victime. Je savais que dans peu de temps, Eleanor allait s’inquiéter de l’absence de son fiancé. Probablement, elle l’appellera. Sans réponse, s’imaginant, à juste titre, les pires scénarios, elle accourra vers le lieu de rendez-vous et trouvera mon message.
Voyant mes initiales en guise de signature, je savais d’avance qu’elle suivra mes instructions avant d’appeler la police.
Je m’asseyais sur le trottoir et allumais une cigarette, attendant patiemment l’arrivée de ma désirée.