Je blasphème donc je suis
Lorsque la théocratie règne, les sciences, les arts, les lettres, la philosophie, sen vont fleurir ailleurs. La joie séteint. La morbide décadence ronge lenthousiasme général. La migraine de lennui remplace livresse de la découverte. La fatigue ronchonnante bredouille sa haine du désir. Les palais se lézardent, les bassins croupissent, et, des universités où bouillonnaient les jeunes polémiques, on nentend plus monter que des psalmodies de versets ressassés jusqu'à labrutissement.
La civilisation sest développée grâce au blasphème, qui est une contestation du monde immuable rêvé par les théocraties. La notion de blasphème est une invention pour nier la légitimité de lidée que rien nest immobile, que lunivers entier nest que le mouvement, et que même limmobilité comme le disait Montaigne, « nest quun bransle plus languissant ».
Contester limmuabilité des savoirs tolérés par les théocrates, cest sexposer au bûcher, à la relégation, à la censure, à la persécution, à la fatwa, à lexil, à léchafaud, à la torture, à lexcommunication, à lautodafé, à lemprisonnement, à linfamie, à lInquisition, à la mort, à linjure, à la menace, et, si lon suit les demandes des plaintes qui émanent dactuelles associations religieuses catholiques et musulmanes, à la condamnation devant la 17éme chambre correctionnelle.
Nous qui ne sommes que des chercheurs pacifiques de notre bonheur et de notre liberté, qui nous référons à des penseurs dont les noms sont aujourdhui célébrés tels celui de Spinoza, un des points culminants dans la lignée des penseurs de libertés mais dont les idées ravivent encore la braise des vieux bûchers, nous qui ne voulons le malheur de personne, nous revendiquons le droit au blasphème parce que, sans lui, la Terre ne tournerait pas autour du Soleil, et lon continuerait à soigner les névroses au fer rouge.
Considérer une chose comme sacrée est un problème personnel. Cela na rien à voir avec le légal ou lillégal, qui est un problème collectif. Cest à la polémique, au dialogue, au débat, à la force de lintelligence de disputer la question du sacré, non à la loi, sauf à renoncer à la laïcité démocratique.
Les blasphémateurs daujourdhui sont, par exemple, ceux qui font des recherches sur les cellules souches, et qui guériront demain des fléaux que les obscurantismes considèrent comme des châtiments sacrés de Dieu. La réaction quils suscitent en France est moyenâgeuse. Saint Dominique nest pas mort. Ce sont aussi des artistes et des philosophes. Il yen aura toujours. Les prêtres auront beau faire colmater les fenêtres, interdire lélectricité, poser des verrous, rien ny ferra.
Nous ne sommes daccord avec eux que sur un seul point. Il ya quelque chose en nous qui nous dépasse. Cest sur la nature de ce qui nous dépasse que nous sommes en conflit. Pour eux, cest un dieu qui pense à notre place un destin selon sa volonté. Pour nous cest le désir dexpérimenter lintensité de vivre, malgré les deux néants qui bordent lexistence. Les dieux sont mortels. Isis, Jupiter, Amon lont prouvé. Le désir, lui, est éternel. Prenons garde à ceux qui, au prétexte de dénoncer une crise dautorité, réclament un retour à une discipline transcendante. Cest leur haine de la mutation du statut des femmes, des homosexuels, de la remise en question dune société fondée sur la domination masculine qui les fait vitupérer lépoque.
Cette effervescence antiblasphématoire se prétend une saine réaction à la crise de lautorité. En réalité, elle nest que le signe dune crise de lintelligence, ce qui est beaucoup plus grave et plus compliqué, puisque ce sont ceux qui la dénonce qui en sont les pires symptômes.
Pour mémoire, et pour refuser le découragement, donc, ce hors série, dont on espère quil joindra lutile de réveiller le désir de penser librement à lagréable de la distraction de qualité.
Philipe Val
Editorial du Hors Série Charlie Hebdo N° 20 « Charlie Blasphème »