Darfour, la complexité est de mise
Eric Marclay
Alors que les tribus chrétiennes et animistes au Sud du pays parviennent à un
accord de paix avec Khartoum, les tribus "africo-musulmanes" du Darfour au
Nord-ouest du pays prennent les armes contre le régime arabo-musulman de
Khartoum. La diversité ethnique, religieuse et linguistique soudanaise; son
tiraillement entre le Maghreb, le Machrek, la Corne africaine et l'Afrique
noire; les aspirations politiques et sociétales de ses citoyens, font du plus
grand pays du continent africain une véritable mosaïque humaine dont l'unité
nationale semble se réduire aux frontières internationales qui paraissent ainsi
bien artificielles. C'est au travers de cette complexité, dans un environnement
géopolitique mondial tout aussi morcelé, que le Soudan fait à nouveau la une de
la presse internationale, et ce une nouvelle fois au travers d'une crise
humanitaire grave.
Une stratification socio-économique
Habité par de nombreuses tribus "africaines" et "arabes" , le Darfour est une
région semi-désertique de la taille de la France. Sans ressources naturelles,
délaissée par les gouvernements qui se sont succédés à Khartoum, les conditions
climatiques particulièrement difficiles et l'explosion démographique ont servi à
exacerber les tensions latentes et inhérentes aux modes de vie des différents
groupes en présence.
En effet, deux modes de vie distincts s'opposent et s'affrontent au Darfour :
celui des tribus majoritairement nomades et pastorales, les "arabes", et celui
propre aux tribus majoritairement sédentaires et agricoles, les "africaines" .
L'histoire du Darfour est donc jalonnée de conflits entre éleveurs nomades, se
déplaçant entre points d'eau et pâturages vitaux à leur survie, et cultivateurs
sédentaires protégeant leurs récoltes. La précarité des ressources aquifères et
les contrecoups des sécheresses, l'accroissement démographique et l'amenuisement
des terres arables ont au fil des ans rendu la cohabitation entre les deux
groupes socio-économiques difficile, et ont contribué à attiser les tensions et
les points de friction entre communautés. Les itinéraires usités par les nomades
exposent de plus en plus les zones agricoles, amplifiant du même coup les
conflits entre les diverses communautés nomades et sédentaires. Même si la
structure sociale reste fonctionnelle, le respect mutuel entre les communautés
s'est effrité. Le tissu social de ces sociétés tribales patriarcales s'est
détérioré et les mécanismes de régulation traditionnels des conflits ont disparu
sous l'effet des famines successives d'une part, et de la prolifération des
armes automatiques d'autre part. Aux conflits viennent aussi s'ajouter les actes
de banditisme attribués aux tribus "arabes", favorisant limpression que ces
attaques prennent un caractère quasi systématique, et deviennent une action
coordonnée, sous le laissez-faire du gouvernement central. En effet, avec
l'instauration d'un régime islamique en 1989, sans véritablement apporter un
soutien direct aux actions des tribus "arabes" du Darfour, celui-ci va être
perçu comme complaisant de ces dernières et laisser de nombreuses exactions
impunies. Les conflits tribaux, liés à la stratification socio-économique
existante et générés par une diminution proportionnelle des ressources en eau et
en pâturages, vont progressivement prendre une tournure politique .
En février 2003, les tribus "africaines" vont s'associer et coordonner leurs
efforts militaires pour lancer des attaques contre des positions
gouvernementales. En ce printemps 2003, alors que le conflit Nord - Sud consomme
encore la vaste majorité de l'appareil militaire soudanais, que d'autres foyers
de tensions subsistent au Soudan, Khartoum n'est pas véritablement en mesure de
se redéployer militairement dans le Darfour. Le gouvernement central sous-traite
donc aux milices Janjaweed l'action de mater l'insurrection de l'Armée de
libération du Soudan (ALS) et du Mouvement pour la justice et l'égalité (MJE).
Forte d'hélicoptères de combat et d'avions de chasse modernes, l'aviation
soudanaise procède à des frappes qui n'ont rien de chirurgical, facilitant ainsi
le travail des milices qui font office de troupes au sol. La combinaison
aérienne et terrestre est efficace, et en plus des victimes directes de ces
attaques, ce sont des centaines de milliers de personnes qui fuient leur village
pour s'agglutiner aux abords des centres urbains . Paradoxalement, alors que ces
personnes d'origine "africaine" quittent leurs régions, elles trouvent un
certain refuge dans les zones contrôlées par le gouvernement "arabe".
Un conflit politico-économique et non ethnique
Pour le gouvernement en place, dans un Soudan fort instable et fragmenté, la
rébellion darfouri menace l'intégrité du territoire, même si les revendications
des mouvements rebelles ne sont pas indépendantistes. Il s'agit dès lors de
mater cette insurrection d'ordre politico-économique, dont l'allégeance est
tribale et repose sur le soutien de la population locale. La tactique militaire
alors adoptée par le gouvernement peut être comparée à un poisson rouge dans un
aquarium, qu'il s'agit de neutraliser. Ne pouvant atteindre le poisson rouge, la
stratégie est de vider l'aquarium couper les rebelles de leur base, de leur
soutien et du réservoir humain que constitue la population pour attraper le
poisson. Une fois ce dernier neutralisé, le remplissage de l'aquarium pourra à
nouveau se faire. N'est-ce pas aujourd'hui l'intention du gouvernement que
d'encourager le retour des déplacés ? Pouvons-nous dès lors et dans ces
conditions délicates parler de "nettoyage ethnique" ? Reste que le retour des
déplacés n'est pas un exercice simple, et le risque de procéder à un
réaménagement ethnique en augmentant les régions et couloirs de transhumance au
bénéfice des tribus nomades subsiste.
Si la stratégie militaire du gouvernement de Khartoum semble donc ne pas
forcément correspondre à un "nettoyage ethnique", l'action des milices, qui se
sont régulièrement battues contre les tribus "africaines", peut, a priori,
paraître différente. De part leur mode de vie pastorale et nomade, elles peuvent
en effet voir un intérêt durable au déplacement des tribus "africaines",
traditionnellement agricoles et sédentaires. L'accroissement des espaces à leur
disposition pour se déplacer avec leurs troupeaux revêt un avantage de taille
cette fois-ci, puisqu'il est pratiquement et militairement soutenu par l'État.
Mais là aussi, il sied d'entrer dans la complexité et d'éviter une
généralisation hâtive entre le rôle des Janjaweed en tant que mercenaires,
instrumentalisés par Khartoum, et la position des différentes tribus "arabes"
qui ne soutiennent pas forcément les actions du gouvernement ni des milices à
l'encontre de leurs cousins "africains". Dans un tel imbroglio, la perte de
contrôle sur ces milices devient un sujet particulièrement délicat. En effet,
s'étant aliéné une vaste majorité de la population du Darfour, ces groupes armés
risquent fort de devenir une partie à part entière du conflit, qui deviendra
ainsi triangulaire, opposant les rebelles au gouvernement et aux milices
"arabes" d'une part, et ces dernières au gouvernement, si celui-ci les
délaissent purement et simplement. La position de Khartoum n'est donc pas si
simple, et le désarment des milices Janjaweed tel que réclamé par la communauté
internationale, et inclus dans la résolution de l'ONU , est un exercice
nécessaire mais périlleux.
Du côté de l'ALS et du MEJ, l'on retrouve des mouvements certes politiques, mais
le fait qu'ils sappuient sur plusieurs tribus tels les Zaghawas, les Fours et
les Massalit pour ne citer que les plus importantes, font qu'ils ne sont pas
forcément homogènes. Les dissensions internes apparues au grand jour récemment
le prouvent. À cela s'ajoute le rôle des tribus "composites", qui balancent
entre une allégeance au gouvernement ou un soutien aux groupes rebelles, et de
celles qui tentent de rester hors du conflit. Les conflits tribaux du passé se
superposent et se confondent aujourd'hui encore dans le conflit du Darfour, dont
l'objectif politique est pan-soudanais. En effet, il ne s'agit pas de mouvements
indépendantistes, mais qui tentent de préserver l'unité soudanaise dans un
système politique et culturel pluraliste. Considéré comme un grenier avec son
potentiel agraire, riche en hydrocarbures, une meilleure répartition des
ressources par l'élite au pouvoir est au centre des revendications des groupes
d'oppositions au Sud comme au Darfour.
Dans ce contexte, le conflit est donc manipulé de part et d'autre. Au bout du
compte, les groupes rebelles de l'ALS et du MEJ n'ont-ils pas aussi un intérêt
politique à ces concentrations de population, servant l'intérêt de la cause
discriminatoire qu'ils mettent en avant ? Certes de façon un peu prématurée,
l'accès de ces populations à des biens de première nécessité ne permet-il pas un
certain "coulage" dont les rebelles bénéficient en premier lieu, favorisant
ainsi l'effort de guerre ? Le spectre de la manipulation de l'aide humanitaire
est omniprésent, et les exemples en provenance du Sud Soudan lattestent .
Parler alors de "nettoyage ethnique" dans une telle mosaïque, où les allégeances
et les alliances ne suivent pas forcément des lignes ethniques claires mais
passent pour être davantage motivées par l'opportunisme et influencées par la
tradition et le poids dune histoire violente mais commune, nous paraît
réducteur.
Un conflit régionalisé et des agendas divergents
Toutefois, la vaste majorité de la presse internationale présente les exactions
au Darfour comme un conflit interne binaire des "arabes" contre des "africains",
relaye la position onusienne de "nettoyage ethnique", et se fait l'écho de la
classe politique américaine qui décrit ce conflit comme un génocide . À en
croire les médias internationaux, une seule partie est en guerre : le
gouvernement de Khartoum, appuyé de ses milices, omettant soigneusement de
souligner qu'il y a une partie adverse qui mène aussi la guerre, obnubilant de
plus ses ramifications régionales et internationales. Il est vrai que les
provinces du Darfour ont, comme toutes les provinces soudanaises hormis
Khartoum, été économiquement négligées par le gouvernement. Les perspectives
négociées par John Garang au Sud font ainsi des émules au Darfour, et les liens
discrets mais omniprésents entre l'ALS et l'Armée Populaire de Libération du
Soudan (APLS) servent ainsi leurs intérêts mutuels, même si les revendications
divergent et des luttes de pouvoir internes animent les diverses factions qui
composent ce mouvement . Le MEJ, allié à l'ALS, est lui soutenu par Hassan
el-Tourabi, idéologue islamiste du Président Omar el-Bashir. Certes déchu et
actuellement en prison, el-Tourabi n'en reste pas moins un doctrinaire influent,
dont les positions diffèrent de celles des autres mouvements soudanais. Le Tchad
est également impliqué dans ce conflit, non pas uniquement par la spirale
provoquée par les quelques 150'000 réfugiés qui sont aujourd'hui sur son
territoire, mais par le fait que le Président Deby est d'abord et avant tout un
Zaghawa, tribu "africaine" majoritaire de la province du Nord Darfour. Soutenu
par el-Bashir dans les années 1990 pour prendre le pouvoir à N'Djaména, il se
trouve donc dans une position délicate entre les siens, dont certains anciens
commandants sont aujourd'hui des responsables militaires au sein de groupes
rebelles au Darfour, et les pressions de Khartoum à qui il doit sa prise de
pouvoir.
Le gouvernement nest donc pas seul responsable de la situation. D'autres
protagonistes alimentent ce conflit et les exactions commises au Darfour,
qu'elles soient l'uvre du gouvernement, des milices Janjaweed ou des rebelles
constituent d'ores et déjà des violations des principes élémentaires du droit de
la guerre et du droit international humanitaire . Il n'est pas question ici de
sous-estimer la gravité des actions du gouvernement et des milices, ni de les
absoudre, mais comme dans tous les conflits, il n'y a pas un bon et un méchant :
il y a une responsabilité partagée.
Certes l'échelle des violences n'est pas comparable, mais cette vision et ce
soutien dichotomiques à linternational renforcent la justesse de la cause
avancée par l'opposition, ce qui est préjudiciable. En position de force morale
et médiatique, les rebelles n'ont-il pas refusé d'entrer en matière lors de la
tentative de négociations à Addis-Abeba en juillet de cette année ? Clouer au
pilori le gouvernement de Khartoum, qui sans être directement dans "l'axe du
mal" n'en est pas moins un quasi paria de la communauté internationale, n'est
pas la panacée dans une volonté de résolution du conflit. Depuis des années, le
gouvernement de Khartoum est effectivement sur les listes noires des pays
occidentaux pour avoir, entre autres, hébergé l'archétype du terrorisme
international : Ben Laden. En outre, les pratiques esclavagistes du Nord
vis-à-vis du Sud restent dans les mémoires et les fondamentalistes chrétiens
d'Amérique sont particulièrement virulents et influents pour fustiger Khartoum
de sa guerre contre le Sud chrétien et animiste. Remis dans le contexte
électoral américain, avec en arrière-plan les déboires américains en Irak et le
scandale d'Abu Ghraib, la volonté de détourner l'attention sur une autre crise
humanitaire grave dénote d'une tactique politique plutôt que d'un intérêt
humanitaire.
Les pressions internationales sur Khartoum sont nécessaires, mais tant qu'elles
resteront unilatérales et absoudront de facto les rebelles, ces derniers ne
seront pas enclins aux pourparlers et surtout au compromis, ingrédient
indispensable de toute négociation. De son côté, le gouvernement soudanais
pourrait bien refermer ses portes aux humanitaires, laissant les victimes hors
d'atteinte de l'aide internationale, et sur le plan politique, Khartoum pourrait
bien repousser toute tentative de médiation, comme le refus récent d'autoriser
le déploiement plus conséquent d'observateurs de l'Union Africaine.
En définitive
La complexité de la réalité soudanaise ne doit pas être obnubilée par une
surenchère terminologique binaire et simpliste.
Il faut remonter aux sources des divergences et démêler la pelote soudanaise en
considérant et intégrant tous les protagonistes en présence car, la vision
manichéenne et réductrice du conflit telle que véhiculée à linternational est
nous en sommes convaincus contreproductive. Elle attise l'incompréhension
mutuelle, polarise davantage et plus durablement les positions de chacun, et ne
sert en aucun cas les populations nomades et paysannes du Darfour, qui
deviendront, à termes, des victimes oubliées d'un conflit enlisé.
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Ne croyez pas batir sur nos dépouilles votre Nouveau Monde . ( Kateb Yacine )