S'il a le souci obsédant de son image, il veut aussi une réussite personnelle. Il s'astreint à une autodiscipline exigeante et veut gravir les échelons de l'écriture par paliers. Ses écrits alimentaires (près de 250 romans sous 27 pseudonymes différents) sont les préalables à la rédaction des romans "purs". Il s'adapte à tous les genres : roman sentimental, roman leste, roman policier, roman d'aventure. Sous patronyme, il adopte une autre écriture. Dans ses manuscrits, il dépouille, il enlève. Malgré ses soustractions, il parvient à créer ses intrigues comme les romanciers du XIXe siècle mais en utilisant des mots-matière à forte charge émotionnelle. Il renvoie au concret. Simenon croit que les mots masquent ou faussent la vérité plus qu'il ne la livrent. Ses héros ne disposeront donc que d'un milliers de termes. Lui-même en utilisera à peine davantage pour bâtir ses deux cent dic romans. Et, pour l'uvre parlée comme pour l'uvre écrite, il choisit le vocabulaire le plus concret, s'obstinant à cheminer à ras de terre en quête de ses semblables. Simenon, qui ne croit à rien, croit à la puissance explosive des mots. Il n'écrit pas "bien" au sens habituel. De deux mots, il choisit toujours le moindre, et s'il fait des phrases, c'est à peine s'il les enchaîne. Un point d'exclamation, un passage à la ligne, trois point de suspension et basta. Tout le contraire de cette littérature d'ébéniste à laquelle nous sommes habitués. Simenon écrit gros, mais juste.
Avec des mots simples, Simenon a essayé de peindre l'homme aux prises avec le destin et le faire sentir dans sa complexité. "Nous sommes un peu comme des éponges qui aspirons la vie sans le savoir et qui la rendons ensuite, transformée, sans connaître le travail d'alchimie qui s'est produit en nous" disait-il. Simenon parle à tous, avec une humanité et une simplicité sans égales. "Je ne suis pas le phénomène ou l'énigme qu'on voudrait; je suis simplement un artisan qui fait son travail". Il affirme ne pas hésiter à dire la vérité même si elle est crue. "J'aime mieux être critiqué, même être détesté, pour ce que je suis vraiment que d'être aimé ou admiré pour ce que je ne suis pas". C'est le miracle Simenon, tel qu'il nous enchante et lui assure une place unique dans la littérature de tous les temps : réussir, tout en étant soi-même écrivain et nourri de lectures, à décrire des gens qui ne lisent pas, qui n'ont pas les moyens de penser leur vie : mettre en roman la vie des non-romançables. L'uvre de Simenon est nourrie d'acteurs aux destins tragiques, tous conscients de leur médiocrité. Une kyrielle de ratés du bonheur qui sont de la même veine que les vies brisées de Tchekhov. La force de Simenon est de raconter simplement des choses d'une noirceur extrême.
Bien des membres de sa famille ressemblent aux futurs personnages de ses romans : la tante Anna, qui tient une buvette pour marinier, l'oncle Jean, épicier enrichi et brutal, sa propre mère, hantée par la peur de manquer. Les pensionnaires défilent chez eux, échantillons d'humanité qui peupleront peu à peu toute l'uvre du romancier.
Dans une interview au Magazine Littéraire en 1975, Simenon déclarait : "Le roman consiste à créer un groupe social quelconque, cinq ou six personnes, peu importe, autour d'un personnage central, et il ne reste plus à l'auteur qu'à se mettre dans la peau de ce personnage central." Simenon choisit pour personnages des êtres simples, peu évolués, car ce qui l'intéresse, chez l'homme ou la femme, ce sont les instincts de base, les préoccupations immédiates, d'argent, de sexe, de nourriture, les réactions spontanées aux problèmes de la vie quotidienne, quand elles ne sont pas faussées par l'éducation ou la culture. Pour les décrire correctement, le romancier doit vommencer par les vivre. "J'ai voulu vivre coûte que coûte toutes les vies possibles... J'ai horreur de l'observation. Il faut essayer, sentir. Avoir boxé, menti, j'allais écrire volé. Avoir tout fait, non à fond mais assez pour comprendre" (Lettre à Gide du 15 Janvier 1939).
"Il y a donc un style Simenon, comme il y a un style Empire. Il existe aussi un empire Simenon, beaucoup plus vaste que l'Empire de Napoléon ; contre quoi Moscovites ni Espagnols ne peuvent rien qu'imiter leur maître ; c'est une athmosphère irrespirable, mais devenue notre oxygène. Vous commencez à ressembler à votre portrait..." Notre géhenne des années soixante commence à ressembler au portrait préfiguré qu'en traça Simenon, il y a plus de trente années." (Paul Morand, de l'Académie Française)
Indépendant, solitaire, farouche, qui refuse tout embrigadement politique et sur un plan profond, humain, un conservateur, un réactionnaire, quelqu'un de très attaché à la terre et aux valeurs ancestrales. Tout dans son uvre et dans sa vie le montre.
Bien que, dans son uvre, les "romans durs" soient plus nombreux que les récits policiers, il passe essentiellement pour un auteur de romans policiers, romans qui témoignent d'une grande perspicacité psychologique et d'une connaissance approfondie de la nature humaine. Il renouvelle le genre et lui donne une valeur littéraire toujours plus grande. Il publie également des romans d'aventure et de murs qui ont pour toile de fond la ville ou un milieu social bien précis. Simenon compare le roman policier, qui a ses règles (un mort, un enquêteur, un assassin et une énigme), à des rampes d'escalier sur lesquelles on s'appuie. "Un roman policier est une fabrication, c'est de la semi-littérature. J'écrivais les Maigret en sifflotant, par amusement. Je pianotais". A ceux-là, il oppose les romans durs (qu'il appelait initialement les romans-romans) qui sont des romans sans rampes. Dans ces romans, dit-il, "je peux me permettre de dire la vérité sur mes personnages".
Colette, l'une de ses premières lectrices, lui avait dit : "Mon p'tit Sim, vous êtes trop littéraire. Supprimez la littérature et ça ira." Ennemi du "style", avare d'effets jusqu'à la platitude, Simenon se convainquit rapidement que moins, c'est plus. Il n'aimait pas se relire et corrigeait à peine ses "tapuscrits". Un livre chassait l'autre, "Maigret" et romans "durs", comme il disait, alternés avec boulimie. Les premiers pour se délasser et continuer à financer un train de vie de nabab. Les seconds pour gagner une considération que certains lui chipotent encore. Gide était béat d'admiration. Nimier y voit plus clair lorsqu'il affirme que le génie de Simenon est, en quelque sorte, d'avoir pris ses lecteurs pour personnages.
De tous les romanciers de son époque, Simenon est sûrement celui qui a écrit l'uvre la plus abondante, à la cadence hallucinante d'un roman tous les quatre mois. Une preuve de ses appétits de polygraphe, ses romans populaires, écrits sous les pseudonymes de Georges Sim, Christian Brülls ou Jean du Perry entre 1924 et 1934, tiennent en trois catégories différentes coulées dans le moule des collections populaires : le roman sentimental, avec ses personnages typés, ses intrigues à l'eau de rose où l'amour finit toujours par triompher d'obstacles divers (Le roman d'une dactylo, Cur de poupée,...) ; le roman léger, teinté de grivoiserie et d'un humour plutôt leste, au titre évocateur (Orgies bourgeoises, Étreintes passionnées,...) ; et enfin le roman d'aventure aux épisodes débridés et dont certains titres participent parfois d'une idéologie de type raciste (Le monstre blanc de la Terre de feu, Un drame au Pôle Sud,...). Ces romans populaires qui sont un peu boudés par les critiques, sont certes bâclés, rythme de production oblige) mais représentent le genèse de l'uvre à venir : malgré les stéréotypes inévitables, y compris les clichés raciaux, on voit apparaître bon nombre de personnages, mais aussi des thèmes récurrents aussi importants que la solitude, la culpabilité ou encore la fatalité. Simenon n'a jamais renié cette grande production et les publications destinées à un public choisi car elle lui a permis de faire ses gammes et d'acquérir le sens de la composition, la maîtrise des dialogues, l'efficacité narrative et le goût de l'évocation concrète car, si bête que soit un roman populaire, il doit être construit et même plus solidement qu'un roman littéraire. Les personnages y sont nombreux et l'action très variée. Il faut sans cesse introduire des événements. C'est d'ailleurs à cette époque que le personnage de Maigret prend forme peu à peu, jusqu'à sa mise au monde définitive dans "La maison de l'inquiétude" en 1929. Ce succès de feuilletoniste lui permet de fréquenter le Tout-Paris des années folles, de passer ses loisirs en ripailles, voire en orgies avec ses amis peintres notamment et à produire à un rythme effréné.
Cette grande et régulière fécondité n'a toutefois jamais nui à la qualité de l'uvre. Il écrivait beaucoup et disait : "Si j'avais à choisir, je n'écrirais pas avec un crayon mais avec un burin". Il voyageait aussi beaucoup et disait : "J'étais à la recherche de l'homme; l'homme, c'est chez la femme que je l'ai trouvé". La profonde originalité de Simenon tient à sa capacité d'utiliser des mots simples et à ne recourir qu'à un minimum de moyens pour composer un univers profondément humain et sensible qui entre dans la psychologie des humbles, des "petites gens" dont il était lui-même issu et qu'il décrit le plus souvent broyés par un destin qui les dépasse.
Il en a eu marre d'être appelé "M. Atmosphère", même si cela confirme le fait que les gens ont été attentifs au climat particulier de ses romans. Il raconte les gestes de ses personnages comme un écrivain béhavioriste. Ces derniers ont une relation au monde qui passe par le domaine corporel. Ils sont éblouis par les couleurs d'un paysage, ils s'évanouissent à cause d'une odeur. Trois mots pour créer une atmosphère, et vous voilà transporté dans un autre univers. Simenon excelle à composer un cadre, à créer une athmosphère, avec deux ou trois éléments : le crachin, le grincement d'une poulie, le pas d'un promeneur. En quelques mots, tout un monde devient réel, prend sens et matière. Le lecteur avance dans les ténèbres et découvre un déchirement, un amour quin'ose pas se révéler... Tout est en demi-teinte. L'auteur se garde bien d'expliquer ses personnages et de démonter devant son lecteur les rouages d'un mécanisme psychologique. Il se contente de donner des renseignements, des indications, des repères. Cette économie de moyens permet au lecteur de créer lui-même le personnage ou le décor, de combler les vides avec son propre imaginaire Une poésie particulière peut alors naître de la plus grande platitude. Simenon a délibérément choisi le style le plus neutre et le plus efficace, le moins encombré d'effet littéraires. Il y a là, de la part de l'auteur, une remarquable discrétion. Maître absolu de sa création romanesque et de ses créatures, il s'applique à ne pas abuser de sa toute puissance. Il disait d'ailleurs : "Moins on est intelligent, plus on a de chance d'être romancier. Sinon, on écrit des thèses". Simenon a bâti un univers d'une extraordinaire authenticité, en prise directe sur la condition humaine. Bien plus profondément, les personnages représentent l'humanité "moyenne", cette humanité que Simenon a si bien su évoquer dans tous ses livres, pleine de désirs refoulés, qui ne sont exprimés au grand jour que dans les romans : "un personnage de roman", a dit Simenon, "c'est n'importe qui dans la rue, mais qui va jusqu'au bout de lui-même". Il apparaît clairement que l'enjeu majeur de cette uvre réside dans la conquête d'une identité et dans la réintégration des personnages dans les champs familial, social ou géographique. En somme, dans la nécessité de trouver sa "place" dans l'univers, le personnage de Simenon n'est que rarement maître de sa destinée. Tout au plus s'empresse-t-il, avec les moyens du bord, d'accomplir le rôle social que la société lui a attribué.
Le décorest à la base du système Maigret. En cela Simenon s'inscrit dans un grand courant de la littérature naturaliste. Il y a du Zola chez lui. Comme chez l'auteur de Nana, le destin de ses personnages s'enracine dans une géographie précise et extrêmement documentée. Ainsi chaque Maigret est l'exploration quasi-documentaire d'un milieu déterminé qui possède ses frontières, ses règles de survie et son opacité propres. Encore fallait-il trouver l'instrument, le véhicule approprié pour en approcher et en pénétrer les arcanes. Cet instrument, c'est le commissaire Maigret
Le fameux commissaire Maigret est le plus illustre représentant de cet univers simenonien et probablement le plus typique. "Je ne suis pas intelligent, je suis un instinctif, je ne suis pas un intellectuel. Je n'ai jamais pensé un roman, j'ai senti un roman. Je n'ai jamais pensé un personnage, j'ai senti un personnage. Je n'ai jamais inventé une situation, la situation est venue lorsque j'écrivais".
Comparé aux plus grands, Simenon est malgré tout un auteur populaire, facile à lire, qui ne s'est préoccupé ni de questions formellles ni du renouveau des lettres. Il n'est ni Proust ni Dostoïevski. Largement adaptée au cinéma et à la télévision, traduite en cinquante-cinq langues, vendue à quelque cinq cent cinquante millions d'exemplaires, cette uvre majeure n'en pose pas moins un problème à l'institution littéraire. Malgré celà, grâce à la sureté de son art et aux pouvoirs de son imagination, il a forçé l'admiration des plus grands comme Henry Miller, Max Jacob, Marcle Aymé, François Mauriac ou André Gide, dont chacun connaît la sentence fameuse : "Simenon est le plus grand romancier de tous, le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature". Sa rapidité d'écriture, l'immensité de sa production, son succès mondial et son parcours de romancier populaire ayant investi la grande littérature ne correspondent pas à l'image traditionnelle de l'écrivain telle que nous les présentent les instances de reconnaissance critiques. Cette mise sous hypnose en appelle, comme le notait Gide dans son journal, à une sensation, celle de la plongée. Tout est en quelque sorte prévu pour se trouver en terrain familier, au fur et à mesure de la descente dans l'abîme consolateur, le livre, par on ne sait quel miracle, éveille les sensations jusqu'à faire partager une impression d'intimité émotionnelle. Cette capacité de produire de l'intimité compte sans nul doute parmi les raisons de son succès, au même titre que sa connaissance intime de l'homme du XXe siècle, qui lui a permis de mettre en scène et d'exorciser ses frustrations et ses désirs les plus élémentaires au moyen d'une langue dénuée d'effets spectaculaires, première garante de son authenticité.