l'Antichrist | Citation :
tu n'as apparemment pas vu tel documentaire sur les singes bonobo ou qqchose comme ça : ils passent une bonne partie de leur journée à rester assis et à se toucher le zizi entre eux ou seuls enfin ça n'arrête pas...
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Il n'y a aucune " perversion " chez eux, car ils ne savent pas ce qu'ils font : ils ont une conscience immédiate, perceptive, pré-réflexive, ils ont un soi, mais ne s'élèvent pas au dessus des contingences du milieu, tout chez eux est une continuation, une reprise des besoins corporels : le sexe, comme tout le reste, ne relève pas d'un désir (gratuit ou, pour le dire autrement, qui porte sur l'être et non sur l'avoir, la représentation imaginaire et non la possession matérielle...) mais d'un besoin qui s'exprime de façon variée, parfois même spectaculaire (pour nos yeux, prompts à projeter notre propre reflet...), mais sans jamais dépasser les nécessités vitales : ils sont dans le processus et non ceux qui pensent le processus !
Citation :
sur la question de la perversion ou plus exactement du vice Rousseau me semble avoir écrit quelques phrases parfaitement claires :
" Parce que l'Esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la Nature se tait. " (Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, I)
donc il y a le besoin naturel : seul l'humain va pouvoir de par ses capacités cérébrales revenir de façon obsessionnelle là-dessus, et en quelque sorte cultiver ou plutôt compulser ça au-delà ou très au-delà des besoins naturels : on a là une bonne définition du vice ("perversion" c'est tout de même un peu différent : il s'agit si je ne m'égare tu me corrigeras si c'est le cas Antichrist, il s'agit là simplement d'une déviance par rapport à une norme naturelle - ou édictée comme telle : le désir n'est là pas prioritairement concerné). mais donc le singe bonobo qui passe la moitié de sa journée à se toucher le zizi, Dieu sait si son cerveau ne possède pas lui aussi des facultés cérébrales suffisantes pour "cultiver" son besoin naturel et baigner ainsi une bonne partie de son temps dans la gratuité du désir (car ce qui prime là ce n'est sans doute pas une simple "simulation de pratiques sociales chez l'animal"...)
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Pour la référence à Rousseau, elle est bien choisie, mais justement, le " vice " n'est rien de plus pour lui que le nom que nous donnons dans nos jugements à cette " perversion " ou dé-naturation dont il étudie les effets dans le Discours sur les fondements... ! Ainsi, c'est bien du désir (ou plus précisément des passions) dont il est question chez lui : " Si [la nature] nous a destinés à être sains, jose presque assurer que létat de réflexion est un état contre nature, et que lhomme qui médite est un animal dépravé " (cf. Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes, p.138). Cette citation se place dans le contexte dune réflexion sur les conditions de la santé de lhomme : la santé à laquelle la nature nous destine est léquilibre entre lhomme et son environnement, cest-à-dire " la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous est prescrite par la nature ". La réflexion, à travers des causes médiates (" lextrême inégalité dans la manière de vivre, lexcès doisiveté [...], lexcès de travail [...], les passions [...], les chagrins et les peines [...] " ), provoque, avec les maladies, cette rupture déquilibre. Lhomme qui médite, cest lanimal raisonnable quune raison cultivée écarte de la sûreté de linstinct. La raison se développe en proportion des passions ! Lesprit déprave les sens. Pour Rousseau, ce critère reste applicable même dans la vie civilisée : dans léducation des enfants dabord, dont il faut cultiver la " raison sensitive ", dans la vie morale, ensuite, où la victoire sur les passions se remporte en faisant prédominer le présent sur le passé et sur lavenir. Rousseau découvre, avant lintelligence biologique bergsonienne, la finalité biologique de la pensée (opposée à la vaine réflexion), par où létat primitif solitaire préfigure la condition du sage. Il ne sagit plus de savoir ce qui est (la vérité), mais seulement ce qui est utile (le bon).
Voila pour la lettre. Mais quelle est l'intention de Rousseau ? Le problème de rousseau est un problème politique (lexistence des inégalités) qui nest lui-même compréhensible quà la lumière dune étude métaphysique (il s'agit d'une spéculation méthodologique) de lhomme originel. Car linégalité sociale est fondamentalement une inégalité morale qui procède des structures originelles (celles de lamour de soi, de la pitié, de lamour propre et de la perfectibilité), cest-à-dire naturelles. Le processus qui mène de lhomme naturel à lhomme civil savère dialectique dès lavènement de la pitié avant même toute socialisation.
lhomme de la nature, cest lhomme pris à la racine avant le moment de la socialisation et de la culture que nous intériorisons dans et par le sur-moi qui nous culpabilise. Mais on voit alors quil ne sagit nullement de lhomme primitif, ni préhistorique. Lhomme originel habite en chacun de nous, il est présent en nous, sous une apparence défigurée. Cest pourquoi, il ne peut être question dun retour à létat de nature. L'histoire humaine est l'histoire d'une dé-naturation irrémédiable ! Lhistoire est une nécessité de fait et il sagit plutôt de réfléchir aux causes du mal historique.
Quelle est la vérité de lhomme ? Cest au nom de cette vérité scientifique sur lhomme quest fondée objectivement la critique sociale chez Rousseau. Pourtant, " cest en un sens à force détudier lhomme que nous nous sommes mis hors détat de le connaître ", parce que la connaissance dont nous avons le plus besoin nest pas celle de lhomme de lhomme, cet être déformé par lamas de nos connaissances et de nos erreurs, mais celle de lhomme de la nature, cest-à-dire celle des véritables " principes antérieurs à la raison " quy découvre Rousseau : " dont lun nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes (amour de soi), et lautre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables (pitié) ". La pitié sopère par projection sur la base du double principe nous intéressant à notre bien-être et à notre conservation (principe de plaisir et principe de réalité, chez Freud), puis introjection et identification toujours sur la base de ce double principe. Autrement dit, léquilibre de lamour de soi est déjà dialectisé par la dynamique de la propension à la pitié : le moi se voit comme autre et voit lautre comme lui-même (il se dédouble). Il n'y a là rien de plus qu'un égoïsme sain ! Par la pitié, lhomme accède à sa propre image, son auto-identification dans la similitude dautrui. Mais, je le répète, tout ceci nous insère dans la nature !
Au contraire, la vie sociale engendre lamour-propre, une image sociale et sublimée de nous-mêmes, qui est perversion de la nature : l'amour propre, c'est l'amour de soi, retourné contre lui-même, l'égoïsme naturel du besoin, pondéré par la pitié (qui empêche un homme robuste de voler sa maigre pitance à un vieillard malade par temps de disette...), qui se transforme en égocentrisme intéréssé (le besoin est devenu " social ", il ne porte plus sur le nécessaire mais sur le superflu, ce dont on n'a pas besoin par nature mais que l'homme donne à l'homme : l'honneur, etc...).
Citation :
on retrouve chez Epictète la même idée que chez Rousseau :
" Ne sais-tu pas ce qu'est la soif quand on a la fièvre ? elle ne ressemble en rien à celle de l'homme sain : celui-ci la fait cesser en buvant ; le fiévreux, après quelques instants de plaisir, a la nausée ; il change l'eau en bile ; il vomit, il a la colique, sa soif devient plus ardente. Voilà ce que sont la richesse, la magistrature, la fréquentation d'une belle femme, quand elles s'accompagnent de désirs. " (Epictete, Entretiens, IV, 9)
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Là encore, nous retrouvons la différence entre besoin et désir : le désir-manque est l'autre nom du besoin dont la nature est de trouver à se satisfaire. Nous devons désirer ce qui est bon pour nous selon la nature. Mais l'homme malade souffre d'une perversion qui prend la forme du désir sans manque, c'est-à-dire de l'illimitation de ce désir : le désir ne manque que de lui-même et ne trouve donc jamais à se satisfaire.
Citation :
je ne sais d'où sort cette idée, en tous cas pour ce qui me concerne je ne vois vraiment pas le lien... je ne comprends même pas ce que "désir de l'interdit" veut dire ou recouvre par contre celui qui a inventé ça devait bien connaître...
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Interdit et transgression forment la réalité ambivalente du désir comme désir (union du naturel et du culturel). Le désir est stimulé par la notion de péché comme si la Culture jouait comme excitant de la Nature. Autrement dit, linterdit endigue et dans le même effort redouble lélan de la pulsion sexuelle, par exemple, vers la transgression. Leffet pervers de la culture se manifeste par la condamnation que véhicule linterdit, augmentant alors lattrait de lobjet du désir. La culture sécrète elle-même ce quelle est sensée combattre : le goût de légarement et la démesure. Le désir est ce monde trouble où lamour est mélange nature-culture, révélateur en cela de la spécificité humaine. Au-delà de la sexualité, lhomme entretien un certain rapport avec sa vie et avec sa mort. En ce sens, linterdit de linceste relève du même esprit fondateur que lobligation de sépulture. Il sagit dans les deux cas dendiguer la violence de la nature = la sexualité et la mort. Il y a du " sacré " dans le désir. Quest-ce que le sacré ? C'est un horizon dangereux car il représente une énergie à lintérieur de laquelle lhomme ne saurait survivre. Immanent à la nature de lhomme, à la racine de lexistence (on peut faire lanalogie avec le " ça " freudien, le refoulé inconscient), le sacré est lenfer fascinant où lhumanité se dissout en fusionnant avec limmédiateté animale. Le désir, surtout dans lexubérante passion, met notre humanité en péril.
Cest à lHumanité en général (comme domaine de la conscience, de lEsprit) que le désir sadresse. Le désir, ce nest plus seulement Eros, jeune dieu fougueux naffectant que la jeunesse, cest aussi le lien conjugal qui se prolonge jusque dans la vieillesse. Le désir est lié à la doctrine du Droit selon laquelle lhomme ne peut se servir dune autre personne pour se procurer du plaisir que sous la réserve particulière dun contrat juridique par lequel deux personnes sobligent réciproquement (mariage). Pas damour sans règles éthiques et juridiques. Kant est de ceux qui condamnent lintempérance animale qui menace lordre humain. Le désir comme volupté, " lamour de la chair ", est une transgression, pense Kant, des devoirs envers soi-même, une " souillure " par laquelle lhomme, rendu impur, est dénaturé (cf. Doctrine de la vertu, p. 99, Vrin). Ce " penchant sensible ", quest la sexualité, nous " rabaisse au-dessous de la bête " et ne se vit pas sans honte, même dans le mariage : il reste, dit le vertueux philosophe, le " devoir de lhomme envers lui- même " qui sappelle chasteté.
La nature culturelle de lhomme lui dicte donc la maîtrise des mouvements animaux par la raison. Labandon irréfléchi aux besoins, accordé aux animaux, est refusé à lhomme par sa conscience ; non seulement cela le mènerait à sa perte, mais sa vocation spirituelle le lui interdit. Lamour doit être raisonnable, compatible avec les exigences altruistes de la vie en société. Le propre de la raison est de légiférer, elle instruit des limites aux tentations pulsionnelles, des règles au comportement, elle dit ce qui doit être. Le désir, qui véhicule linterdit, est nécessairement " fait de culture ". Freud nous a appris que tout désir adulte est sublimation, déplacement, transfert sur un autre objet, du désir incestueux prohibé. La nuit offre parfois le " retour du refoulé " sous la forme du rêve, tandis que lamour voilé qui saffiche au grand jour est dû au nécessaire travestissement quimpose la civilisation.
Le désir incestueux de lamour infantile se combine donc avec linterdit culturel produisant parfois, dans le mariage, un amour " désérotisé " du partenaire pour son conjoint ; la psychologie explique limpuissance et la frigidité comme des symptômes de langoisse de relation incestueuse coupable avec le reflet inconscient de limage parentale. Leffet paralysant de linterdit culturel se fait aussi sentir à légard des tendances homosexuelles inconscientes particulièrement visées par le refoulement dans un contexte de civilisation judéo-chrétienne. Dune manière générale, par la prohibition opérée par la culture, la source charnelle de lamour subit la sublimation et la spiritualisation ; à tel point que lamour devient mystique et ouvre sur le sacrifice de la vie (passion du Christ), prenant valeur de rédemption.
Les analyses de lAnthropologie de Lévi-Strauss (cf. Les structures élémentaires de la parenté) confirment les travaux de la psychanalyse. Lhomme est Culture par renoncement à la promiscuité sexuelle de la Nature. A la place du mélange et du monde chaotique des instincts, il instaure la réglementation des rapports entre les êtres. Lunivers de lhomme, affirme Lévi-Strauss, cest lunivers de lordre. Par la sexualité, lhomme appartient à la Nature et par la prohibition de linceste, formulée en langage, il appartient à la Culture. Lamour est lâme dun processus de communication sociale avec obligation du don des femmes (interdiction de la prostitution), reconnues comme valeur essentielle dans léchange : le mariage que le groupe social (rendu possible par lui) sanctifie, instaure un lien durable, préférentiel et unique. La Nature impose lalliance sans la déterminer, la Culture ne la reçoit que pour en définir les modalités dapplication.
" Là seulement, mais aussi là enfin, la Culture peut et doit, sous peine de ne pas exister, affirmer " moi dabord " et dire à la Nature : " tu niras pas plus loin ". " (Lévi-Strauss) Lamour parental est un don de la vie, lien de parenté biologique, bref il relève de la Nature ("on ne choisit pas ses parents " ) et la culture y est impuissante. Par contre, lamour marital est une alliance, exigée aussi par la Nature, mais instituée par la Culture. Lattachement social de lhomme à la femme a donné lieu, dès les premières civilisations historiques, à un acte juridique devant témoins : contrat écrit stipulant lachat de la femme par la famille du prétendant (" Sirhâtu ", par exemple, en Mésopotamie). Le Droit (Code dHammourabi) sanctionne le non-respect des règles du mariage (ordalie qui condamne à mort ladultère).
Et que penser de Don Juan ? Ce héros est précisément lhomme qui joue avec ce qui, dordinaire, est tenu pour sacré. Don Juan rejette toute autorité, défie continuellement la Loi sociale ou divine, brave le fondement du monde humanisé : mariage et fidélité. Il renoue avec un sacré sous-jacent où " lodeur de la femme ", selon son expression, ranime la sensualité propre à lamour. Il révèle le monde sauvage, sans foi ni loi, de lérotisme, car cest bien Eros que Don Juan cherche inlassablement, renouant avec le péché de concupiscence que Saint Augustin avait déjà constaté sur lui-même dans Les Confessions : " Jaimais lamour, avant même dêtre amoureux. " En refusant découter la voix de la conscience, Don Juan se situe en deçà dune ligne de démarcation à partir de laquelle lordre humain commence. Il est le transgresseur. La fascination quil exerce sur nos esprits est à la mesure de la présence en nous dun monde sous-jacent, mal défini et dangereux où lhomme sait ne pas pouvoir aller sans se perdre (ce que confirme la mort de Don Juan). Mais quelle est la nature de ce monde souterrain et quels rapports lhomme entretient-il avec lui ? Toute définition en sera négative : monde pulsionnel (quon appelle aussi " Nature ", non sans équivoque) apparaissant dabord comme " anti-culture ", comme lenvers du monde organisé, ordonné propre à lhumanité. Lhomme ne peut jamais appréhender ou expérimenter directement ce monde puisquil en est sorti ; la médiation de la culture lui suggère une vision manichéenne de la " Nature " : sauvage et cruelle, innocente et perverse, mais toujours débordement et prodigalité illimitée.
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pas toujours quand même : beaucoup des actes de l'humain sont non réfléchis (par exemple décrocher le téléphone à tel instant plutôt qu'à tel autre pour appeler quelqu'un, etc.) : ces actes non réfléchis, dont les conséquences peuvent être miraculeuses, ressortent pour certains observateurs attentifs de ce que l'on pourrait appeler intuition ou instinct (certains naïfs vont jusqu'à parler de transmission de pensée ) : toutes choses tombées en désuétude dans l'Humanité, mais enfin qui ne sont sans doute pas seulement réservées à l'animal. Ceci dit l'humain se distingue effectivement et jusque dans ces matières, et on retrouve ta définition de là-haut, puisque l'humain peut, lui, prendre conscience de ces facultés "autres" : et par exemple les prendre en compte consciemment pourquoi pas, en telle ou telle occasion : on pourra effectivement raccrocher le wagon et reparler de "volonté consciemment tournée vers la réalisation de sa fin"... mais je n'irais pas jusqu'à affirmer catégoriquement que cette citation de 9 mots ne peut à aucun degré s'appliquer aux singes bonobo qui se touchent le zizi la moitié de la journée
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Pour ce passage, le plus intéresant, j'y reviendrais plus tard, avec une argumentation très contemporaine empruntée à la phénoménologie. Mais sur le fond tu as raison... Enfin, il y a de l'idée, comme on dit... Message édité par l'Antichrist le 15-11-2004 à 07:58:14
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