Paris, 17 août 2009, attentat nucléaire : à qui la faute ?, par Timothy Garton Ash  
LE MONDE | 14.02.04  
Dans le flot continu de rapports inquiétants mais dépourvus de fiabilité qui parvenaient par le canal du renseignement, l'alerte qui aurait pu sauver plus de 60 000 vies et éviter 40 000 blessés ne suscita aucune réaction.  
Enfin, nous avons l'enquête qu'il nous faut : une enquête complète et indépendante sur l'attentat à la bombe qui a frappé Paris en 2009. Comme nous le savons tous, lors de cet attentat épouvantable, une vaste partie de la ville située entre le boulevard Montparnasse et la Seine a été totalement dévastée par l'explosion d'une petite bombe nucléaire, manipulée par un commando-suicide lié au Groupe armé islamique armé (GAIA), basé en Tubalquie.
Quelque 100 000 personnes ont été tuées ou blessées. Le cœur vibrant et hautement culturel de l'une des plus belles villes du monde a été réduit à un tas de cendres brûlantes. Aucun de nous n'oubliera jamais la photo montrant la statue de Balzac par Rodin qui semble dominer, dans la torture du chagrin, les cadavres à demi démembrés, mais reconnaissables, d'un jeune couple sur le boulevard Raspail.
L'enquête menée par la commission Kofi Annan doit être rigoureuse, impartiale et internationale. Elle doit bénéficier de la pleine collaboration de tous les services de renseignement impliqués, d'autant plus que leur incapacité antérieure à collaborer les uns avec les autres semble expliquer en partie pourquoi l'attentat n'a pu être ni prévu ni empêché.
La présidente des Etats-Unis, Hillary Clinton, et le chef d'Etat français, Nicolas Sarkozy, avaient raison de dire, dans leur déclaration commune, que l'histoire ne nous pardonnerait pas d'avoir négligé le moindre élément.
Nous devons certes attendre les conclusions de la commission Annan, mais il convient d'indiquer d'ores et déjà quelques pistes à remonter. L'ancien secrétaire général des Nations unies et ses collègues ne devront pas se limiter aux développements récents. Un examen plus précis des choses nous permettra sans doute de découvrir que les origines de la catastrophe de 2009 se trouvent dans des erreurs commises entre les années 2002 et 2004.
Pour commencer, il apparaît déjà clairement que les sœurs Belhadj, qui ont actionné le détonateur de la bombe du jardin du Luxembourg, s'étaient initialement radicalisées à la suite de leur exclusion de l'école, en application de la loi votée en 2004 sous la présidence de Chirac, parce qu'elles portaient le foulard islamique.
Il existait, à n'en pas douter, autant de bonnes raisons que de raisons douteuses à l'interdiction du foulard. Les raisons douteuses relèvent de l'opportunisme politique si caractéristique de l'ancien président Chirac, qui calcula à juste titre que l'introduction de cette loi lui permettrait de glaner des voix tant du côté de la gauche laïque que de la droite antimusulmane.
Les bonnes raisons étaient liées à l'émancipation des femmes, désirée au premier chef par nombre de musulmanes, et à la volonté des enseignants de défendre le principe de liberté d'information et d'instruction soumis aux attaques rampantes de groupes de pression islamistes en France.
Il reste que, rétrospectivement, on peut considérer l'interdiction du foulard comme une erreur fatale. L'exclusion de l'école de collégiennes portant le foulard provoqua à l'époque de grandes manifestations. Elle se révéla constituer un bon vecteur de recrutement pour les groupes de l'islamisme radical dans les banlieues.
Dans un message enregistré avant l'attentat et envoyé aux médias, les sœurs Belhadj comparaient leur action à celle de Wafa Idris, la première femme palestinienne à avoir perpétré un attentat-suicide. Le rapprochement était objectivement absurde. La situation des musulmans au sein de la société française n'a rigoureusement rien à voir avec celle des Palestiniens avant la partition entre Israël et la Palestine - finalement imposée par l'administration Clinton (Hillary), deux mois avant l'explosion de la bombe à Paris.
Mais c'est ce que les deux sœurs avaient été amenées à croire, au fil de réunions d'endoctrinement intensif pratiqué dans des appartements des tours de l'emblématique "Cité des 4000", à La Courneuve, ce coin déshérité de banlieue où le taux de chômage tournait autour de 30 %. Au cours de ces séances de lavage de cerveau, on leur avait répété encore et encore que les "juifs athées" du Quartier latin étaient responsables de leur misère.
On ne peut cependant faire porter la responsabilité de la tragédie du 17 août 2009 sur la seule élite politique de la France et son échec à trouver le traitement approprié d'un problème extraordinairement complexe qui défiait toutes les sociétés d'Europe. L'autre versant de l'histoire est lié aux défaillances du renseignement et à l'utilisation politique de ce dernier.
La pratique de la terreur n'était pas une nouveauté pour le groupe de la "Cité des 4000", de par de ses liens avec la Tubalquie. Mais la clé de leur "réussite" fut tout de même de se procurer une petite arme de destruction massive, portable.
La commission Annan enquêtera pour découvrir comment ils y sont parvenus précisément. Il ressort toutefois des comptes rendus dans la presse que des pièces de la plus haute importance du puzzle que constitue le renseignement se trouvaient déjà entre les mains de trois services : un groupe spécial piloté par le Pentagone voué à l'observation de la prolifération des armes de destruction massive, le M 16 britannique et les propres services de renseignement de la France.
Le problème est qu'ils n'ont pas assemblé les pièces du puzzle ; et que les politiques n'ont pas pris en considération ce qui leur était dit. Pourquoi cela ? Encore une fois, il faut remonter aux années 2002 à 2004 pour trouver les réponses. Les services de renseignement britanniques et américains s'étaient toujours méfiés de leurs homologues français - "ils fuient comme des passoires", disait une barbouze britannique de haut vol - mais les polémiques à propos de l'Irak avaient encore exacerbé cette méfiance.
Selon une note communiquée clandestinement et relatant une réunion interne, le chef néoconservateur du Bureau des plans spéciaux du Pentagone aurait déclaré que, avant que le Pentagone ne communique des informations sur les armes de destruction massive à "ces dégonflés de fromages qui puent", il faudrait lui "passer sur le corps".
Britanniques et Américains travaillaient encore en étroite collaboration, mais la crédibilité des services britanniques souffrait beaucoup de ce qui avait été considéré comme la divulgation d'affirmations sujettes à caution sur les armes de destruction massives détenues par Saddam Hussein. La Maison Blanche n'avait pas oublié la cuisante expérience de 2003, lorsque le président Bush avait carrément déclaré dans son discours sur l'état de l'Union que "le gouvernement britannique avait appris que Saddam Hussein cherchait dernièrement à acquérir des quantités significatives d'uranium africain". Des sources américaines devaient établir un peu plus tard que ce renseignement de première qualité était fondé sur des faux grossiers.
En conséquence, lorsque le M 16 obtint effectivement, au début de l'année 2009, un renseignement crucial annonçant la mise au point imminente d'un dispositif nucléaire par un groupe basé au Proche-Orient, qui se révéla ultérieurement travailler avec la cellule islamiste de La Courneuve, le renseignement ne fut ni pris au sérieux par Washington ni transmis à Paris.
Pourtant, la faute ne revient que partiellement aux services de renseignement. Comme devait le reconnaître à demi-mot, dans un entretien accordé en septembre 2009 à la BBC, Sally Jones, premier ministre conservateur récemment élue en Grande-Bretagne, tous les principaux gouvernements occidentaux avaient été profondément marqués par les conclusions de la commission d'enquête Butler en Grande-Bretagne et Silberman-Robb à Washington.
Nous le savons, ces conclusions, bien que formulées en termes prudents et diplomatiques, conduisirent la plupart des gens à estimer que le président Bush et le premier ministre Tony Blair avaient construit une montagne à partir de pseudo-renseignements sur le supposé programme d'armes de destruction massive de Saddam Hussein - tel qu'il existait, ou n'existait pas, à la veille de la guerre d'Irak de 2003.
L'exposé, assorti de vues aériennes, fait par le secrétaire d'Etat Colin Powell devant le Conseil de sécurité des Nations unies, était devenu synonyme de ce à quoi tout dirigeant politique espérait échapper. "Je ne ferai pas un Powell", disaient-ils à leurs équipes.
Le résultat est que, loin de surestimer, comme ils l'avaient fait en 2003, les données fournies par le renseignement dans toutes les capitales européennes les dirigeants politiques eurent tendance à les tenir pour négligeables. C'est ainsi que, dans le flot continu de rapports inquiétants mais dépourvus de fiabilité qui parvenaient par le canal du renseignement, l'alerte qui aurait pu sauver plus de 60 000 vies et éviter 40 000 blessés ne suscita aucune réaction.
Comme il était prévisible, la silhouette de Sir Tony Blair, l'ancien premier ministre à la calvitie avancée, se leva de son siège attitré juste au bord de la première allée de la Chambre des communes, pour déclarer, en effet : "Je vous l'avais bien dit." La tâche de la commission Annan est à présent de déterminer, avec rigueur et impartialité, dans quelle mesure il avait raison.
Timothy Garton Ash est directeur du Centre d'études européennes au Saint Antony's College (université d'Oxford).