Deux mains, les doigts entremêlés sur les cuisses, ses doigts, ses mains. Il lève les yeux. Il a dû perdre conscience un instant. Il tâte sa poitrine, en retire une main rassurée. Autour de lui, le chaos. Des corps emmêlés, chargeant dans une même direction, des coups vicieux sont portés, croche-pattes, griffures, tirages de ceintures, tacles au tibia.
 
Il suit le mouvement. Il se redresse, prend appui sur un homme hébété et se laisse emporter vers la droite, avec les autres, avec la charge. Une femme pas plus grande qu’une enfant est ballotée entre les torses des combattants. Elle lève le bras, et réussit à transmettre l’objet qu’elle tenait à un allié, plus en aval. Son visage, ouvert sur le O formé par sa bouche devant la violence de l’offensive, disparaît dans la vague de biceps, de pectoraux et de dos.
 
Il continue à avancer, agrippé à son trophée, un trésor à cet instant crucial de la journée. Il le tient contre son cœur, le cou rentré dans le torse, il fonce dans la mêlée, laissant l’inertie de sa masse de petit taureau ouvrir le magma de corps devant lui.
 
Le barrage cède parfois, comme un mi-cuit au chocolat croustillant à l’extérieur qui cède pour laisser place au coulis cacaoté, et il avance soudain de 50 centimètres d’un coup. Il sent une morsure, refuse d’y croire, doit bien réviser son opinion quand il jette un œil par-dessus l’épaule et repère un avorton cramponné par les dents à son omoplate.
 
Le trophée passe au dessus de l’épaule aussi vite que l’éclair et s’abat sur le front de l’enragé. Juste assez fort pour décourager toute récidive, mais pas assez pour endommager le trésor.  
 
Soudain plaqué contre un géant aussi mobile qu’un séquoia, il repère soudain la barre de métal, et y accroche la main qui ne tient pas le trophée. Celle-ci part en l’air et tente d’entraîner après elle le bras, puis le reste du corps de son propriétaire, entre le colosse marmoréen et une combattante dotée de deux trophées pleins.
 
Sa victoire acquise, elle laisse sa place à la barre, et enfin, il peut poser le trophée et obtenir que celui-ci soit complété de son indispensable contenu. L’or et le cuivre et la dentelle et les diamants et l’ébène brillent dans le trophée quand il le récupère au creux de ses mains.
 
Savourant son triomphe, il le porte à ses lèvres et avale une longue gorgée du contenu du calice. Il a encore gagné cette bataille. Ni la première, ni la dernière de la longue série de batailles qu’il devrait affronter ce soir. Mais avec les conseils de son vieil oncle, il savait que la victoire était à sa portée.
 
Comme son vieux tonton, il savait que l’important, à la St Patrick, c’était de toujours garder une pinte vide à portée de main…

- C'est pourquoi nous avons l'honneur de vous remettre cette décoration, pour récompenser la manière dont vous vous êtes illustré lors de cette bataille...
 
Et moi, je gardais les yeux sur cette médaille qu'il venait de m'agraffer sur la poitrine. Une récompense en toc censée donner à de simples moutons suivant les ordres l'amour de la patrie et du don de soi. C'est incroyable comme on peut être amené de manière tout-à-fait fortuite d'anonymat à reconnaissance. Si vous saviez seulement ce qui m'avait valu une telle distinction. Si vous saviez...
 
Les deux collines se faisaient face. Je me souvenais encore les avoir parcourues étant gamin, y avoir joué avec mes frères et mes voisins. Elles étaient vertes et majestueuses à l'époque. Aujourd'hui noires de monde. Et demain ? Assurément un arc-en-ciel, rouges de sang, brunes de boue et, plus que tout, grises, de la couleur de nos âmes auparavant innocentes, mais qui ne seraient plus jamais les mêmes, touchées dans leur fondement par la douleur du combat et l'horreur à laquelle nous serions exposées, courbées en deux par le poids des vies supprimées.
 
Mais je garderais à tout jamais ce regret, celui de ne pas avoir eu le courage d'avoir le courage d'être lâche et de fuir, quitter ce lieu sinistre qui ne serait plus jamais comme avant à mes yeux. Je n'étais plus un enfant, je ne me battais plus pour une cause magnifique face à des monstres incompréhensifs. Aujourd'hui, j'ignorais tout des raisons du combat. Et pire que tout, ceux qui étaient en face aussi. Je ne voyais pas leurs yeux mais j'y sentais la même peur que la mienne. Et la même incompréhension face à ce conflit qui nous échappait.
 
Entre ces deux collines, le futur champ de bataille. C'est donc là que se déciderait notre avenir et celui de la nation. Une bouteille de gnole passa sous le manteau dans les rangs pour nous redonner du courage. Pauvres idiots que nous étions, nous pensions que l'alcool nous aiderait à avoir de l'entrain et à nous mener vers la victoire. Aujourd'hui, je sais qu'il s'agissait surtout de rendre les soldats suffisamment insensibles aux blessures pour ne pas décourager ceux qui étaient encore en bon état.
 
Soudain, le cor se mit à jouer son air lugubre et je compris que c'était à notre tour de jouer. Nous marchâmes lentement vers la vallée, tandis que les fantassins d'en face faisaient de même. Connaissant ces collines par coeur, je ris intérieurement lorsque je vis l'un d'eux se prendre les pieds dans une souche que je connaissais bien pour m'être moi-même souvent fait avoir.
 
Je vis leur cavalerie dépasser leurs troupes par les flancs. C'étaient assurément après nous qu'ils en avaient. Je regardai autour de moi, aucun ne réagissait. Ils avaient pourtant des sabres aiguisés mais tous continuaient de marcher dans cette direction. Et moi qui étais au beau milieu d'un rang, je ne pouvais que suivre le mouvement.
 
A notre tour, nous étions dépassés par notre cavalerie. Je me demandai si ce temps de retard n'était pas un sérieux handicap pour notre armée. Lorsque les deux formations se rencontrèrent, le bruit des armes monta jusqu'à mes oreilles et mes interrogations se dissipèrent dans l'appréhension. L'Histoire saurait sûrement déterminer qui aurait l'avantage ce jour-ci, j'en étais pour le moment incapable.
 
Des bruits aigus se firent entendre au-dessus de nos têtes. Nos fusiliers commençaient à faire feu vers l'infanterie ennemie. Durant les semaines passées sur le front, j'avais souvent imaginé la situation inverse : des fusiliers nous tirant dessus depuis la colline adverse. J'étais d'ailleurs venu à la conclusion que face à une telle situation, il était ridicule de fuir car on risquait plus facilement de se prendre une balle. A l'inverse, il fallait plutôt s'avancer vers les troupes, la courbe de la colline nous éloignant ainsi plus efficacement de la ligne de tir.
 
Mais ici, rien de tel, c'était nos troupes qui tiraient et, pour ainsi dire, nous nous en éloignions. Les troupes adverses répondirent par le feu. Je vis des compagnons tomber autour de moi, mon voisin de droite fut touché en pleine tête par une balle sifflante qui lui tira un grand râle et il s'effondra face vers l'avant. Alors que je continuais à avancer au pas en regardant son sang s'écouler de son corps inerte, je vis mes compagnons l'enjamber sans grande considération.
 
Au fur-et-à-mesure que nous nous rapprochions les uns des autres, nous accélérions, comme pour nous donner de l'entrain face à un sort qui nous semblait inéluctable. Nous n'étions plus que des pantins animés par notre hiérarchie.
 
Les cavaliers n'étaient plus qu'un dixième de ce qu'ils étaient au départ. Les notres sortaient gagnants de cet affrontement et se dirigeaient vers les fusiliers adverses, dont ils étaient maintenant la cible. Ils tombaient au compte-goutte et seule une poignée put atteindre les troupes ennemies. Ils firent un massacre. Il faut dire qu'à bout portant, le fusil est bien moins efficace et rapide qu'un sabre. Malgré cela, le nombre des fusiliers fut leur arme majeure et notre cavalerie tomba, décimée.
 
Alors que les canons, en dernière ligne, tonnaient à un rythme régulier, nos compagnies d'infanterie finirent par se rejoindre. Les premières lignes se fondirent l'une dans l'autre dans le fracas des armes blanches. L'heure du combat approchait pour moi. Avais-je donc fait tout ce chemin sous les balles adverses pour me faire terrasser ici ? Il n'en était pas question. La masse gluante des combattants s'étendait devant moi, grandissant à chaque seconde, les rangs se déformaient, mon tour approchait.
 
Mais je ne voulais pas me battre et je me jetai face contre terre en gémissant, fermant les yeux et pensant à l'époque où je parcourais ces flancs de colline le sourire aux lèvres. Mes pensées m'emmenèrent loin de cet endroit et de ces gens que je ne connaissais même pas. Je ne voyais pas pourquoi je devrais être heureux de mourir avec eux, aujourd'hui et pour mon pays, comme nos généraux essayaient de nous inculquer.
 
La bataille se déroulait autour de moi, la pluie avait commencé à tomber. On me marchait dessus, j'étais tout mouillé et recouvert de boue. Soudain, je reçus un coup de sabre dans la fesse gauche. Cela eut un effet immédiat : je criai. Je me redressai brusquement et regardai autour de moi. Un corps venait de chuter à côté à moi, son arme avait dû tomber à la verticale et m'atterrir dessus. Ce n'était qu'une plaie au séton et elle ne m'empêcha pas de me relever.
 
Ne retrouvant plus mon arme, je saisis le sabre qui m'avait blessé et restai sur place, m'interrogeant sur la démarche à suivre. Autour de moi, les troupes s'étaient déjà bien dispersées et les cadavres se multipliaient par terre. A moins que d'autres soldats eurent la même idée que moi. Je relevai les yeux et le vis soudain en face de moi. L'ennemi. Il semblait en transe, avait les yeux absents. Et pourtant, c'était bien moi qu'il observait, les yeux grands ouverts.
 
Ses épaules se soulevaient et se baissaient au rythme de sa respiration. Il leva son épée en avançant vers moi. Je levai à mon tour la mienne, plus par mimétisme que par envie réelle d'en découdre. Je reculai d'un pas, puis d'un deuxième. Il accéléra sa marche et se mit à crier. Je reculai encore d'un pas. Je trébuchai sur une souche et m'étalai sur le dos. Il sontinua à s'approcher de moi, armant son épée au-dessus de lui. Alors qu'il s'apprêtait à l'abattre sur moi et que je récitai mes dernières prières, sa tête fit comme un bond vers l'arrière et son rictus se figea.
 
Il venait d'être touché par une balle. Il s'effondra. Je regardai derrière moi, des renforts étaient arrivés et les derniers adversaires étaient fauchés un à un, sauf s'ils faisaient acte de pénitence en se mettant à genou et en levant les bras. Presque tous ceux qui restaient le firent. Un de mes compagnons, le regard encore plus méchant que celui de mon précédent adversaire, arriva près de moi et me tendit le bras pour que je puisse me relever. Dans des conditions normales, lequel m'aurait aidé à me relever ?
 
La suite des événements fut assez étrange, je me laissai guider alors que j'étais congratulé par les soldats du renfort, je me gardai bien de leur dire la vérité. Personne ne semblait remettre en cause mon héroïsme et j'étais vivant, chacun y trouvait son compte.